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Les Turkmènes irakiens, entre le marteau et l'enclume

Douze ans après la chute de Saddam Hussein, les Turkmènes irakiens luttent toujours pour les droits et la survie de leur communauté
Les dirigeants turkmènes sont convaincus que l'autorisation de former leur propre force armée leur permettra d'obtenir la représentation politique et les droits qui leur font défaut selon eux (MEE/John Owens)

KIRKOUK, Irak – En 1991, tandis que la révolte grondait en Irak, les Turkmènes ont quitté leurs foyers et pris les armes, déterminés à partir en guerre contre les troupes d'élite de Saddam Hussein et à résister à sa campagne de génocide contre les minorités irakiennes.

Douze ans après la chute de Saddam Hussein, les Turkmènes irakiens luttent toujours pour les droits et la survie de leur communauté.

Considérés comme les descendants des administrateurs ottomans qui dirigeaient autrefois le monde arabe, et dotés de leur propre langage et de leur fière tradition, les Turkmènes ont longtemps lutté pour se faire une place au sein de la société irakienne moderne.

Comme bon nombre d'autres groupes minoritaires, les Turkmènes ont été victimes de la progression rapide de l'État islamique (EI) en Syrie et en Irak l'été dernier. La ligne de front entre les forces des peshmergas kurdes et l'EI traverse actuellement les terres ancestrales des Turkmènes, qui s'étendent de la Syrie à l'Iran. Tandis que Kirkouk a échappé au contrôle de l'EI, des villes à majorité turkmène telles que Tall Afar demeurent entre ses mains. La communauté turkmène ne peut que s'en remettre à la prière pour le salut de ses frères et sœurs dans ces villes.

Mais outre la ligne de front, les Turkmènes mènent également un autre combat, cette fois contre les Kurdes, aux côtés desquels ils s’étaient pourtant battus et étaient morts sous le régime de Saddam Hussein.

Plus tôt ce mois-ci, la Commission suprême de sauvetage turkmène (TRSC), un groupe activiste turkmène, a publié une déclaration condamnant les politiques discriminatoires du gouverneur kurde de Kirkouk qui auraient pour objectif de déraciner les Turkmènes de la ville. Alors qu'elle vit en Irak depuis plus d'un millénaire, la communauté se sent plus vulnérable que jamais.

Une poudrière

« Pour concrétiser leurs idées et obtenir les résultats qu'ils ambitionnent, je pense que les Kurdes sont prêts à attaquer les Turkmènes, les Arabes ou n'importe qui », a indiqué à Middle East Eye Sami Kolsuz, l'un des principaux membres du parti turkmène Hak.

« Les moments difficiles que nous avons vécus sous Saddam, la discrimination – l'impossibilité d'acheter une maison ou de trouver un emploi parce que nous étions Turkmènes – nous avons subi tout cela ensemble [avec les Kurdes] », a-t-il ajouté.

Selon lui, les Turkmènes ont été victimes de discriminations encore plus importantes de la part des Kurdes que lors de la campagne d'« arabisation » de Saddam Hussein à Kirkouk.

Ces griefs ont été mis en évidence par l'instabilité qui a régné l'année dernière.

Sami Kolsuz, membre du parti Hak, blâme le gouvernement pour avoir échoué à libérer les terres turkmènes qui sont toujours occupées par les forces de l'EI (MEE/John Owens)

Depuis que l'armée nationale irakienne a fui face à l'EI l'été dernier, la ville est fermement contrôlée par les peshmergas, ce qui engendre la colère de nombreux Turkmènes.

Kasim Kazanzi, membre du conseil municipal de Kirkouk et du Front turkmène irakien (FTI), a déclaré : « les Kurdes viennent du même pays que nous, mais cela ne signifie pas que lorsqu'ils viennent protéger la province de Kirkouk ils ont le droit d'en prendre le contrôle ». « Nous [avons sacrifié] 50 ou 60 martyrs à Ramadi. Cela ne signifie pas que la ville nous appartient. »

Les peshmergas contrôlent entièrement la ville, et même les Unités de mobilisation populaire (UMP) soutenues par le gouvernement ne peuvent apparemment pas y entrer.

