EN IMAGES : Au Liban, dans les allées du très méconnu cimetière des Étrangers
Mohamad Allouch a 68 ans. Comme sa femme, il est né et a grandi à Tripoli, dans le Nord du Liban. Ce cimetière, il en connaît tous les recoins, toute son histoire. « Il y a beaucoup de gens enterrés ici. Des Libanais, des Syriens, des Palestiniens, des Égyptiens, des Somaliens, des Bangladais… Certains sont enterrés ici sans même que leurs parents ne le sachent », raconte-t-il en montrant plusieurs tombes. « Parce que beaucoup des défunts sont des étrangers, le lieu a été surnommé cimetière des Étrangers. »
Alors qu’il déambule dans les allées, Mohamad poursuit : « Dans les années 1960, tandis que beaucoup de Libanais pauvres et de Palestiniens rejoignaient Tripoli à la recherche de travail et de meilleures conditions de vie, beaucoup ont trouvé refuge au sein de ce cimetière géré par la communauté islamique de la ville. »
À cette époque, cette dernière offrait la possibilité aux familles pauvres de s’installer en bordure du cimetière. La ville s’agrandissant au fil des années, le cimetière, vieux de plus de 150 ans, a fini par se retrouver noyé au milieu des immeubles environnants. L’appellation « cimetière des étrangers », initialement informelle, est depuis devenue officielle.
Depuis, plusieurs générations se sont succédé au cimetière des Étrangers, mais leurs existences, elles, se confondent parfois. Un lieu où, souvent, on naît, on vit et on meurt. Les habitations de fortune de l’époque, censées être des points de chute temporaires, sont depuis devenues permanentes.
Les murs sont en briques et les toits en tôle, maintenus par de vieux pneus. L’électricité se fait aussi rare que les espaces libres, le linge s’étend aux fenêtres et l’eau courante est répartie dans divers réservoirs. Dans les ruelles étroites, des femmes assises en cercle fument le narguilé et boivent le café, une grand-mère veille sur son petit-fils et certains hommes s’affairent à réparer des câbles électriques.
Parmi ceux qui vivent dans le cimetière des Étrangers, nombreux sont Syriens et y ont trouvé refuge après avoir fui leur pays en guerre.
Imad Kashkara, 56 ans, est l’un d’entre eux. Réfugié au Liban depuis sept ans, c’est ici qu’il a trouvé une petite chambre insalubre en guise de logement pour pouvoir dormir. Il enchaîne les petits boulots, entre ramassage d’ordures et entretien à l’extérieur du cimetière.
« Je ne trouvais pas de travail en Syrie à cause de la guerre alors je suis venu ici », explique-t-il à MEE, assis sur son lit de fortune, le regard fatigué par la vie.
Depuis le début de la guerre il y a maintenant onze ans, plus d’un million de Syriens ont trouvé refuge au pays du Cèdre.
Le nombre exact de personnes enterrées ici n’est pas connu, tant le lieu évolue de jour en jour. Par manque de place, certaines tombes sont parfois ouvertes pour rajouter par-dessus une personne supplémentaire. Il n’est pas rare que trois personnes partagent la même tombe, sans qu’elles n’aient parfois aucun lien de parenté.
Quand la mort frappe et que les familles habitant la zone ne peuvent ramener le corps du défunt dans son village ou son pays d’origine, c’est ici qu’ils trouvent leur place. Au fil des années, le lieu est devenu également un cimetière de pauvres.
À la fin de la journée, quand le soleil brûlant s’efface derrière les barres d’immeubles environnantes et que le cimetière se couvre d’une douce lumière dorée, de nombreuses personnes viennent rendre visite à leurs proches disparus.
Au détour d’une allée, près d’une tombe tout juste fleurie, une fillette se recueille, assise aux côtés de sa tante. La stèle est toute récente et les larmes de Nermine, 8 ans, n’ont pas fini de sécher.
C’est dans la nuit du 23 avril 2022 qu’avec sa petite sœur et ses parents, elle a embarqué depuis les côtes au sud de Tripoli dans un bateau de fortune à la recherche d’un avenir meilleur. Un périple qui sera stoppé court lorsqu’un bateau de l’armée libanaise heurtera leur embarcation au large des côtes libanaises.
