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« Je me sens abandonnée » : au Liban, les personnes âgées peinent à survivre en plein effondrement économique

Empêchés d’accéder à leur épargne, les Libanais en âge d’être à la retraite doivent retourner au travail, dépendent d’associations caritatives ou sont obligés de mendier pour subvenir à leurs besoins alors que sévit la crise économique
« Je me suis fatigué au travail pendant 60 ans et tout mon argent a disparu », se désespère Hekmat Skaff, 80 ans (MEE/Chloé Domat)
Par Chloé Domat à BEYROUTH, Liban

Hekmat Skaff passe ses journées assis derrière le comptoir de son épicerie à Achrafieh, un quartier central de Beyrouth. Il connaît par cœur les prix des articles et les additionne sur une feuille de papier à mesure que les clients entrent et sortent.

À 80 ans, il ne peut tout simplement pas se permettre d’arrêter de travailler.

« Je me suis fatigué au travail pendant 60 ans et tout mon argent a disparu... J’avais mis beaucoup d’argent à la banque, et maintenant tout est parti », raconte-t-il à Middle East Eye.

Comme la majorité des Libanais, Hekmat Skaff n’a pas accès au régime national de retraite, dont bénéficient seules quelques professions du secteur public, et il comptait sur ses économies pour ses vieux jours.

Or, celles-ci sont bloquées à la banque depuis le début de l’effondrement financier du Liban fin 2019. Alors que les banques n’avaient plus assez de dollars pour répondre aux demandes des déposants, elles ont imposé des contrôles informels des capitaux autorisant les clients à ne retirer que de petites sommes à un taux de change très réduit.

La monnaie libanaise connaît depuis lors une spirale descendante : elle est passée de 1 500 livres pour un dollar avant la crise à un taux de change au marché noir d’environ 94 000 livres pour 1 dollar en mai 2023, après avoir atteint plus de 100 000 livres pour 1 dollar en mars.

« J’ai peur que le propriétaire me mette dehors et de devoir vivre dans la rue »

- Bernadette Waked, 78 ans

Fin 2021, les Nations unies estimaient que près de la moitié de la population libanaise était plongée dans la pauvreté depuis 2019.

« Mon plan était de voyager, d’aller respirer l’air de différents pays, de rendre visite à des proches », explique Hekmat Skaff. À la place, il doit continuer à travailler pour gagner sa vie aussi longtemps qu’il le pourra physiquement.

Tout comme Hekmat Skaff, des dizaines de milliers de Libanais âgés qui ont économisé toute leur vie se retrouvent désormais sans ressources.

Ceux qui ne peuvent pas retourner au travail dépendent de la bonne volonté d’autrui pour survivre. Selon l’ONU, 80 % des Libanais âgés de 65 ans et plus comptent sur les associations ou l’aide de leur famille pour satisfaire leurs besoins quotidiens, tandis que certains sont contraints de mendier dans la rue.

« Sans cette ONG, je ne verrais jamais de médecin »

Dans le quartier populaire d’Ain el-Remmaneh, Colette Abou Mechreq (64 ans) reste cloîtrée chez elle toute la journée. Lorsqu’elle a cessé de travailler il y a quelques années à la suite de problèmes de santé, cette ancienne secrétaire a reçu une indemnité de 15 millions de livres libanaises. À l’époque, cela équivalait à 10 000 dollars, mais avec la dévaluation de la monnaie, cela ne vaut plus que 150 dollars.

« Je n’aurais jamais pensé que nous puissions tomber si bas. Avant, je vivais bien. Je ne comprends pas ce qui s’est passé », dit-elle.

Colette Abou Mechreq ne s’est jamais mariée et n’a pas d’enfants. Elle compte sur ses frères et sœurs pour payer les factures.

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« Ils m’aident, mais avec la crise, c’est aussi très difficile pour eux, ils ont leur propre famille à charge et ils vieillissent eux aussi... C’est dur parce que j’ai l’impression d’être un fardeau », soupire-t-elle.

L’aide de la famille ne suffit pas toujours pour couvrir tous ses besoins. Deux fois par jour, une ONG locale, Amel, lui apporte des repas chauds et programme des visites médicales régulières à son domicile.

« Sans cette ONG, je ne verrais jamais de médecin. Dieu serait mon médecin », commente-t-elle.

Dans le quartier, de nombreuses personnes âgées sont dans la même situation. Elles n’ont ni assurance santé ni les moyens de payer des soins médicaux.

Le gériatre d’Amel, Roy Melhem, essaie de les voir aussi souvent que possible.

« En raison de la crise, beaucoup de jeunes partent travailler à l’étranger et laissent leurs parents seuls. L’argent qu’ils envoient ne couvre que le strict minimum, pas les traitements médicaux », explique le médecin.

