Les raisins de la colère : l’alcool de contrebande mortel qui inonde les rues d’Aden
TA’IZZ, Yémen – La ville portuaire d’Aden a été touchée par une série de décès liés à de l’alcool artisanal, lequel inonde la ville depuis qu’elle est passée sous le contrôle des forces soutenues par les Émirats arabes unis (EAU).
Des vins toxiques, qui contiendraient des substances mortelles telles que du kérosène, selon les médias locaux, ont tué au moins vingt personnes – dont Tumbaki, une personnalité populaire de la ville – tandis que des dizaines d’autres sont dans un état grave.
« Au cours de la semaine dernière, des dizaines de personnes se sont rendues dans les hôpitaux d’Aden souffrant des effets de vins toxiques. Au moins vingt personnes sont mortes à l’hôpital et d’autres à leur domicile », a déclaré à Middle East Eye un médecin du service de la santé d’Aden, s’exprimant sous couvert d’anonymat en raison de craintes pour sa sécurité.
« De nouveaux cas continuent d’arriver. D’autres étaient venus à l’hôpital avant, mais la majorité est arrivée au cours de la semaine dernière. »
Il a ajouté que la plupart des patients souffrant des effets de vins toxiques étaient arrivés à l’hôpital dans un état grave et que nombre d’entre eux étaient décédés, les médecins ayant été incapables de les sauver.
« J’espère que les autorités d’Aden chasseront les négociants en vin et les puniront, car ils tuent l’avenir d’Aden et de l’ensemble du pays »
- Un médecin d’Aden
À l’époque de la République démocratique populaire du Yémen, un État marxiste-léniniste laïc qui a existé entre 1967 et 1990, l’alcool était produit et consommé légalement dans le Sud.
Toutefois, lors de la réunification en 1990, le pays a adopté une Constitution fondée sur la charia. Toutes les usines de fabrication d’alcool ont donc été fermées et le commerce de l’alcool interdit.
Bien que de l’alcool ait été vendu dans certains établissements dédiés à Aden, ceux qui en buvaient avaient tendance à le faire en cachette et à l’abri du regard des autorités. Pourtant, au cours des trois dernières années, le commerce des boissons alcoolisées s’est développé.
« De nombreux jeunes sont alcooliques. Comme ils ne peuvent pas acheter de vin de grande qualité ni les vins importés en raison de leurs prix élevés, ils achètent donc des vins locaux pouvant entraîner la mort », a déclaré le médecin.
« J’espère que les autorités d’Aden chasseront les négociants en vin et les puniront, car ils tuent l’avenir d’Aden et de l’ensemble du pays. »
L’alcool ou la mort
Ghamdan, un pharmacien de la ville d’Aden, a rapporté que de nombreux jeunes se rendaient chaque jour dans sa pharmacie pour acheter de l’alcool modifié, un liquide médical à base d’éthanol, utilisé notamment par les médecins pour soigner les blessures.
« Nous ne pouvons pas ouvrir la pharmacie après 21 h car des hommes armés achètent de l’alcool modifié par la force et le boivent parce que c’est une sorte d’alcool », a-t-il déclaré à MEE. Certaines personnes ont menacé de me tuer si je ne leur donnais pas cette bouteille d’alcool, je n’avais donc pas d’autre choix que de la leur donner. Si je leur résiste, il n’y a personne pour me protéger. »
Le représentant de la police d’Aden dans le district de Sirah, Suhail Iskandar, a confirmé que son équipe avait établi un rapport avec la police d’Aden et ouvert une enquête judiciaire sur les vins dangereux.
« La police a enquêté jeudi auprès des parents et des amis des personnes empoisonnées dans le district de Sirah, et les résultats ont révélé que toutes les personnes empoisonnées étaient alcooliques », a déclaré Iskandar mercredi dernier sur le site Internet du ministère de l’Intérieur.
« Immédiatement, la police a commencé à chercher le vendeur de ces vins toxiques, mais nous avons été surpris de découvrir que le commerçant était décédé le même jour. » Le procureur Ali al-Awash a ordonné au responsable des poursuites à Aden « d’enquêter sur le décès de citoyens victimes de la consommation de substances inconnues et de charger le substitut du procureur de se rendre à l’hôpital et d’entendre les victimes », selon le journal Aden al-Ghad.
