Les rabbins refusent à un juif sur dix le droit de se marier en Israël
JÉRUSALEM – Plus d’un juif israélien sur dix ne peut pas se marier légalement dans son propre pays, ont appris les députés israéliens mi-janvier, alors que les autorités religieuses d’Israël rencontrent une opposition croissante contre leurs pouvoirs étendus.
Les militants pour la liberté religieuse en Israël ont présenté des données montrant qu’environ 660 000 juifs israéliens se sont vu refuser le droit de se marier. Plus de la moitié (364 000) sont des immigrants de l’ancienne Union soviétique dont la judéité n’est pas officiellement reconnue.
Selon les chiffres officiels, la population juive d’Israël s’élève à environ 6,3 millions de personnes.
Le Grand-Rabbinat, l’autorité religieuse suprême d’Israël pour la population juive, exerce un contrôle exclusif sur tout un éventail de questions personnelles, notamment la conversion, le mariage et le divorce.
Il limite également les heures d’ouverture des entreprises et l’exploitation des transports publics le jour du shabbat (le jour de repos juif) et ses inspecteurs contrôlent la production alimentaire grâce à la délivrance de certificats « casher ».
Uri Regev, un rabbin qui dirige Hiddush, une organisation qui promeut le pluralisme religieux et qui a présenté ces statistiques au Parlement, a déclaré que les Israéliens en avaient assez d’être « enchaînés » au Grand-Rabbinat.
« Non seulement le monopole du rabbinat porte atteinte à la liberté de religion des Israéliens, mais il amène de plus en plus le grand public à éprouver du ressentiment, voire de la haine, envers le judaïsme », a-t-il indiqué à Middle East Eye.
Le rabbinat représente un mouvement strict du judaïsme connu comme l’orthodoxie. D’autres tendances plus libérales au sein du judaïsme n’ont aucun statut officiel.
Cependant, Regev a affirmé que le rabbinat est devenu plus extrême car les derniers grands rabbins proviennent du mouvement ultra-orthodoxe fondamentaliste (ou haredim). Ils se distinguent par le port de couvre-chefs et de vestes noirs basés sur les codes vestimentaires de l’Europe du XVIIIe siècle.
« La tête dans le sable »
Ofer Cornfeld, chef de Havaya, une organisation qui procède à des mariages civils en Israël, a déclaré : « Le Grand-Rabbinat est coincé dans une vision du monde d’il y a 200 ans, lorsqu’être juif n’était qu’une identité religieuse.
« Toutefois, la réalité en Israël aujourd’hui est différente. Beaucoup de juifs ici ont une identité laïque très forte », a-t-il expliqué à MEE. « Les rabbins pensent qu’ils peuvent continuer à s’enterrer la tête dans le sable, mais ils ont tort. »
Selon une carte mondiale des droits au mariage réalisée par Hiddush, la politique d’Israël équivaut à celle de pays comme l’Arabie saoudite, l’Afghanistan et la Corée du Nord.
Les problèmes auxquels sont confrontés ceux qui sont privés du droit de se marier ont tant augmenté au cours des dernières années qu’un mariage sur cinq est réalisé à l’étranger, en général à Chypre ou à Prague, a rapporté Cornfeld.
Israël reconnaît les mariages à l’étranger au retour du couple.
En vertu d’une loi adoptée en 2013, les couples juifs qui organisent une cérémonie en Israël n’ayant pas été approuvée par le rabbinat risquent une peine d’emprisonnement de deux ans, tout comme ceux qui officient.
Aliza Lavie, membre du Parlement qui a organisé la réunion de présentation du rapport, a déclaré : « Israël est le seul pays au monde qui met les gens en prison pour avoir installé un dais nuptial et procédé à une cérémonie de mariage. »
Ceux qui cherchent à se convertir – souvent en amont du mariage – rencontrent également de graves obstacles de la part du rabbinat. Les convertis sont tenus d’adhérer à un mode de vie strictement orthodoxe, de sorte que seuls quelques centaines remplissent les conditions requises chaque année.
Même pour ceux qui se marient civilement à l’étranger, les tribunaux rabbiniques conservent une compétence exclusive en cas de divorce ultérieur, a ajouté Cornfeld.
Décourager l’assimilation
Les pouvoirs du rabbinat sont issus du système de millet de l’Empire ottoman, qui donnait aux autorités religieuses de chaque groupe confessionnel le contrôle total des problèmes personnels comme le mariage. Israël a donné un statut juridique au système de millet lors de sa création en 1948. Aucune institution civile n’a été créée en parallèle.
Les citoyens israéliens étant affectés chacun à une identité religieuse (le plus souvent juive, musulmane, chrétienne ou druze), cela rend les mariages mixtes pratiquement impossible à moins que l’une des parties puisse se convertir.
Les chercheurs ont fait valoir que le système confessionnel a aidé les Ottomans à appliquer la politique du « diviser pour mieux régner » dans tout leur empire.
