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Les milices armées qui sèment la terreur et le chaos dans le désert du sud de la Libye

Les habitants de la région libyenne du Fezzan racontent des années d’enlèvements et de meurtres perpétrés par des bandes armées et pointent du doigt les tristement célèbres milices janjawids soudanaises
Les milices janjawids sont apparues au Tchad et ont gagné en notoriété au Darfour au début des années 2000 (MEE)
Par Samira Elsaidi à SEBHA, Libye

L’été était arrivé, accompagné de la chaleur impitoyable du désert. Dans le Fezzan, région largement désertique du sud-ouest de la Libye, l’heure était venue pour les bergers qui avaient fait paître leurs moutons tout au long du printemps de déplacer leur troupeau.

En juin 2017, deux de ces bergers, Mohammed al-Zarooq (64 ans) et son ami Abdullah (65 ans), avaient décidé de faire le voyage de nuit en direction du nord, à travers le Jebel al-Harouj, région montagneuse du centre de la Libye.

Mohammed ouvrait la marche au volant de son véhicule, suivi d’Abdullah. Les deux hommes approchaient du village d’al-Fuqaha en empruntant les chemins désertiques caillouteux de cette région montagneuse et volcanique. Puisqu’Abdullah était à la traîne, Mohammed, originaire du village d’az-Zighan, près de la ville de Sebha, dans le sud-ouest de la Libye, s’est arrêté sur une bande de terre destinée au pâturage pour attendre son ami.

« Je ne m’étais pas rendu compte que j’avais échappé à un piège terrifiant », raconte-t-il à Middle East Eye. « Mon ami a été intercepté par une bande armée. Ils lui ont tiré dessus. L’un d’eux l’a frappé à la tête avec la crosse de son arme. Ils ont seulement pu prendre ce qu’il avait. Pourquoi ont-ils fait cela ? Nous sommes des bergers sans défense. »

L’été suivant, en juin 2018, Muftah a vécu un calvaire similaire. Ce chauffeur de camion libyen raconte à MEE l’enlèvement et l’assassinat de ses amis Aseel et Abdel Salam. Une bande qui attendait des passants a attrapé les deux hommes et les a forcés à monter dans une voiture. Aseel a reçu une balle dans le poignet parce qu’il tardait à se plier à leurs désirs. 

Ils ont été conduits vers le sud, dans les profondeurs du Sahara, par la route de terre qui relie al-Fuqaha et Tamsah.

« J’ai dit au chauffeur de ne pas s’arrêter. Il ne s’est pas arrêté et ils nous ont donc tiré dessus »

– Ibrahim, victime de ravisseurs

« Dans un endroit rocheux et difficile d’accès, près de la forêt de palmiers, ils nous ont pris en otage, et c’est là que le véritable supplice a commencé », se souvient Muftah. « Ils nous battaient matin et soir et nous demandaient de contacter nos familles pour leur dire qu’elles avaient trois jours pour leur verser 1,3 million de dinars [environ 250 000 euros]. Ils menaçaient de nous tuer en cas de retard ou si nous tentions de gagner du temps. »

Les séances de torture étaient sadiques et punitives, raconte Muftah. Les membres du gang armé parlaient « la langue du peuple tchadien » et ont violemment battu son autre ami, Abdel Salam, qui leur a dit : « Nous n’avons pas d’argent ou de richesses. Comment pouvons-nous vous verser cet argent alors que nous ne pouvons même pas gagner notre vie pour une journée ? » 

Muftah explique à MEE que quand lui et ses amis ont tenté de résister aux coups et à la torture, l’un des miliciens s’est jeté sur Abdel Salam, alors menotté, et a commencé à « lui remplir la bouche de terre ». Lorsque le milicien a lâché Abdel Salam, le berger s’est mis à tousser violemment. « Il a été pris de violents tremblements et son pouls s’est immédiatement arrêté », raconte Muftah à MEE.  

La bande armée a ensuite forcé ses otages libyens à enterrer leur ami et à mener les prières devant sa dépouille. Deux des ravisseurs se sont joints aux prières pour le défunt. Le groupe a passé 22 jours en captivité dans la chaleur du désert. L’un des otages était un enfant, les autres étaient des chauffeurs de camion. Comme Abdel Salam, Aseel n’a pas survécu à ce calvaire. 

Les « cavaliers du diable »

Interrogés par MEE, des témoins locaux et des survivants de ces attaques armées et de nombreuses autres attaques similaires affirment que leurs auteurs ne sont pas de simples criminels opportunistes. 

