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Au Liban, une saison touristique glamour et décontractée qui masque mal une dure réalité

Les bars, restaurants et clubs bondés de la capitale libanaise contrastent fortement avec la situation d’une population en grande partie plongée dans la pauvreté
Le pub Roy’s, bondé, dans le quartier de Badaro, à Beyrouth (MEE/Nader Durgham)
Par Nader Durgham à BEYROUTH, Liban

 Sur le littoral beyrouthin, les chaudes nuits d’été sont illuminées par des discothèques bondées, où des raveurs en sueur dansent sur de la musique aux basses puissantes jusqu’au lever du soleil.

À proximité, par un lundi soir exceptionnellement bruyant, des Libanais et des personnes du monde entier remplissent les pubs et les bars du quartier de Gemmayzé. Le son de la musique pop peut être entendu dans chaque rue étroite, où les clients se déplacent d’un établissement à l’autre à la recherche d’une table libre.

C’est une scène qui avait plus ou moins disparu au cours des deux dernières années dans ce quartier de Beyrouth, lequel montre encore des signes des dommages causés par l’explosion du port en août 2020, qui avait détruit une grande partie de la zone.

Même si le Liban est toujours aux prises avec une crise économique doublée d’une paralysie politique, les propriétaires de restaurants et de pubs du pays semblent à présent pouvoir pousser quelques soupirs prudents de soulagement.

« Il y a plus de gens qu’avant, mais nous ne sommes pas en mesure de prédire à quel point ils seront actifs », nuance Andy Noaim, gérant du 16MM, un bar de Gemmayzé.

Le ministre du Tourisme par intérim, Walid Nassar, dit s’attendre à ce que plus de deux millions de personnes visitent le Liban cet été, chiffre le plus élevé depuis des années. Les données de décembre dernier avaient déjà dépassé le chiffre pré-covid de 2019 pour cette saison basse de l’année.

Aujourd’hui, le gouvernement et les entreprises du pays, à court d’argent, espèrent que les touristes et les expatriés donneront à l’économie en difficulté le coup de pouce dont elle a si désespérément besoin.

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« Tout le monde vit, les restaurants sont pleins », s’enthousiasme Sally Hrawi (34 ans), une directrice artistique vivant à Dubaï actuellement en visite dans sa famille au Liban, après avoir pris une gorgée d’une boisson fraîche en compagnie d’amis.

Mais à quelques rues de là, la sombre réalité économique du Liban ressurgit.

Fidaa Qassem, une femme au foyer de 52 ans qui habite près de la capitale, faisait autrefois partie de l’importante classe moyenne du pays. Elle pouvait faire du shopping à sa guise et s’abonner à une salle de sport. Aujourd’hui, elle doit y réfléchir à deux fois avant de faire le plein de sa voiture pour rendre visite à sa famille dans sa ville natale.

« Nous cherchons maintenant à nous en sortir par tous les moyens », confie-t-elle.

Fracture sociale et dépendance économique

Le Fonds monétaire international (FMI) a déclaré fin juin que, malgré certains signes de stabilité au cours de l’année écoulée, l’économie libanaise demeurait « fortement déprimée ». Le Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF) note dans un récent rapport que neuf foyers sur dix au Liban n’ont pas les moyens de se procurer des produits de première nécessité.

Or au lieu de réformer son économie via un programme approuvé par le FMI, le gouvernement a misé sur le fait que bon nombre des millions de Libanais de la diaspora vivant à l’étranger viendraient passer l’été au pays et y dépenseraient leur argent.

« Je ne crois pas à ce genre de système, un système qui ne fonctionne que deux mois de l’année puis s’effondre tout seul »

- Ziad Boustany, co-fondateur du bar Roy’s

C’est une décision emblématique de la dépendance de longue date de l’économie libanaise aux envois de fonds. Les experts s’accordent pourtant à dire que miser sur quelques mois de l’année pour renflouer un pays n’est pas une politique économique saine.

« L’ensemble du modèle n’est pas durable », juge Sami Zoughaib, économiste et directeur de recherche à The Policy Initiative, un groupe de réflexion basé à Beyrouth. Selon lui, cela pourrait creuser davantage les inégalités économiques dans le pays.

Il estime que « 70 à 80 % de la population libanaise n’est même pas concernée par tout cela ».