En Israël, ce système semble avoir été adopté en partie pour décourager l’« assimilation » – par crainte que les juifs n’épousent des non-juifs, en particulier des membres de la minorité palestinienne, qui constitue un cinquième de la population.
Caroline Landsmann, chroniqueuse pour le quotidien Haaretz, a écrit : « Alors que les juifs laïcs ont été chargés de garder les frontières physiques de l’État à travers le service militaire, la garde des frontières de l’identité de l’État a été remise entre les mains des ultra-orthodoxes. »
Cependant, le Grand-Rabbinat s’inquiète de l’affaiblissement du caractère juif d’Israël par une interprétation libérale de qui compte en tant que juif, a déclaré Seth Farber, un rabbin orthodoxe qui dirige Itim, une organisation qui aide les immigrants dans leurs luttes avec le rabbinat.
Les « intouchables » juifs
La crise du mariage à laquelle sont confrontés des centaines de milliers d’Israéliens est une conséquence de l’onde de choc suscitée par l’arrivée de centaines de milliers d’immigrants de l’ex-Union soviétique dans les années 1990.
Ces nouveaux arrivants ont été acceptés aux termes de la loi du retour, une loi qui permet à quiconque disposant d’un grand-parent juif de revendiquer la citoyenneté israélienne et d’amener avec lui sa famille immédiate.
Cependant, le rabbinat orthodoxe repose sur les enseignements rabbiniques traditionnels, connus sous le nom halakha, qui ne reconnaît comme juif seulement celui qui peut prouver qu’il a une mère juive.
En conséquence, quelque 360 000 de ces immigrants ont été étiquetés comme « sans religion », rendant impossible tout mariage en Israël.
« Cela crée une crise sociale », a affirmé Cornfeld. « Israël définit les identités religieuses et nationales de ses citoyens sans les consulter. Ils n’ont pas leur mot à dire sur la question. »
Parmi ceux à qui le droit au mariage est également refusé en Israël figurent : 13 000 juifs dont les conversions à l’étranger sont rejetées par le rabbinat ; 80 000 cohanim, descendants d’une caste sacerdotale juive qui ne sont pas autorisés à épouser des converties ou des divorcées ; et 284 000 personnes LGBT.
Il y a en outre 5 000 Israéliens classés comme équivalant aux « intouchables ». L’année dernière, il est apparu que les tribunaux rabbiniques gardaient une « liste noire » des femmes qu’ils n’autoriseraient pas à se marier ou à se remarier après un divorce, en raison d’une évaluation de leurs antécédents sexuels.
Les rabbins exercent également un contrôle sur les autres droits liés au mariage, comme le droit de garde. Dans une affaire très médiatisée en 2014, une mère s’est vue refuser tout contact avec ses enfants après avoir entamé une relation lesbienne. Les rabbins ont jugé qu’un contact causerait un « préjudice psychologique irréversible » aux enfants.
Dans tous les cas, la cour suprême laïque a refusé d’intervenir, craignant apparemment de provoquer une rupture avec l’opinion publique religieuse d’Israël.
Des contrôles humiliants
Selon les chiffres de Hiddush, 400 000 Israéliens supplémentaires peuvent se voir imposer des restrictions sur le mariage, même s’ils n’en sont pas purement et simplement privés.
Cornfeld a rapporté que le rabbinat a effectué des contrôles intrusifs sur les antécédents personnels et familiaux des couples pour prouver leur judéité. Cela peut comprendre des enquêtes afin de déterminer si une grand-mère maternelle parlait yiddish ou a été enterrée dans un cimetière juif.
Certains couples peuvent également être tenus de fournir des témoignages de rabbins de l’étranger confirmant leur judéité.
« Pour certains couples qui sont juifs [selon la halakha], ces contrôles peuvent prendre des mois ou des années et beaucoup ne sont pas prêts à subir ces retards et cette humiliation », a commenté Cornfeld.
Face à ces obstacles, a-t-il ajouté, de nombreux couples ont préféré se marier à l’étranger ou vivre en concubinage : « La nouvelle tendance est au concubinage. Si vous ne voulez pas que le Grand-Rabbinat s’immisce dans votre vie, c’est le seul moyen. »
Seth Farber, d’Itim, a rapporté à MEE que les autorités religieuses avaient fait obstruction à ses efforts pour rendre leurs procédures plus transparentes.
À six reprises au cours des deux dernières années, a-t-il dit, le rabbinat n’avait pas accédé à sa requête concernant une liste des rabbins à l’étranger dont les témoignages sont acceptés pour déterminer si un immigrant est juif.
Sans un tel témoignage, les immigrants ne peuvent pas se marier ou être enterrés dans un cimetière juif.
Ce mois-ci, la Cour suprême israélienne a ordonné au rabbinat de produire cette liste dans les prochains mois. La juge Nava Ben-Or a dit être « choquée » par le comportement du rabbinat. « J’ai honte que, dans un État qui fonctionne, ces informations ne puissent pas être fournies. C’est un scandale sans précédent », a-t-elle déclaré.