Le commandant turkmène des UMP, Abdul Hussein, a toutefois minimisé les tensions entre les deux milices. « Nous entretenons de bonnes relations avec les peshmergas, nous ne nous plaignons pas », a-t-il affirmé.

« Nous sommes heureux mais nous n'avons pas besoin d'eux », a-t-il ajouté.

Abdul Hussein semblait serein quant à l'avenir de sa ville. « Si tous les problèmes [avec l'EI] sont résolus, tous retourneront [sur leurs terres d'avant 2014] et attendront de voir ce que les hommes politiques vont décider. Ce seront eux les responsables. »

Renad Mansour, chercheur spécialiste de l'Irak au centre de recherche Carnegie, estime que la faiblesse de Bagdad joue en faveur des intérêts géopolitiques d'Erbil.

« La politique globale du GRK [Gouvernement régional du Kurdistan] consiste à se poser en protecteur des minorités. Il s'agit du discours qu'ils cherchent à tenir, mais il est évident que le fait de considérer cela comme de l'altruisme pur serait sans compter sur le facteur géopolitique », a-t-il affirmé.

« Pour de nombreux dirigeants kurdes, la question [de la gouvernance de Kirkouk] n'est même plus sujette à négociation », a-t-il ajouté. « Dès le mois de juin de l'année dernière, [le président du Kurdistan irakien] Massoud Barzani affirmait : "Kirkouk nous appartient". Tout cela renvoie à Jabal Talabani qui avait autrefois appelé Kirkouk la "Jérusalem des Kurdes". »

Pas d'annexion sans représentation

Mais les griefs des Turkmènes ne s'adressent pas uniquement à Erbil. Depuis l'occupation de l'Irak par les États-Unis en 2003, les gouvernements irakiens successifs n'ont pas réussi à régler le problème de la représentation politique des minorités.

« Nous sommes pris entre deux feux : la pression de Bagdad et celle d'Erbil », déclare Sami Kolsuz. « Bagdad fait pression pour nous enlever davantage de nos droits en tant qu'êtres humains et en tant qu'Irakiens, et Erbil fait pression à la fois pour nous priver de nos droits et pour que nous reconnaissions Kirkouk comme sa propriété légitime. »

Même le manque d'expérience politique des Turkmènes – point particulièrement consternant – tire son origine des discriminations historiques. « Le régime de Saddam ne nous permettait pas de former des partis politiques, nous avons donc moins d'expérience que les Kurdes dans ce domaine », affirme Sami Kolsuz.

Les politiciens turkmènes détiennent actuellement un peu plus de 20 % des sièges du conseil municipal de Kirkouk, alors que les Turkmènes affirment qu'ils représentent près d'un tiers de la population de la ville.

Plus tôt cette année, le bureau de Kasim Kazanzi, au siège du Front turkmène irakien, a été mitraillé de nuit par un convoi kurde. Il affirme qu'il est de plus en plus difficile d'obtenir des poursuites judiciaires pour de telles attaques (MEE/John Owens)

Le membre du conseil municipal Kasim Kazanzi affirme que le manque de représentation turkmène s'étend à l'administration publique.

« Nous ne voulons pas de sectarisme dans les bases militaires, au sein de la police ou dans les bâtiments gouvernementaux. Mais c'est ce qui arrive », a-t-il indiqué. « Nous voulons donc que tout soit équilibré [sur le plan ethnique] et justifié afin que nous puissions travailler et vivre ensemble dans ce pays. »

À sacrifice suprême, récompense suprême ?

Lassés d'être ignorés par leur propre gouvernement et par la communauté internationale, les Turkmènes se tournent vers leur dernier recours : les armes. Si la révolte ne leur effleure pas l'esprit, bon nombre de Turkmènes espèrent tout de même que la formation de leur propre force militaire apportera à leur communauté le respect, la reconnaissance et la protection qu'elle réclame.

