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« J’ai tout vendu pour pouvoir me nourrir » : au Maroc, la fermeture de la frontière avec l’Espagne tue Fnideq à petit feu

Après la révolte du Rif en 2017 et celle de Jerada en 2019, une nouvelle région du Maroc est en ébullition. À Fnideq, ville sinistrée, un mouvement social réclame un programme de sauvetage socio-économique 
Sur la terrasse d’un immeuble, des employées marocaines de Fnideq regardent vers l’enclave de Ceuta, le 28 août 2020 (AFP)
Sur la terrasse d’un immeuble, des employées marocaines de Fnideq regardent vers l’enclave de Ceuta, le 28 août 2020 (AFP)
Par Salaheddine Lemaizi à FNIDEQ, Maroc

Vendredi, jour de manifestation à Fnideq. Cette localité de 78 000 habitants, au nord-ouest du Maroc, est tournée vers la frontière espagnole. Sa survie dépend du commerce frontalier. 

Fnideq, appelée aussi « Castillejo » par la population locale, partage la frontière avec Ceuta, enclave sous occupation espagnole. Les deux villes dépendent l’une de l’autre, économiquement et stratégiquement. Or, pour la première fois depuis des décennies, les deux villes jumelles sont séparées. 

En décembre 2019, les autorités marocaines ont décidé d’interdire de manière définitive l’entrée de marchandises depuis la ville de Ceuta. Cette « contrebande vivrière » représentait une source de revenus pour plus de 9 000 personnes à Fnideq et ses environs. 

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Pour sa part, l’État avance que l’économie marocaine perd environ 650 millions d’euros chaque année en raison de l’activité de la contrebande au nord du pays. 

Mais cet arrêt brutal de la contrebande, en l’absence d’alternatives, a provoqué une crise économique majeure dans plusieurs villes du nord du pays.

La pandémie de COVID-19 a amplifié cette crise. Fnideq est à genoux : 600 magasins ont mis la clé sous la porte en une année, 30 % des cafés et restaurants ont cessé leur activité. Selon des estimations locales, depuis mars 2020, 3 000 personnes ont quitté définitivement cette ville, et 3 600 habitants de Fnideq qui traversaient la frontière chaque matin pour aller travailler à Ceuta ne peuvent plus le faire en raison de la fermeture du poste frontalier. 

Un an après, les habitants de Fnideq sont à bout et le font savoir haut et fort au pouvoir central de Rabat.

Quelques semaines avant le début du mouvement, 100 personnalités de la région ont signé l’appel de Fnideq pour le sauvetage de la ville.

À la frontière de la misère

Fnideq était pourtant un carrefour commercial florissant. L’activité économique passait par le poste frontalier de Tarajal permettant l’importation de marchandises de contrebande depuis Ceuta. 

Cette activité était basée sur les hammala (mules), femmes et hommes chargés de transporter les marchandises depuis Ceuta vers Fnideq dans des conditions inhumaines. Une exploitation qui n’enrichissait que les barons de ce commerce frontalier à Fnideq comme à Ceuta.

Le marché d’El Massira au centre-ville – durant de longues années, destination pour les touristes nationaux qui venaient faire leurs emplettes de produits espagnols à bas prix – reste témoin de cette époque pas si lointaine.  

À l’entrée du marché, trois hommes affichent une mine des mauvais jours. Ahmed faisait partie des marchands ambulants du souk. « Le marché se meurt et nous avec. Je n’ai pas payé mon loyer depuis quatre mois. La société de distribution d’eau et d’électricité menace de me couper le réseau », se plaint-il à Middle East Eye

Son collègue, Nourreddine, poursuit, la gorge serrée : « Les gens vendent leurs meubles pour se nourrir. »

Le marché d’El Massira regorgeait autrefois de produits espagnols à bas prix (MEE/Salaheddine Lemaizi)
Le marché d’El Massira regorgeait autrefois de produits espagnols à bas prix (MEE/Salaheddine Lemaizi)

Parmi les jeunes de Fnideq, le sentiment de désillusion domine. Avant même cette crise, le taux de chômage en milieu urbain dans la province de M’diq-Fnideq était de 18 %, soit le double du taux national (9,2 % en 2019). 

La contrebande, activité de subsistance, n’existe plus. Said et Fayçal tiennent les murs, près du marché. Ces deux faracha (terrassiers) n’ont plus confiance dans les médias ou les acteurs politiques et associatifs. 

« Les jeunes ont le choix entre la mort lente ou le hrig [immigration irrégulière] à la nage vers Sebta », confie-t-il à MEE.

L’ampleur de la crise économique dans cette ville a poussé les jeunes à partir, sans papiers, vers Ceuta. Une traversée nocturne de 5 kilomètres à la nage. 

La mort de deux habitants de la ville lors d’une de ces tentatives de migration illégale a entraîné un mouvement de protestation, le 5 février 2020. Surprises et prises de court, les autorités ont réprimé un sit-in tenu ce soir-là. Quatre jeunes ont été arrêtés et poursuivis en détention provisoire avant d’être condamnés à six mois de prison avec sursis. 

Les femmes, pilier de cette protestation inédite 

Depuis trois semaines, les habitants de Fnideq, sans aucun encadrement politique, manifestent en bravant l’interdiction des autorités et l’état d’urgence sanitaire toujours en vigueur. 

Retour à la grande place. Il est 19 h, l’espace est sous haute surveillance. Des policiers en civil scrutent le mouvement des passants.

Ceux qui n’habitent pas à Fnideq subissent des contrôles d’identité. Malgré cet étau sécuritaire, les femmes s’installent sur le perron de la mosquée Mohammed V. 