Depuis fin 2019, la livre libanaise a perdu plus de 98 % de sa valeur : le taux officieux atteignait 140 000 livres pour un dollar américain à la mi-mars. Pendant ce temps, selon la Banque mondiale, le Liban a enregistré la plus forte inflation des prix alimentaires d’une année sur l’autre au monde, avec une augmentation de 261 % des prix entre février 2022 et 2023.

Selon les estimations, les trois quarts de la population du pays vivent dans la pauvreté.

Le dollar domine désormais le marché, bien que seul un nombre limité de personnes gagnent leurs revenus dans cette devise. Les entreprises ont opté pour le billet vert car sa valeur est plus stable, ce qui a entraîné une « dollarisation » de facto de l’économie.

« Cela n’a pas aidé les affaires, mais cela nous a aidés à clarifier [les coûts] », explique Ziad Boustany, co-fondateur de Roy’s, un bar situé dans le quartier de Badaro à Beyrouth. Pendant des années, il a dû constamment ajuster les prix aux fluctuations de la valeur de la monnaie locale.

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Les commerçants affirment que l’utilisation du dollar est désormais cruciale parce que vendre des marchandises en livres libanaises tout en important en dollars a entraîné des pertes considérables.

Mais cette stabilité temporaire de la monnaie, qui édulcore une économie en continuelle détérioration, n’a fait qu’élargir davantage la fracture sociale au Liban.

« Le pays est divisé entre ceux qui gagnent leur vie en dollars et ceux qui sont payés en livres libanaises », observe Fidaa Qassem, déconcertée par ce qu’elle voit dans les bars et cafés du pays.

« Moi et tous les gens autour de moi souffrons de la même chose... [mais] le pays est plein à craquer. »

 Alors qu’elle passe ses journées estivales principalement à la maison, les plages privées affichant des tarifs élevés sont régulièrement remplies de rangées de vacanciers lézardant au bord de la mer. Une fois le soleil couché, ils affluent dans les dizaines de restaurants, clubs et bars de la ville jusqu’au bout de la nuit.

Au Roy’s, bar dont les tarifs sont beaucoup plus modérés que ceux de la plupart de ses concurrents, un nombre croissant de clients affluent pour une autre tournée, au son de la musique à plein volume et des bavardages de rue.

Selon Ziad Boustany, la clientèle a changé, et la plupart des clients habituels du bar dépensent moins qu’auparavant.

« C’est surtout pendant la journée que vous voyez le public changer – on a du personnel d’ONG jusqu’à 18 heures, [puis] c’est surtout des expatriés et des Européens venus travailler dans le pays. »

Une solution temporaire, même pour le tourisme

Même si les affaires vont bien durant l’été, les entreprises spécialisées dans la vie nocturne libanaise savent qu’elles ne peuvent pas mettre tous leurs œufs dans le même panier.

« Je ne crois pas à ce genre de système, un système qui ne fonctionne que deux mois de l’année puis s’effondre tout seul », commente Ziad Boustany tout en accueillant des clients.

Certains lieux ont dû innover pour que l’argent ne se tarisse pas.

KED, une salle d’événements populaire dans le quartier semi-industriel de Karantina, est toujours debout même si elle se situe à quelques pas seulement du port ravagé de Beyrouth et a dû fermer ses portes pendant la pandémie.

« Nous ne gagnions pas beaucoup d’argent, mais nous avons traversé cette période de manière assez naturelle », raconte Gaby Markarian, son fondateur. C’est, d’après lui, la diversité des types d’événements qu’offre le lieu, lequel diffuse une musique plus alternative que le programme arabe ou occidental standard tout en intégrant la K-pop et la J-pop, qui a contribué à attirer différents clients tout au long de l’année.

« Dire qu’une classe sociale qui a une situation très spécifique se stabilise un peu est une chose, dire que l’économie s’est stabilisée en est une autre »

- Sami Zoughaib, économiste

« Le système financier sur lequel nous avons créé KED est autosuffisant », assure-t-il.

Cependant, poursuit-il, si le nombre de clients a récemment augmenté, ces derniers se montrent plus prudents dans leurs dépenses alors que sévit la crise économique.

Aujourd’hui, le choc initial de la crise, qui dure maintenant depuis quatre ans, s’est peut-être estompé, mais derrière une saison touristique glamour et tape-à l’œil se cache toujours une économie en ruine.

« Les gens ont juste trouvé un moyen de survivre », conclut Sami Zoughaib.

« Dire qu’une classe sociale qui a une situation très spécifique se stabilise un peu est une chose, dire que l’économie s’est stabilisée en est une autre. »

Traduit de l’anglais (original).

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