« Jusqu'à présent, nous n'avons jamais eu de force militaire. Certains d'entre nous sont effectivement dans l'armée, mais nous n'avons pas le pourcentage requis », indique Kasim Kazanzi. « L'EI a pris nos villages et nos terres, et nous avons besoin de ce genre de chose pour protéger nos terres, nos biens et nos familles. »

Tous les dirigeants turkmènes avec lesquels MEE s'est entretenu étaient catégoriques quant à la nécessité d'une force militaire turkmène pour l’obtention des droits et de la reconnaissance souhaités par la communauté. Plusieurs d'entre eux ont cherché à obtenir le soutien officiel de Bagdad.

« Nous n'allons pas créer de milices illégales. Nous essayons d'obtenir l'accord du gouvernement pour créer une force rattachée au ministère de l'Intérieur ou à celui de la Défense », affirme Sami Kolsuz.

« Nous pensons que l'Irak est uni et qu'il ne forme qu'un seul pays, de Zakho à al-Faw », ajoute-t-il. « Si une région irakienne quelle qu'elle soit a besoin de notre protection, nous répondrons présents. »

Les Turkmènes se sont empressés de s'enrôler dans les UMP majoritairement chiites pour défendre leurs terres, et des dizaines ont trouvé la mort dans tout le pays. Le commandant des UMP, Abdul Hussein, admet avoir espéré que le sacrifice de la communauté pousserait Bagdad à accéder à certaines de ses demandes. Son dévouement envers le gouvernement irakien est inébranlable.

« De nombreux Turkmènes se battent encore dans différentes provinces, et s'ils souhaitent que nous allions nous battre à Mossoul, nous le ferons », a-t-il indiqué. « Nous irons où ils veulent. »

De sombres nuages à l'horizon

Les différents acteurs turkmènes sont divisés sur de nombreuses questions. Le FTI, avec sa politique ethnique, et le parti Hak, plus isolationniste, se tiennent à distance des groupements de l'Union islamique des Turkmènes irakiens, plus manifestement religieux, tandis que l'association nationale turkmène soutenue par les Kurdes constitue un puissant contrepoids à l'ensemble de ces partis. La représentation politique turkmène est par conséquent confuse et fragmentée.

Certains Turkmènes pro-kurdes ont réclamé des concessions en échange de la domination kurde, mais le spécialiste de l'Irak Renad Mansour admet que la question du soutien à l'expansionnisme kurde est controversée parmi les Turkmènes. « Certains [Turkmènes] aimeraient peut-être voir un vice-président turkmène au sein du GRK », a-t-il indiqué.

« Mais le problème avec tous ces représentants c'est [la possibilité que] les Kurdes décident d'en faire des marionnettes. »

Alors que la Turquie a longtemps soutenu les Turkmènes, le récent virage géopolitique opéré par l'administration du président Recep Tayyip Erdoğan à Ankara en faveur du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani a eu de graves conséquences pour les Turkmènes de Kirkouk. La Turquie constitue le principal marché pour les exportations et le commerce du pétrole. L'animosité passée a été évincée au profit de gains économiques.

Le drapeau turkmène bleu est ici accroché à côté du drapeau rouge et gris du parti Hak. Sous le régime de Saddam Hussein, les politiques ethniques turkmènes étaient durement réprimées (MEE/John Owens)

« Pour la Turquie, le plus important est la politique économique. Viennent ensuite les sunnites, et nous arrivons en troisième place », affirme Sami Kolsuz. « Ils ne nous soutiennent pas vraiment. Nous ne recevons aucun soutien ciblé de leur part. »

Les forces spéciales turques ont autrefois participé à l'entraînement de soldats turkmènes, mais depuis l'essor de l'EI, la cause turkmène a sombré dans le néant de la stratégie régionale turque. Sans partenaire puissant, les Turkmènes de Kirkouk n'ont que peu d'alliés.

Des années après avoir raccroché son fusil, Sami Kolsuz porte toujours un pistolet rangé dans un étui en lin qu'il glisse dans sa ceinture. « Désormais, l'Irak est un endroit dangereux », affirme-t-il. Lorsqu'il parle de l'avenir, son visage s'assombrit et il semble affecté.

« Nous ignorons ce que sera le futur. Il ne nous réserve rien de bon, et la communauté turkmène sera réduite à néant. Elle tombera en poussière. »

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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