Ils soutiennent, preuves à l’appui, que ces groupes armés sont des Janjawids, les tristement célèbres milices arabes dont les origines remontent aux années 1980 au Tchad et qui sont ensuite apparues au premier plan dans les années 2000 au Darfour

Dans l’ouest du Soudan, les Janjawids ont été chargés par l’administration soudanaise de l’autocrate Omar el-Béchir de réprimer violemment les tribus noires africaines qui s’étaient soulevées contre le gouvernement. Les Janjawids, dont certains traduisent le nom par « cavaliers du diable », ont été accusés d’atrocités à grande échelle dans la région.

Certains combattants et dirigeants janjawids ont ensuite formé les Forces de soutien rapide (FSR), qui constituent aujourd’hui la milice la plus puissante du Soudan. Son chef, Mohamed Hamdan Dagalo, communément appelé Hemetti, est impliqué actuellement dans une guerre ouverte avec le commandant de l’armée soudanaise, Abdel Fattah al-Burhan, avec lequel il avait évincé  les civils du pouvoir lors du putsch d’octobre 2021, avant qu’ils ne retournent leurs armes l’un contre l’autre samedi dernier. On trouve aujourd’hui des combattants des FSR jusqu’au Mali à l’ouest et jusqu’au Yémen à l’est. 

En Libye, les experts de l’ONU affirment que les milices soudanaises ont combattu dans les deux camps de la guerre civile de 2014-2020 entre le gouvernement internationalement reconnu et les forces du commandant de l’est du pays, Khalifa Haftar. Le Soudan partage une frontière de 330 km avec le sud-est de la Libye.

carte janjawids libye

Avec l’aide de milices soudanaises, Haftar s’est emparé en juin 2017 des bases clés de Tamenhant et al-Djoufrah, au nord de la ville de Sebha, qui se trouve sur l’une des principales routes de contrebande et de transit pour les réfugiés en provenance du continent africain et à destination de l’Europe. La région a été le théâtre de violents combats entre les deux camps et les forces gouvernementales, soutenues par la Turquie, se sont retirées.

Selon des habitants et des survivants d’attaques dans le sud de la Libye interrogés par MEE, il en a notamment résulté une prise de contrôle par les milices janjawids d’une bande de territoire d’environ 300 km allant de Sebha à al-Djoufrah, dans le centre de la Libye.

« Nous avons observé de nombreuses infiltrations et violations commises par les groupes janjawids stationnés dans le secteur de Sokna », indique un porte-parole officiel des opérations régionales à Syrte et al-Djoufrah. « Nous avons enregistré une multitude d’attaques contre des habitations de citoyens et leurs exploitations agricoles privées, ainsi que des vols à main armée dans des sièges d’organismes publics. »

L’emprise des milices s’est récemment affaiblie, les combattants étant passés de l’autre côté des frontières méridionales de la Libye pour se rendre au Tchad, au Niger et au Soudan, même si tous ne sont pas partis. Ces bandes pratiquent toujours des pillages, des vols, des assassinats ainsi que du trafic de réfugiés dans les régions frontalières de ces trois pays et de la Libye, comme le confirment Human Rights Watch et le Global Report on Trafficking in Persons de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime.

En plein désert 

Ibrahim et son épouse s’étaient rendus à Misrata, sur la côte nord-ouest de la Libye, afin de permettre à leur fils de subir une intervention chirurgicale vitale. L’opération s’est bien déroulée et la jeune famille a réservé un taxi pour entreprendre le long trajet retour vers Sebha, au sud. 

Conscient de la recrudescence des attaques de bandes armées, Ibrahim a suggéré au chauffeur de prendre un itinéraire plus long. Le chauffeur ne l’a pas entendu de cette oreille et puisqu’il n’avait qu’une somme d’argent limitée, Ibrahim a cédé et transmis le prix de la course à son épouse. 

« Nous avons passé les collines du Jebel as-Sawda et, à la fin du secteur d’al-Qaf, nous avons été surpris par une bande qui bloquait la route avec des pierres et nous demandait de nous arrêter », se remémore Ibrahim. « J’ai dit au chauffeur de ne pas s’arrêter. Il ne s’est pas arrêté et ils nous ont donc tiré dessus. Le pare-brise de la voiture a éclaté et mon enfant a été touché à la tête par des éclats. Mon épouse a également été blessée. »

La région du Fezzan, en Libye, est couverte de vastes étendues désertiques (Luca Galuzzi/Wikicommons)
La région du Fezzan, en Libye, est couverte de vastes étendues désertiques (Luca Galuzzi/Wikicommons)

Bien que les pneus et le moteur de la voiture aient été endommagés, ils ont réussi à prendre la fuite. Au bout d’une vingtaine de kilomètres, les voyageurs infortunés ont abandonné la voiture et se sont enfoncés à pied dans le désert, dans l’espoir d’échapper à la bande armée. Ils ont parcouru une quarantaine de kilomètres à pied, mais l’épouse d’Ibrahim était frigorifiée, assoiffée et terrassée par la fatigue. Elle saignait des pieds. C’était l’hiver, une saison qui peut être extrême dans le Fezzan. 

