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L’armée libanaise sous perfusion occidentale

Sans l’aide fournie par les pays occidentaux, l’armée libanaise n’a plus les moyens de nourrir ses soldats ou d’entretenir son matériel
Elizabeth Holzhall Richard, ambassadrice des États-Unis au Liban de 2016 à 2020, s’entretient avec le chef d’état-major de l’armée libanaise, le général Joseph Aoun, en 2018 (AFP)
Par Paul Khalifeh à BEYROUTH, Liban

Plus rien ne fonctionne au Liban. Le Conseil des ministres ne se réunit plus en raison des divergences entre ses composantes politiques. L’administration est paralysée, car les fonctionnaires ne se rendent plus à leur bureau qu’un jour par semaine à cause du prix de l’essence – 20 litres de carburant valent 50 % du salaire minimum. Quatre-vingts pour cent de la population a basculé dans la pauvreté en moins de deux ans. Les filets sociaux n’existent plus, la criminalité a explosé et les tensions sociales et communautaires sont exacerbées par le discours politique ambiant.

Dans cet État en déliquescence, seule l’armée libanaise semble la moins affectée, même si elle n’a pas été épargnée par la crise multiforme qui frappe le Liban, une des pires au monde depuis 170 ans, selon la Banque mondiale.

Le salaire d’un soldat vaut l’équivalent de 70 dollars, celui d’un officier supérieur plafonne autour de 350 dollars. Les allocations sociales et les aides diverses accordées aux militaires ont été sérieusement amputées, la qualité des repas s’est détériorée, avec un rationnement parcimonieux de la viande. Les achats d’armes, de pièces de rechange et de munitions ont été interrompus faute de ressources.

Le phénomène des désertions s’amplifie

Le moral de la troupe est au plus bas. Il en résulte une multiplication des désertions. Sur les 60 000 hommes que compte l’armée, 2 500 soldats et des dizaines d’officiers n’ont pas rejoint leurs unités ces derniers mois. Des gradés qui effectuaient des formations dans des écoles militaires en France, aux États-Unis et dans d’autres pays ont présenté leur démission ou sont tout simplement restés sur place après la fin des programmes.

Face à la gravité de la situation, le commandant en chef de l’armée, le général Joseph Aoun, a tiré la sonnette d’alarme dès mars dernier. « Tout comme le peuple, les militaires souffrent et ont faim. Leurs salaires ont été dévalorisés », a-t-il martelé lors d’une réunion avec les officiers de l’état-major et les chefs des unités.    

« Tout comme le peuple, les militaires souffrent et ont faim »

- Gal Joseph Aoun, commandant en chef de l’armée

Interpellant les dirigeants politiques, le général Aoun (qui n’a aucun lien de parenté avec le président de la République Michel Aoun) a déclaré : « Où allons-nous ? Qu’attendez-vous ? Que comptez-vous faire ? Voulez-vous une armée capable de se tenir sur ses deux pieds ou pas ? » Il a précisé avoir discuté de la baisse du budget alloué à l’armée et son « impact négatif sur le moral de la troupe ». « L’armée et les souffrances des militaires ne les intéressent pas ! », a-t-il déploré.

« Le discours du 8 mars 2021 est fondateur », explique à Middle East Eye un général à la retraite.

« Joseph Aoun a voulu mettre les dirigeants politiques devant leurs responsabilités, tout en sachant que l’État en faillite n’a pas les moyens de sauver son armée. De la sorte, il a obtenu carte blanche pour essayer de trouver lui-même des solutions qui empêcheraient l’effondrement de l’institution militaire, ce qui accélèrerait le démembrement du pays. »

Joseph Aoun très sollicité par les diplomates

Dans les semaines qui ont suivi, le général Aoun a entamé une série de voyages dans des capitales occidentales ou arabes. En mai, il était à Paris, où il a mis en garde contre le danger de « l’effondrement de l’armée » en raison de la situation « intenable ».

Inquiète du tableau brossé par le chef de l’armée, la France a apporté une assistance alimentaire et médicale d’urgence. D’autres pays lui ont emboîté le pas. Rien qu’en novembre, le Qatar a offert 70 tonnes de rations alimentaires et la République tchèque 5 tonnes.

« Les États-Unis ont passé le mot à leurs alliés dans le monde : le soutien à l’armée libanaise est une priorité », ajoute le général à la retraite qui a souhaité conserver l’anonymat.

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Washington est le principal fournisseur de matériel militaire à l’armée libanaise. L’aide américaine s’élève à 240 millions de dollars par an : 190 millions déboursés par le Département d’État pour financer des programmes d’entraînement et de maintenance de l’équipement et 50 millions fournis par le département de la Défense.