Les habitants d’Aden qui ne voient pas d’un bon œil la prolifération d’alcool – toxique ou non – ont accusé les services de sécurité de se rendre complices du commerce du vin dans la ville.
Sous la République démocratique populaire du Yémen, un État marxiste-léniniste laïc qui a existé entre 1967 et 1990, l’alcool était produit et consommé légalement dans le Sud
« La police ne veut pas lutter contre le commerce du vin, mais elle veut lutter contre le commerce des vins empoisonnés », a déclaré à MEE Hisham, un résident d’Aden.
« Tout le monde peut aller à Sirah et trouver des marchands de vin dispersés dans la région. La police les connaît indubitablement très bien, mais ils ne luttent pas contre eux car ils estiment que c’est une sorte de liberté. »
La loi yéménite stipule que « tout musulman adulte qui boit du vin doit subir 80 coups de fouet à titre de châtiment et que le commerçant est passible d’une peine d’emprisonnement maximale de trois ans ».
Cependant, les autorités n’ont jusqu’à présent arrêté aucun suspect derrière la vente de vins toxiques, même si des cas critiques continuent d’arriver dans les hôpitaux d’Aden.
Accusations d’immoralité
Des habitants conservateurs d’Aden ont exprimé leur inquiétude face à l’engouement pour l’alcool et d’autres tendances dans leur ville qui vont à l’encontre de la loi islamique.
Aqlan Zuraiqi, enseignant à Aden, a déclaré qu’un « marais d’immoralité » avait englouti la ville.
« Nous exigeons tous l’indépendance pour construire notre propre pays, mais les forces soutenues par les Émirats arabes unis qui contrôlent Aden ont mal interprété le concept d’indépendance et soutiennent l’immoralité dans le cadre de l’indépendance », a-t-il déclaré à MEE, faisant référence à la demande de longue date de nombreux habitants du sud du pays de recréer un Yémen du Sud indépendant.
« La destruction de la société et de sa morale est plus dangereuse que la destruction due aux batailles militaires »
- Aqlan Zuraiqi, enseignant à Aden
« Les forces soutenues par les EAU estiment que l’expansion des usines de vin est le premier signe d’indépendance, aussi ne combattent-elles pas les négociants en vin », a-t-il affirmé.
« Nous n’avons pas de problème avec le gouvernement et [le président exilé Abd Rabbo Mansour] Hadi, mais plutôt avec les forces du Sud qui nuisent à notre réputation. »
Tout en soutenant l’idée d’un Yémen du Sud indépendant, Zuraiqi est en désaccord avec certaines politiques de la République démocratique populaire du Yémen, dont la prolifération des usines de vin.
« Nous sommes musulmans et nous devrions adhérer aux préceptes de notre religion… personne ne peut arrêter la révolution contre l’immoralité », a ajouté Zuraiqi.
« Personne au Yémen n’est heureux d’apprendre que des vins empoisonnés tuent des gens, et que les autorités n’ont pas arrêté un seul commerçant de vin. »
Wael, un autre habitant de la ville, a comparé la propagation du vin à d’autres pratiques qu’il a qualifiées d’« immorales », telles que le viol, le vol et la prostitution.
« Je pense que les forces soutenues par les EAU mènent Aden vers le pire de son histoire, car nous n’avons pas entendu parler de forces accueillant l’immoralité dans le monde entier hormis à Aden », a déclaré Wael à MEE.
« J’étais contre le régime de [l’ancien président yéménite] Ali Abdallah Saleh, mais ceux qui ont récemment pris le contrôle d’Aden sont pires que le régime de Saleh, qui combattait l’immoralité dans tout le pays. »
Wael a appelé la coalition dirigée par les Saoudiens à aider Aden à chasser l’immoralité, affirmant que c’était plus important que toute autre question dans le contexte actuel.
« La coalition dirigée par les Saoudiens nous a aidés à combattre les Houthis mais a permis à des dizaines d’autres comportements nuisibles de se propager dans la société », a déclaré Wael.
« La destruction de la société et de sa morale est plus dangereuse que la destruction due aux batailles militaires. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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