« Le bateau de l’armée est arrivé et nous a heurtés. À ce moment-là, ma mère a levé les bras et a disparu dans l’eau, avec ma petite sœur », raconte Nermine, encore sous le choc.
Le Liban est frappé depuis plusieurs années par la pire crise économique de son histoire et beaucoup d’habitants sont forcés à l’exil. Cette tragédie aura coûté la vie à sept personnes, tandis qu’une trentaine d’autres sont encore portées disparues.
Comme la plupart des enfants du cimetière, Omar, 13 ans, y a vu le jour. S’ils sont des dizaines à vivre et grandir ici, peu sont ceux qui y travaillent. C’est néanmoins le cas du jeune garçon, qui s’occupe de l’entretien du lieu. « Je nettoie les tombes avec de l’eau, je retire les mauvaises herbes puis je plante de nouvelles fleurs », explique-t-il à MEE en continuant son activité.
« Quand je sors du cimetière, je me sens comme un étranger. Ici, au milieu des tombes, je me sens comme un prince », raconte fièrement le jeune garçon. Un petit boulot qui lui permet d’aider sa famille, bien qu’il espère quitter cet endroit un jour. « Quand je serai grand, j’aimerais quitter ce pays, car ici, tout n’est qu’humiliation. J’aimerais partir, me marier et devenir ingénieur. »
Beaucoup de personnes vivant dans le cimetière ont un proche enterré ici. En 2012, lorsqu’un énième conflit entre les quartiers alaouite et sunnite de Bab el-Tabbaneh et Jabal Mohsen éclate à Tripoli, de nombreuses personnes sont tuées, laissant derrière elles des familles en deuil, particulièrement dans ces quartiers qui se trouvent non loin du cimetière des Étrangers.
Wahibe Chaaban y a perdu son fils, érigé en martyr dans la maison familiale. « J’ai voulu qu’il soit enterré ici, près de moi, afin que je puisse lui rendre visite. » Autour de la tombe de son fils qu’elle vient visiter chaque jour, sont enterrés son beau-père et sa femme, ainsi que plusieurs de ses cousins. « J’ai demandé à être enterrée ici aussi, à côté de lui, le jour où je partirai », soupire-t-elle en embrassant la tombe de son fils.
Bariaa Kaddour, 68 ans, n’en avait que 14 lorsqu’elle a quitté son village dans la région pauvre de l’Akkar, située dans le Nord du Liban, pour venir s’installer à Tripoli avec sa famille. « Nous n’avions pas de terre ni de ressources dans notre village, nous avons été forcés de venir ici pour trouver du travail et de quoi nous nourrir », explique-t-elle.
Assise sur sa chaise auprès de son mari souffrant, elle raconte les conditions de vie difficiles dans le cimetière. « Je vis ici depuis presque 60 ans. Je vis au milieu des morts, des rats et des moustiques. Il n’y a pas d’eau courante, pas d’électricité. »
Son mari souffrant, le peu d’argent gagné sert à lui payer ses médicaments. « Mon mari est malade depuis deux ans, il ne peut ni s’asseoir ni marcher », soupire-t-elle en levant les yeux au ciel. « Si nous sommes encore en vie, c’est parce que ce n’est pas encore notre heure de mourir. »
Le soleil se couche sur le cimetière des Étrangers, des enfants jouent entre les tombes, le chant du muezzin résonne dans les ruelles étroites, des oiseaux volent en cercle au-dessus des têtes et les rayons du soleil couchant viennent caresser la cime des arbres.
Un décor d’une beauté rare au milieu des morts. Au détour d’une allée, Mohamad, la mine grisonnante, est encore là. « C’est devenu normal d’être ici, les morts ne nous dérangent pas », explique-t-il, une cigarette à la bouche. « Vous les regardez et vous les trouvez plus à l’aise que nous, les vivants. »
Son frère et son père sont enterrés ici, à quelques pas de sa maison, où sa femme l’attend pour le dîner. La cigarette consumée, il reprend, d’une voix fatiguée : « Si nous avions le choix, vous ne nous trouveriez pas ici, nous serions partis depuis longtemps. »
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