Les médias marocains indépendants mis sous pression par le gouvernement
CASABLANCA, Maroc – Mohamed Ezzouak, fils d’un ouvrier marocain émigré en France et d’une mère au foyer, a grandi avec l’envie de retourner au Maroc, qu’il a quitté à l’âge de 2 ans.
Quand il était plus jeune, il a décroché un emploi qui ferait envie à de nombreux Marocains : consultant en affaires en France. Mais sa passion, c’était la politique et les médias dans son pays d’origine.
« Au lycée, je voulais en savoir toujours plus sur mon identité et le patrimoine historique du Maroc », se souvient Ezzouak, 40 ans, l’aîné de six enfants. « De là est né un rêve assez fou... faire ma vie au Maroc ».
Sans consignes ni réserves particulières, il a lancé à lui tout seul un site web d’information, exutoire à sa frustration à l’égard des hommes politiques de son pays. Seize ans plus tard, il déménageait son entreprise au Maroc.
Le site – Yabiladi – compte aujourd’hui six journalistes à plein temps. Ses pages reçoivent plus de six millions de visites par mois, et s’avèrent particulièrement populaires auprès de la diaspora marocaine.
Pourtant, Yabiladi (Oh mon pays) ainsi que des centaines d’autres sites d’information, risquent la fermeture en vertu d’une nouvelle loi sur les médias, qui soumet à conditions l’obtention d’une licence. Les opposants à cette nouvelle loi prétendent qu’elle restreint la liberté d’expression et entrave les publications critiques envers le gouvernement, au prétexte de rendre le journalisme « plus professionnel ».
« Sherif Mansour – coordinateur du programme Moyen-Orient et Afrique du Nord du Comité pour la protection des journalistes (basé à New York) – dans un commentaire adressé par mail, considère que c’est « encore un signe du spectaculaire recul de la liberté de la presse au Maroc. « La loi limite la liberté des journalistes en ligne et impose de nombreuses restrictions au lancement de nouveaux médias en ligne. Le Maroc rejoint les nombreux gouvernements dans le monde, qui voient en Internet un ennemi, un obstacle à leurs tentatives de mise sous tutelle de l’information », constate-t-il encore.
Le paysage médiatique marocain
Selon un rapport de Freedom House datant de 2016, le Maroc est coutumier d’une étroite surveillance de la couverture médiatique. Les organes de presse qui suivent les récits approuvés par le gouvernement – et dont la plupart bénéficie de subventions gouvernementales – ont la faveur des annonceurs. En revanche, ceux qui tiennent à promouvoir un récit indépendant ne reçoivent guère de soutien de la part des autorités.
En même temps, les journalistes qui s’expriment trop franchement sur des sujets tabous sont condamnés à de lourdes amendes ou à des peines de prison.
La nouvelle loi stipule que le directeur d’un média en ligne doit détenir une carte de presse – certification précédemment non obligatoire pour les médias en ligne.
Lors d’une déclaration, le ministère de la Communication a qualifié ces réformes d’« étape essentielle à la consolidation du processus démocratique et des fondements de l’État de droit ».
Entre-temps, d’autres responsables gouvernementaux ont estimé que la loi accroît les libertés de la presse, puisqu’elle supprime la peine de prison pour les journalistes critiques envers le gouvernement – même si le code pénal punit toujours les discours non violents.
D’autres partisans de la nouvelle loi ont déclaré qu’elle éliminerait les fake news, répandues par des amateurs et ceux qui ont un intérêt particulier à défendre.
Achraf Tribak, directeur du centre de recherche Hespress à Rabat (troisième site web le plus visité au Maroc), estime que beaucoup de gens pratiquent le journalisme comme un hobby. Résultat : des articles de mauvaise qualité et pléthore de « fausses nouvelles ».
Selon lui, les récentes lois sur l’octroi de licences sont indispensables : elles sont la garantie de journalistes suffisamment éduqués, expérimentés, et percevant un revenu leur permettant d’exercer de façon professionnelle.
Hespress a toujours reçu des fonds du gouvernement, mais M. Tribak affirme que cela ne l’a pas empêché de critiquer certaines mesures gouvernementales. Hespress n’a eu aucun problème à obtenir la certification, même après l’adoption de la nouvelle législation.
D’après Ezzouak, ces nouvelles exigences risquent de nuire aux petits sites d’information et aux journalistes citoyens – qui se montrent globalement plus critiques envers les responsables du pays.
Des exigences difficiles à remplir
En vertu de la nouvelle loi, les organes d’information en ligne sont tenus de prouver que le rédacteur en chef détient une carte de presse, faute de quoi le site web sera fermé.
Cependant, pour obtenir cette carte, les journalistes doivent être titulaires d’un diplôme dans un domaine lié au journalisme, avoir trois ans d'expérience, et prouver qu'ils travaillent pour un « organe de presse reconnu légitime ». Or, les sites web ne sont pas considérés comme des organes d’information légitimes.
