EN IMAGES : Au Liban, les souffleurs de verre redonnent vie aux bris de l’explosion du port
Il est 18 h 07 le 4 août 2020 lorsque le port de la capitale libanaise et ses 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium explosent, laissant derrière eux un immense nuage de fumée au-dessus d’une ville meurtrie. Plus de 210 morts, 6 000 blessés, 300 000 sans-abri et des milliers de tonnes de verre brisé en l’espace d’un instant. C’est dans ce décor apocalyptique que Ziab Abi Chaker, fondateur de l’entreprise Cedar Environmental, spécialisée dans le recyclage au Liban, décide de récupérer ce verre brisé afin de lui donner une nouvelle vie.
Au lendemain de l’explosion et au milieu des ruines des quartiers dévastés de Beyrouth, alors que la ville se réveille traumatisée, des centaines de Libanais viennent des quatre coins du pays pour nettoyer leur capitale. Le verre brisé est partout sur le sol, dans les rues jonchées de débris. Petits morceaux fragmentés, leurs craquements sous les pieds font entendre un bruit sec et pesant au quotidien dans les rues de Gemmayzeh, Mar Mikhael et Karantina. On estime alors à environ 7 000 tonnes la quantité de verre soufflé et brisé par l’explosion.
C’est à Sarafand, petite ville côtière située à une soixantaine de kilomètres au sud de Beyrouth, que Hussein Khalife travaille avec passion et savoir-faire le verre encore brûlant qui sort de son vieux four en pierre. À l’intérieur, 1 300 degrés de verre brisé en fusion. Hussein est l’un des huit souffleurs de verre de la famille Khalife. Ici, le four en pierre ne s’éteint jamais, il y a toujours un Khalife pour souffler le verre, de jour comme de nuit, et ce, depuis plusieurs générations déjà.
Le geste est simple et précis, rapide et maîtrisé, le savoir-faire, lui, s’apprend dès le plus jeune âge. Chez les Khalife, on ne devient pas souffleur de verre, on naît souffleur de verre. Du père au fils en passant par le neveu, c’est toute la famille qui perpétue cette tradition. Alors que la production du verre avait subi de plein fouet la crise sanitaire et économique, elle est aujourd’hui repartie de plus belle et les carafes se vendent de nouveau sur certains marchés de Beyrouth, comme au Souk al-Tayeb, au cœur du quartier encore en reconstruction de Gemmayzeh. De nombreux Libanais viennent également s’approvisionner directement à la verrerie.
Cent cinquante kilomètres plus au nord, dans la ville cacophonique et comme hors du temps de Tripoli, une autre verrerie recycle également le verre de l’explosion. C’est le 10 avril 1975, trois jours avant le début de la guerre civile, que la famille Hammoud commence la production de verre. Ici, le four en pierre a laissé la place à un système bien plus moderne, le travail se fait à la chaîne, la chaleur reste la même et ce sont 35 personnes qui travaillent chaque jour de la semaine pour produire des centaines de carafes, de la plus petite pour l’huile d’olive à la plus grande pour le service de table. À Tripoli comme à Sarafand, rien ne se perd vraiment, rien ne se crée non plus, tout se transforme.
Depuis le 4 août 2020, plus de 125 tonnes de verre brisé ont été acheminées ici en provenance de Beyrouth. Des centaines de carafes ont été produites à Tripoli et ces dernières s’exportent au-delà des frontières du Liban. Dans la deuxième plus grande ville du pays, et la plus pauvre, délaissée depuis des années par la classe politique et dont la réputation effraie les Libanais eux-mêmes, cette verrerie rappelle que Tripoli est avant tout une ville de savoir-faire et d’artisanat avant d’être celle de la pauvreté et de la violence.
Au Liban, un pays en proie à une crise économique et politique sans précédent, qui voit sa monnaie s’effondrer jour après jour, où aucune perspective de sortie ne se dessine à l’horizon et qui est sans gouvernement depuis août 2020, le recyclage du verre de l’explosion en carafe traditionnelle est le parfait exemple de cette résilience libanaise qui lui permet, année après année et crise après crise, de rester encore debout. Ce recyclage fait aussi perdurer un artisanat et une tradition vieille de plusieurs centaines d’années et permet de soutenir une économie locale bien mise à mal au fil du temps.
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