Début septembre, le président Joe Biden a ordonné une aide supplémentaire « immédiate » de 47 millions de dollars. Le 16 novembre, l’armée a reçu six hélicoptères américains MD-530F, lors d’une cérémonie médiatisée qui s’est tenue en présence de l’ambassadrice des États-Unis Dorothy Shea et d’attachés militaires de plusieurs pays.

Aujourd’hui, Joseph Aoun est la personnalité publique libanaise la plus sollicitée par les diplomates ou par les visiteurs étrangers. Rien qu’en novembre, il a reçu à son bureau une quinzaine d’ambassadeurs.

Fin octobre, il a effectué une visite de plusieurs jours aux États-Unis à l’invitation du chef d’état-major interarmées américain le général Mark Milley. À cette occasion, il a rencontré un grand nombre de responsables de l’administration et des élus du Congrès.

Un projet de fonds de soutien sous l’égide de l’ONU

L’aide alimentaire, médicale et militaire fournie par des pays occidentaux et arabes alliés de Washington a permis de répondre au plus urgent. Mais elle reste insuffisante face à l’érosion du pouvoir d’achat des militaires en raison de la dépréciation de la livre libanaise et de l’inflation des prix.

Ces derniers mois, le phénomène des désertions s’est amplifié malgré la souplesse adoptée par le commandement de l’armée, qui a autorisé les militaires à pratiquer une autre activité pendant leur permission.

« Lors de son voyage aux États-Unis, Joseph Aoun est allé droit au but », affirme à MEE un diplomate libanais. « Il a demandé une aide financière pour améliorer la solde des militaires. C’est dans cette optique qu’une délégation du Congrès américain, composée d’élus d’origine libanaise, est venue à Beyrouth à la mi-novembre. »

« Les États-Unis et leurs alliés craignent que l’armée libanaise se tourne vers l’Iran et la Russie, qui ont exprimé à maintes reprises leurs dispositions à fournir armes, matériel et munitions. Les Américains veulent par ailleurs garder en réserve une force militaire face à la puissance montante du Hezbollah »

- Un diplomate libanais

Des sources informées révèlent à MEE que les États-Unis et leurs alliés sont en passe de finaliser un projet de fonds de soutien à l’armée libanaise placé sous l’égide des Nations unies. Ce montage permettrait de surmonter les obstacles légaux et juridiques qui empêchent de nombreux pays d’apporter une aide pécuniaire à des armées étrangères.

Ce fonds, d’un montant de 80 millions de dollars, permettrait de verser, sur une période d’un an, 100 dollars par mois à chaque soldat.

La cohésion de l’armée libanaise est vue comme primordiale pour empêcher une guerre civile qui couve sous les cendres. Un conflit interne précipiterait le Liban dans une situation de chaos ingérable qui se traduirait par trois phénomènes que les pays occidentaux ne souhaitent pas : un mouvement migratoire de grande ampleur vers l’Europe ; une déstabilisation de la situation à la frontière avec Israël ; la résurgence de groupes extrémistes armés transfrontaliers, comme l’État islamique qui se réorganise en Syrie et en Irak.

De plus, Washington et ses alliés misent sur les prochaines élections législatives au Liban pour essayer de modifier en faveur de leurs alliés locaux (notamment les Forces libanaises chrétiennes, le Courant du futur sunnite, des mouvements de la société civile financés par des ONG) les rapports de force au sein du prochain Parlement, comme l’écrit Scarlett Haddad. Or un minimum de stabilité et de sécurité, que seule l’armée libanaise est capable d’assurer, sont nécessaires pour organiser cette consultation populaire prévue fin mars 2022.     

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Mais ce ne sont pas les seules raisons qui expliquent l’intérêt porté par l’Occident à l’armée libanaise.

« Les États-Unis et leurs alliés craignent que l’armée libanaise se tourne vers l’Iran et la Russie, qui ont exprimé à maintes reprises leurs dispositions à fournir armes, matériel et munitions.

« Les Américains veulent par ailleurs garder en réserve une force militaire face à la puissance montante du Hezbollah, même s’ils sont conscients qu’à ce stade, l’armée libanaise n’a ni l’intention ni la capacité d’affronter le parti pro-iranien », déclare le diplomate qui a requis l’anonymat.

Joseph Aoun se défend de toute ambition politique. Mais le fait qu’il soit à la tête de la seule institution encore debout malgré la crise, et qu’il aura contribué à sauvegarder, en fera un acteur incontournable sur la scène libanaise… et pourquoi pas un favori à l’élection présidentielle d’octobre 2022.

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