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Liban : l’orphelinat de Dar al-Aytam, dernier rempart d’une enfance en danger

L’une des principales associations d’aide à l’enfance au Liban, Dar al-Aytam al-Islamiya, ne peut plus faire face à l’afflux de demandes. En cause : la crise qui pousse de plus en plus de parents à y abandonner leurs enfants faute de pouvoir subvenir à leurs besoins
L’association Dar al-Aytam al-Islamiya, qui soutient près de 9 500 bénéficiaires cette année, principalement des enfants et des femmes, au sein de ses 22 centres répartis dans tout le Liban, est au bord du gouffre financier (Dar al-Aytam al-Islamiya)
Par Muriel Rozelier à AKKAR, Liban

Comme dans tout le Liban, c’est la rentrée des classes dans le village de Beit el-Haouch, dans la région septentrionale du Akkar. Pour les 228 enfants qui dépendent du Complexe pour les soins et le développement de Dar al-Aytam al-Islamiya (la maison islamique des orphelins), une association engagée notamment dans le soutien aux enfants défavorisés, c’est un vrai moment de joie : après une première matinée de classe au sein des écoles de la région, filles et garçons âgés de 3 à 21 ans se regroupent dans ce centre aux airs de village verdoyant niché au-dessus du fleuve Nahr el-Bared. 

Ils y mangeront avant de suivre des activités périscolaires, de faire leur devoir avec l’aide d’éducateurs ou de prendre un cours spécialisé. Le soir venu, nombreux sont aussi ceux qui dormiront à l’internat.  

Traduction : « Dar al-Aytam al-Islamiya accueille 380 enfants de moins de 5 ans. 280 d’entre eux sont en internat et 100 autres dans la garderie au profit des femmes qui travaillent. »

L’image paraît idyllique. Or, dans cette région mitoyenne de la Syrie, la plus pauvre du Liban, la détresse des habitants saisit vite à la gorge. Cela se devine à des petits riens : d’abord, au nombre anormalement élevé d’enfants hébergés dans cette institution fondée à Beyrouth au lendemain de la Première Guerre mondiale par une poignée de femmes de la bonne société sunnite de Beyrouth. « En trois ans de crise, le nombre d’enfants que nous accueillons a triplé », explique à Middle East Eye Kawthar Itani, la directrice du centre, en allumant, nerveuse, une énième cigarette.

Ensuite, cela se voit aux salles fermées. « Les soins médicaux ont été arrêtés : on n’a plus les moyens. Avant la crise, il y a encore trois ans, le dispensaire était noir de monde », déplore une employée croisée dans les salles vides de l’Unité de détection précoce des déficiences auditives et visuelles.

Enfin et surtout, cela se devine au statut des enfants recueillis : cela fait longtemps que la majorité d’entre eux ne sont plus des orphelins. La plupart ont des parents, qui souvent les aiment mais qui, pourtant, les oublient ici quelques semaines, quelques mois. Parfois aussi, des années durant.

Ventre vide

La raison de leur décision est aussi simple que cruelle : la grave crise économique, qui a débuté en 2019, contraint de nombreuses familles à des mesures extrêmes. Selon une récente enquête de l’UNICEF, un enfant sur quatre va se coucher le ventre vide au Liban ; 84 % des ménages libanais ne sont plus en mesure de satisfaire un certain nombre de besoins considérés comme des minimums vitaux.

« Et puis il y a les séquelles que la catastrophe économique induit : les divorces qui augmentent, la violence domestiques qui est décuplée, les cas d’abus sexuels intrafamiliaux qui explosent… C’est le délitement de notre société que nous affrontons : le cercle familial devient un lieu de danger pour l’enfant »  

- Kawthar Itani, responsable de Dar al-Aytam al-Islamiya

Dans le Nord, où beaucoup vivaient déjà au bord du précipice, l’éventualité d’une bouche en plus à nourrir pousse jusqu’au meurtre. Il y a quelques semaines, Hanaa, 21 ans, mère de deux enfants, a ainsi été brûlée vive par son mari, à qui elle venait d’annoncer sa nouvelle grossesse. Elle est morte des suites de ses blessures quelques jours plus tard.

« Je me bats pour que les enfants restent en contact avec leurs parents et qu’ils rentrent toutes les deux semaines chez eux, mais même ça, ce n’est pas gagné. Avant, je n’avais jamais entendu une mère me dire qu’elle ne voulait pas de ses enfants ni un père refuser de les garder… », ajoute Kawthar Itani avec l’impression que les repères auxquels elle croyait jusque-là n’existent plus.

« Et puis il y a les séquelles que la catastrophe économique induit : les divorces qui augmentent, la violence domestiques qui est décuplée, les cas d’abus sexuels intrafamiliaux qui explosent… C’est le délitement de notre société que nous affrontons : le cercle familial devient un lieu de danger pour l’enfant. »  

Ali, petit garçon triste d’à peine 8 ans, fait partie de ces jeunes oubliés de Beit el-Haouch. Sa mère, assure le père lorsque MEE le rencontre chez lui, à Bebnine, dans son appartement en sous-sol si désespérément vide, a sombré dans la drogue. La prostitution aussi, laisse-t-il entendre. Dans tous les cas, elle a disparu, laissant leur fils à sa charge.

Lui, Ahmad, est un ancien chauffeur de bus d’une trentaine d’années, depuis longtemps abonné à la poisse : « Ça a toujours été dur, mais là il n’y a plus rien que je puisse faire pour lui. Là-bas, au moins, il mangera », justifie-t-il alors que son fils s’agrippe à sa jambe.