Daniel Bar, un porte-parole du Grand-Rabbinat, a répondu à MEE que ces critiques étaient injustifiées. « Le mariage est une question religieuse – c’est la loi en Israël. Il n’y a rien de plus à dire à ce sujet. »
Opposition du public
Michal Reshef, avocate, s’est mariée lors d’une cérémonie non reconnue organisée par Havaya en décembre dernier. Elle et son mari américain, Benjamin, se sont vus refuser un mariage officiel en Israël parce qu’il n’est pas juif.
Le statut matrimonial du couple ne sera reconnu qu’au printemps lors de leur retour d’un second mariage aux États-Unis.
« Il était important pour moi de me marier en Israël », a-t-elle confié à MEE. « Le centre de nos vies est Israël mais nous avons dû aller aux États-Unis pour nous marier, cela n’a aucun sens. Cela ne devrait pas être comme ça – on devrait avoir le choix. »
De récents sondages montrent que la plupart des juifs israéliens sont d’accord.
Dans un sondage de mai dernier, quatre juifs israéliens laïcs sur cinq ont dit qu’ils refuseraient un mariage orthodoxe s’ils le pouvaient, contre deux tiers des répondants deux ans plus tôt.
Une autre enquête, en septembre dernier, a révélé que 64 % de tous les Israéliens souhaitaient la possibilité de mariages civils.
Environ 95 % des juifs laïcs n’étaient pas satisfaits du rabbinat, s’opposant à son monopole sur le mariage et le divorce, ses restrictions concernant le shabbat et son refus de reconnaître les conversions par les rabbins conservateurs et réformés.
La réforme, un mouvement progressiste, est le courant le plus populaire du judaïsme aux États-Unis, mais n’a pas de reconnaissance officielle en Israël.
Le nombre d’Israéliens religieux rejetant l’orthodoxie a fortement progressé ces dernières années ; 7 % d’entre eux déclarant maintenant appartenir aux mouvements conservateurs et réformés
Les mains liées
Malgré l’opinion publique se retournant contre le Grand-Rabbinat, le Parlement israélien a invalidé une série de projets de loi d’union civile qui aurait permis le mariage civil – dernièrement en juillet dernier.
Néanmoins, relève Regev de Hiddush, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou éprouve des difficultés croissantes à ignorer l’opinion publique en Israël, ainsi que les critiques grandissantes des communautés juives à l’étranger, en particulier aux États-Unis.
Netanyahou a été contraint de s’excuser l’an dernier après que son ministre des Services religieux, David Azoulay, a remis en cause la judéité de centaines de milliers de juifs réformés.
En novembre, le Premier ministre a promis de renforcer les mouvements conservateurs et réformés en Israël.
Menacé d’une intervention de la Cour suprême, le gouvernement a également décidé il y a deux ans d’engager quelques rabbins réformés, bien que leurs salaires soient payés par le ministère de la Culture plutôt que celui des Services religieux.
Les critiques ont mis en doute la capacité de Netanyahou à procéder à des changements plus substantiels. Selon eux, les deux partis ultra-orthodoxes (Shas et Judaïsme unifié de la Torah) que Netanyahou a fait entrer dans la coalition après les élections générales de l’an dernier lui ont lié les mains.
« Les partis religieux sont les faiseurs de roi dans chaque coalition entre la gauche et la droite, ce qui leur donne le pouvoir de faire taire l’opposition sur ce qui compte le plus pour eux », a expliqué à MEE Tomer Persico, chercheur sur les affaires religieuses à l’Institut Shalom Hartman de Jérusalem.
Corruption croissante
Persico a indiqué que la population laïque en Israël en particulier est de plus en plus exaspérée par le comportement du Grand-Rabbinat, non seulement en raison de son abus de pouvoir, mais aussi du sentiment qu’il perpétue un système de corruption et de népotisme.
« Le rabbinat veut conserver son statut, sa compétence, ses budgets et ses pouvoirs », a-t-il affirmé.
Yizhar Hess, chef du mouvement conservateur en Israël, a estimé que le Grand-Rabbinat reçoit plus d’un milliard de dollars chaque année puisé dans le budget de l’État pour administrer ses écoles religieuses, ses tribunaux et ses conseils rabbiniques locaux.
L’année dernière, un groupe de rabbins orthodoxes, dirigé par David Stav, a mis en place un tribunal de conversion alternatif. Bien que ses conversions ne soient pas reconnues, le fait que cette action soit venue de l’intérieur de la communauté orthodoxe est considéré comme un défi majeur au monopole historique du rabbinat.
Signe de l’importance des enjeux, la police a doté Stav de gardes du corps après qu’il a reçu des menaces de mort.
Farber a indiqué que le rabbinat était confronté à une « révolte » provenant non seulement des laïcs et des mouvements juifs progressistes, mais aussi de ses propres rangs.
Persico abonde dans son sens. « Le rabbinat est obstiné et ne veut pas changer. En fin de compte, cela accélérera sa perte. »
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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