Les sites en ligne avaient jusqu’en août dernier pour se mettre en conformité. Nombreux sont ceux qui n’y sont toujours pas parvenu. Ezzouak sollicite depuis longtemps le ministère des Communications pour recevoir sa carte de presse et la certification d’Yabiladi… en vain, à ce jour.
Ezzouak ne peut se targuer d’une formation de journaliste, mais il soutient que n’importe qui devrait être autorisé à faire profession de cette activité...
« En matière de journalisme, le diplôme ne fait pas tout », explique-t-il à Middle East Eye, dans son bureau du quartier des affaires de Casablanca. « N’empêche que la majorité des journalistes de Yabiladi sont diplômés en journalisme ».
De plus, pour obtenir des cartes de presse pour leurs journalistes, les organes de presse en ligne doivent prouver qu’ils leur versent un salaire mensuel d’au moins 5 800 dirhams (640 dollars) – coût presque prohibitif pour certains petits sites Web.
« Tentative de contrôle »
Depuis le printemps arabe, le Maroc a connu une forte augmentation des flux d’informations en ligne.
Avant la publication du nouveau code de la presse, il n’existait aucun cadre juridique réglementant le volume, effectivement énorme, de l’information en ligne.
Le nombre d’internautes est passé à 58 % en 2017 – augmentation de plus de 10 % depuis 2011 : les opposants à la loi y voient donc une tentative gouvernementale (et ce n’est pas la seule) de s’en prendre aux journalistes et aux militants.
Selon Maâti Monjib, professeur d’histoire à l’Université Mohammed V de Rabat, la nouvelle loi est l’une des nombreuses tentatives du gouvernement de contrôler l’information sur le web.
« Le gouvernement voit d’un très mauvais œil [cette absence de contrôle], parce que la vérité a alors toute liberté d’être lue en ligne », note-t-il.
Selon le rapport « Freedom on the Net » publié en 2016 par Freedom House (organe basé aux États-Unis), les autorités marocaines ont l’habitude de recourir à « des moyens divers et variés pour limiter les contenus en ligne et violer les droits des utilisateurs ». Cela comprend entre autres : exigence d’autocensure, poursuites judiciaires contre d’éminents journalistes et pressions sur les annonceurs pour qu’ils retirent leurs publicités.
Répression contre les journalistes
Au classement du World Press Freedom Index, le Maroc arrive 133e sur 180 (classement établi par Reporters sans frontières).
Le Maroc a été critiqué pour le traitement réservé aux journalistes et militants impliqués dans le mouvement de protestation, le hirak, déclenché en octobre 2016 par la mort d'un vendeur de poisson dans le Rif.
Le New York Times a publié en septembre un édito appelant le Maroc à prendre en compte les revendications de sa population et à retirer ses forces de sécurité. RSF a condamné les autorités pour « obstruction délibérée à l’encontre des journalistes marocains et étrangers qui tentent de couvrir les troubles ».
Selon RSF, de nombreux militants et journalistes de renom ont été incarcérés, dont Hamid al-Mahdaoui, rédacteur en chef de Badil.info, et des journalistes citoyens comme Mohamed al-Asrihi et Jawad al-Sabiry (Rif 24), ainsi que Houssein al-Idrissi (Rif Press).
Le journaliste d'investigation Omar Radi, âgé de 31 ans, a également été arrêté à l’époque. Il affirme avoir été placé plusieurs fois en détention, à des fins d’intimidation.
« Ils m’en voulaient. Leur intention était de me montrer qu’ils en avaient après moi », confie-t-il à Middle East Eye. Il était en train de parler avec ses sources à Al Hoceima – la ville où est née le hirak – quand les autorités l’ont placé en garde à vue pour un soi-disant délit d’ébriété sur un lieu public.
Depuis un an, Omar Radi et un collègue tentent de lancer un site d’information et d'investigations indépendant, Bidoon, mais aucun des deux ne possède de carte de presse. Le jeune journaliste a présenté deux demandes, mais l’autorisation lui a été refusée, sans aucune explication.
« Il est important de désobéir à une loi pareille », souligne-t-il, bien décidé à continuer ses publications, même sans obtention d’une carte de presse.
Malgré tant d’incertitudes, Mohamed Ezzouak reste optimiste quant à la certification de Yabiladi. Sa vraie préoccupation, poursuit-il, concerne les blogueurs et les citoyens journalistes, qui risquent d’être réduits au silence.
« Je pense que nous pouvons parvenir au pluralisme, c’est même indispensable. Je ne suis ni journaliste militant, ni citoyen journaliste, ni blogueur mais je pense que nous devons permettre à ces catégories de parler de leurs problèmes dans des vidéos et dans la presse en ligne », assure-t-il. « Il est de notre devoir de prendre des risques, par amour pour ce pays, par amour du peuple marocain, et parce que nous voulons contribuer au changement dans ce pays. »
Lara Korte a passé plusieurs mois au Maroc dans le cadre d’un stage à l’étranger du SIT Study Abroad program et a écrit cet article en association avec Round Earth Media.
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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