Ali (8 ans) est à la seule charge de son père Ahmad après la disparition de sa maman (Muriel Rozelier)
Ali (8 ans) est à la seule charge de son père Ahmad après la disparition de sa maman (Muriel Rozelier)

Quand on retrouve Ali quelques semaines plus tard à l’orphelinat, il semble indifférent à son sort. On comprendra au moment du déjeuner, à sa façon gloutonne de se jeter sur la nourriture, qu’il a trop faim pour se préoccuper de l’absence des siens.

« Ces enfants sont souvent si effrayés à l’idée de manquer encore qu’ils engloutissent tout en quelques secondes au risque de s’étouffer », décrit Kawthar Itani.

Mission publique

Pour la directrice de ce centre et son équipe de 60 employés, l’association est le dernier rempart face à la pauvreté absolue. Dans ces conditions, l’idée de ne plus assurer leur mission représente un réel supplice. Le péril est pourtant bien là : l’association Dar al-Aytam al-Islamiya, qui soutient près de 9 500 bénéficiaires cette année, principalement des enfants et des femmes, au sein de ses 22 centres répartis dans tout le Liban, est au bord du gouffre financier.

« C’est l’une des plus anciennes associations du Liban ; l’une des plus importantes aussi puisque nous assurons une mission d’intérêt public – au Liban, la notion de pupilles d’État n’existe pas – et c’est nous qui prenons en charge sans conditions de religion ni de nationalité les enfants dans la détresse pour le compte de l’État », relève Bachar Koualty, son directeur général, rencontré par MEE dans son bureau de Zokak el-Blat à Beyrouth, où est installé le siège de l’organisation caritative.

« Je suis hantée par cette idée : si je n’ai plus rien à leur donner à manger ? Que fera-t-on alors ? Il n’y a pas de plan B pour les enfants dont nous nous occupons. Aucun autre lieu n’existe pour eux »

- Kawthar Itani

Mais l’association est à son tour rattrapée par la crise qui dévaste le pays depuis trois ans. Pour accueillir ces enfants, elle a besoin de 10 dollars par jour pour chacun d’entre eux. Un budget impossible à tenir alors que les contributions privées, sous la forme de dons, et publiques – le ministère des Affaires sociales lui remboursait une partie des frais engagés jusqu’au démarrage de la crise – sont en chute libre.

De toutes les façons, avec la brutale dévaluation de la livre, qui a perdu 92 % de sa valeur, et l’inflation galopante (+ 161 % selon l’Administration centrale de la statistique libanaise en août en glissement annuel), ses contributions ne valent plus rien ou presque.

« Nous avions un “matelas de survie“ placé en banque. Or, les banques ont gelé tous les dépôts antérieurs à 2019 et nous interdisent donc d’accéder à nos comptes, sans prendre en considération notre mission d’intérêt public. Le gouvernement devrait plaider notre cause alors que c’est de la survie d’enfants, déjà en situation d’extrême détresse, que nous parlons », ajoute l’ancien banquier reconverti dans la finance sociale et le caritatif.

Trouver de nouveaux financements

À Beit el-Haouch ou dans les autres centres, la plupart des petits pensionnaires sont des Libanais ou des enfants de mères libanaises (au Liban, la femme n’est pas autorisée à transmettre sa nationalité), mais on trouve aussi des Palestiniens, des Syriens, chrétiens comme musulmans.

Dans l’une des salles de repos, où foisonnent les peluches aux couleurs criardes, une quinzaine d’enfants sages regardent un dessin animé. Ceux-là ne partent jamais dans leur famille – sur décision de justice – car on craint pour leur santé physique ou mentale s’ils rentraient chez eux. Ils resteront dans le centre jusqu’à leurs 18 ans pour les garçons, 21 ans pour les filles.

Le désespoir de leur vie passée en centre ne les empêche pas de rêver. Quand on leur demande ce qu’ils voudraient faire, ils sont nombreux à répondre qu’ils rêvent de devenir ingénieur(es) aéronautiques, capitaines d’industrie ou professeur(e)s. 

Une matinée d’Aïd au Complexe pour les soins et le développement de Dar al-Aytam al-Islamiya (La maison islamique des orphelins)
Une matinée d’Aïd au Complexe pour les soins et le développement de Dar al-Aytam al-Islamiya

« On a reçu des donations de particuliers qui nous aident à assurer aujourd’hui les dépenses courantes, mais après ? Je suis hantée par cette idée : si je n’ai plus rien à leur donner à manger ? Que fera-t-on alors ? Il n’y a pas de plan B pour les enfants dont nous nous occupons. Aucun autre lieu n’existe pour eux », frémit Kawthar Itani.

« Avec la crise, même les dons, s’ils restent nombreux en quantité, ont dramatiquement chuté en valeur »

- Bachar Koualtly, directeur général de Dar al-Aytam al-Islamiya

Pour survivre, l’association a coupé dans le gras, regroupé des activités en une seule structure, revu ses dépenses et, bien sûr, bloqué les investissements. Elle s’apprête également à mettre en place un programme de « parrainage solidaire », à la manière de ce que l’UNICEF avait instauré il y a de nombreuses années dans les pays en développement, en espérant que la diaspora réponde présente.

La direction envisage même de mettre en vente la sublime maison libanaise qui lui sert de siège à Beyrouth, construite dans les années 1920.

Cependant, cela ne suffira pas : le fioul, qui alimente les générateurs privés à défaut d’électricité d’État, dévore ses derniers dollars.

« Avec la fulgurante montée des charges, notamment de l’énergie, on a désespérément besoin de devises et on ne peut plus dépendre uniquement d’un financement local. Avec la crise, même les dons, s’ils restent nombreux en quantité, ont dramatiquement chuté en valeur », relève Bachar Koualtly, qui se tourne vers la communauté internationale dans l’espoir qu’elle leur vienne en aide. « Nous ne pourrons pas survivre autrement. »  

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