« Pour les médicaments et certains produits d’hygiène, ils dépendent de nous. Nous voyons un nombre croissant de personnes âgées souffrir parce qu’elles sont isolées. »

« Personne ne se soucie des gens comme moi »

À quelques rues de là, Bernadette Waked (78 ans) attend le médecin et son équipe depuis le matin. Ils prennent sa tension artérielle, lui livrent des médicaments et un repas chaud.

Bernadette Waked a dégringolé l’échelle sociale en quelques mois seulement.

En tant que PDG adjointe d’une entreprise locale, elle vivait confortablement avec un salaire de 4 000 dollars par mois. Mais quand son entreprise a fermé après le début de la crise financière, elle s’est retrouvée sans revenus ni même indemnités. Sa banque, quant à elle, avait englouti toutes ses économies.

Aujourd’hui, Bernadette Waked n’a pas les moyens d’acheter de la nourriture, de l’eau potable ou d’acquitter un loyer. Cela fait trois ans qu’elle ne paie plus le sien.

Alors qu’elle gagnait 4 000 dollars par mois avant la crise, Bernadette Waked n’a aujourd’hui plus les moyens d’acheter de la nourriture, de l’eau potable et de payer son loyer (MEE/Chloé Domat)
Alors qu’elle gagnait 4 000 dollars par mois avant la crise, Bernadette Waked n’a aujourd’hui plus les moyens d’acheter de la nourriture, de l’eau potable et de payer son loyer (MEE/Chloé Domat)

« J’ai peur que le propriétaire me mette dehors et de devoir vivre dans la rue », confie-t-elle.

« J’ai fait une grave dépression qui a eu un impact sur ma santé. J’ai développé des problèmes de tension artérielle, des douleurs chroniques dans plusieurs parties du corps, du cholestérol... Je pleure tous les jours et je suis seule.

« Je me sens abandonnée. Personne ne se soucie des gens comme moi à part quelques ONG. »

La Maison du soldat

Les employés du secteur public souffrent également de la crise : leurs pensions ont perdu jusqu’à 90 % de leur valeur.

Tony Yamine (58 ans) travaillait dans l’armée libanaise. Pendant son service, il a été grièvement blessé et a perdu l’usage de ses jambes. Relevé de ses fonctions, il est devenu dépendant de sa pension de 1 000 dollars mensuels, qui, même avant la crise, ne suffisait pas pour une vie satisfaisante. Mais lorsque la monnaie s’est effondrée, la valeur de sa pension est tombée à 60 dollars.

L’ancien militaire travaille désormais tous les jours de 7 h à 17 h chez Sanita, un fabricant local de produits ménagers.

« Je veux vivre dignement [et] je déteste attendre à la porte qu’un organisme de bienfaisance me donne un panier de nourriture », lance-t-il.

Avec d’autres vétérans de l’armée et d’anciens fonctionnaires, Tony Yamine est descendu dans la rue en 2017 pour demander un meilleur système de protection sociale. Il a également rejoint le mouvement de protestation anti-gouvernemental d’octobre 2019 qui a vu des centaines de milliers de Libanais protester contre la classe dirigeante, en plein effondrement économique.

« Nous voulions nous débarrasser des politiciens corrompus et changer les choses. Cela n’a pas fonctionné, mais j’ai encore de l’espoir », dit-il.

Le général Joseph el-Asmar (à droite) et le général Georges Nader (à gauche) posent avec un autre vétéran de l’armée à l’intérieur de la Maison du soldat (MEE/Chloé Domat)
Le général Joseph el-Asmar (à droite) et le général Georges Nader (à gauche) posent avec un autre vétéran de l’armée à l’intérieur de la Maison du soldat (MEE/Chloé Domat)

Pour renforcer la solidarité entre les vétérans de l’armée, le général Joseph el-Asmar (64 ans) et le général Georges Nader (66 ans) s’emploient à aménager ce qu’ils appellent la « Maison du soldat », un espace qui fait notamment office de petit supermarché et salon de coiffure pour homme où les soldats à la retraite peuvent faire des courses ou se faire couper les cheveux à prix réduits.

« Je suis propriétaire des magasins et nous avons négocié avec les fournisseurs pour obtenir des prix spéciaux. Ce sera également un lieu de rassemblement avant toute manifestation à venir », explique Joseph el-Asmar.

Même si le Liban n’a actuellement ni président ni Premier ministre, Asmar, Nader et un groupe de fonctionnaires à la retraite se rassemblent toujours régulièrement devant le Parlement libanais et le siège du gouvernement pour protester contre les conditions de vie.

« J’ai servi 35 ans au sein des forces armées pour protéger l’État. Je viens d’une culture de travail acharné et de discipline. Pouvez-vous imaginer à quel point il m’est étrange de descendre dans la rue ? », demande Georges Nader.

« Connaissez-vous de nombreux pays où d’anciens soldats manifestent ? Mais nous n’avons pas le choix. »

Traduit de l’anglais (original).

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