Ibrahim essayait de redonner de l’espoir à son épouse en lui disant qu’ils étaient presque arrivés à destination et qu’ils n’étaient qu’à quelques encablures de leur salut. Ils ont rejoint une route principale et se sont mis à attendre qu’une voiture veuille bien les prendre. Trois voitures sont passées, mais le groupe n’a pas osé les arrêter, de peur de tomber sur des bandes armées. 

« Au bout d’un moment, les phares d’une autre voiture sont apparus », raconte Ibrahim. « C’était une petite Hyundai Sonata. Quand j’ai entendu le bruit des roues, j’ai su que c’était une petite voiture. Je me suis rapproché de la route. Mon épouse n’en pouvait plus. Je me suis approché de la voiture. C’étaient nos sauveurs. » 

Des meurtres de professeurs, de journalistes

Les bandes armées n’ont épargné personne. Middle East Eye a recueilli des témoignages évoquant des otages enchaînés, des personnes démunies à qui l’on a tout pris et toutes sortes d’actes de torture.

Hamed Ali Mayouf, professeur de chimie à l’Université de Sebha, a été tué devant ses enfants par des bandits qui pratiquent des enlèvements et des vols sur les routes.

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Musa Abdul Kareem était un journaliste qui couvrait les effets du conflit libyen sur la vie quotidienne à Sebha, sa ville. Il était parvenu à entrer en contact avec un chef de milice dans le cadre d’une enquête publiée par Fasanea, journal local pour lequel il travaillait. L’article contenait une déclaration du chef sous un pseudonyme, transmise par son bras droit. 

Musa Abdul Kareem a été enlevé dans la matinée du 31 juillet 2018 par des hommes armés et masqués au volant de deux véhicules civils. Quelques heures plus tard, son corps sans vie a été découvert, les yeux bandés et les mains liées, près de l’institut de santé de Sebha. Il présentait treize blessures par balle et des signes de torture. 

La nécrologie publiée dans le journal qui l’employait indiquait : « La forêt est ouverte. Nous avons perdu notre collègue et frère. Il a payé de sa vie son courage, son professionnalisme et son honnêteté. Musa a vécu plus longtemps que ceux qui l’ont mené au trépas. » 

Une réponse locale

Une résistance locale aux milices s’est élevée contre vents et marées. Houn, une ville-oasis située dans le nord du Fezzan, a été le théâtre de manifestations après l’assassinat d’un citoyen local, Abdullah Abu Qusaisa, dont le corps a été jeté sur une route dans un quartier industriel.

Les habitants sont parvenus à chasser des bandes de ravisseurs et de voleurs et à libérer des proches. 

Des tracts visant les mercenaires janjawids et du groupe Wagner ont été distribués dans la région. Les deux groupes ont combattu dans le même camp en alliance avec Haftar, proche de la Russie. Selon les estimations, un millier de combattants du groupe Wagner seraient encore déployés en Libye. 

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« Avertissement et menace à l’intention des mercenaires de Wagner et janjawids et à ceux qui les soutiennent », indiquait le tract distribué par les citoyens. « Vos emplacements, déplacements, positions et points de présence sont intégralement suivis et surveillés par les habitants de la ville.

« Nous nous préparons à vous cibler. Par conséquent, vous êtes priés de quitter immédiatement la ville, car vous n’avez aucun endroit où aller ou vous abriter en raison des assassinats, des destructions, des vols et de la corruption morale dont vous vous êtes rendus coupables dans une société qui vous rejette en totalité et en détail. »

Pour Muftah, Ibrahim et les familles de ceux qui ont été tués par les bandes armées ayant prospéré dans l’obscurité du conflit interminable en Libye, l’impact de ces dernières années peut sembler beaucoup plus brutal.

Une route jonchée de pierres, une terre aride sans aucun signe de vie. Un désert qui s’étend à l’horizon. Le souvenir d’enlèvements et d’assassinats et la crainte d’en vivre d’autres. Tel est l’héritage laissé par le règne de terreur des milices en Libye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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