La grande place est noire de monde. Policiers comme habitants sont sur les nerfs. Tout le monde attend le coup d’envoi de ce sit-in. 

« Le signal sera donné sur une des pages Facebook influentes à Fnideq », prévient Mohamed Bensaissa, président de l’Observatoire du nord pour les droits humains (ONDH), présent sur place. 

À 19 h 15, le doute s’installe. Des policiers tentent de disperser les femmes. Sans succès. 

« Le peuple veut l’ouverture de la frontière », scandent les femmes. Manifestation à Fnideq, le 19 février 2021 (AFP)
« Le peuple veut l’ouverture de la frontière », scandent les femmes. Manifestation à Fnideq, le 19 février 2021 (AFP)

En petits groupes, les femmes crient le premier slogan : « Le peuple veut l’ouverture de la frontière ». Les hommes postés sur l’autre trottoir de l’artère principale leur donnent la réplique, timidement. Les policiers se retirent de la place. Le printemps de Fnideq peut continuer.

Les femmes constituent le pilier de cette protestation inédite. Elles subissent de plein fouet les conséquences de cette crise économique.

Fatema faisait la mule entre Bab Sebta et Fnideq. Pour avoir une place au poste frontalier de Tarajal, elle devait passer une nuit dans la rue, près de la frontière. Malgré ces conditions pénibles, elle est prête à reprendre cette activité. 

« Ce travail me permettait de gagner entre 70 et 100 dirhams par jour [7 à 10 euros]. Mon mari travaillait aussi à la frontière. Aujourd’hui, je suis sans revenu depuis un an. J’ai tout vendu pour pouvoir me nourrir », crie-t-elle au milieu de cette foule compacte. 

« Mon mari travaillait aussi à la frontière. Aujourd’hui, je suis sans revenu depuis un an. J’ai tout vendu pour pouvoir me nourrir »

- Fatema, mule

Les travailleurs réguliers à Ceuta sont un autre visage de cette crise. Amina est interdite de rejoindre son travail comme femme de ménage. « J’ai rassemblé les documents demandés, je suis partie jusqu’à Rabat pour les déposer mais je n’ai pas reçu de réponse », se désole-t-elle.

Quelques rares personnes ont pu rentrer à Sebta, mais la majorité demeure bloquée à Fnideq et risque de perdre son emploi. 

À cette catégorie, s’ajoute une centaine de personnes toujours bloquées du côté espagnol depuis mars 2020. Le mari d’Assiya fait partie de ce groupe. Elle est venue avec ses deux filles pour cette manifestation. « Mes enfants n’ont pas vu leur papa depuis un an. Il est bloqué sans aucune raison valable », proteste-t-elle. 

Ces multiples raisons ont poussé les habitants de Fnideq à protester dans la rue. Les autorités sur place pressent le pas pour désamorcer cette crise, en multipliant les actions et les annonces. Face à ces mesures d’urgence, les habitants affichent leur scepticisme.

« Copinage et népotisme »   

Depuis deux semaines, les autorités locales aidées par des associations qui leur sont proches distribuent des aides alimentaires et des bons de 45 euros à des familles nécessiteuses. 

« Cette distribution se fait sur la base du copinage et du népotisme avec le mokadem [agent d’autorité locale] », dénonce une femme âgée venue manifester sur la grande place. 

Une accusation récurrente parmi les habitants. Pour les jeunes de Fnideq, l’autorité locale a annoncé la création de 200 emplois sur des zones franches du nord. 

Dans les faits, il s’agit de formations renforçant l’employabilité des jeunes avec une bourse de 1 000 dirhams (93 euros) par mois durant trois mois. 

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À cela s’ajoute l’annonce d’emplois au profit de 100 femmes de la ville dans les zones industrielles de Tétouan et Tanger. 

« Mais au lieu de calmer les esprits, ces actions de colmatage attisent la colère car elles sont marquées par un manque de transparence », observe Mohamed Younes de l’ONDH Fnideq.  

La Région Tanger-Tétouan-Al Hoceima vient d’annoncer dans l’urgence un programme intégré pour le développement économique et spatial avec un budget de 38 millions d’euros. Ce programme dormait dans les tiroirs depuis un an. 

Les autorités s’activent aussi pour mettre en place une Zone d’activités économiques (ZAE). Elle comprendra 33 dépôts pour le commerce de gros et de détail de marchandises importées via le port limitrophe de Tanger Med.

Comme Middle East Eye l’a constaté sur place, les travaux de terrassement ont à peine démarré. L’ouverture de cette ZAE est prévue pour juin 2021. 

« C’est une goutte d’eau dans un océan de misère », commente Said à MEE. Et de poursuivre : « Il n’y a aucune garantie que les personnes vraiment dans le besoin pourront bénéficier de ce projet. C’est un autre projet pour les grands importateurs. » 

Selon des estimations locales, depuis mars 2020, 3 000 personnes ont quitté définitivement Fnideq (AFP)
Selon des estimations locales, depuis mars 2020, 3 000 personnes ont quitté définitivement Fnideq (AFP)

La crise actuelle est en tout cas un sérieux test pour la stratégie de l’État visant à resserrer l’étau sur les produits de la contrebande provenant du nord – depuis l’Espagne – et de l’est – depuis l’Algérie. 

Comme le rappelle le chercheur Mustapha El Yahyaoui sur les colonnes du quotidien Akhbar Al Youm : « Les options à la disposition de l’État pour reconfigurer l’économie frontalière demeurent limitées. Les solutions dépendent surtout de la teneur des relations entre le Maroc et l’Espagne ». 

Autrement dit, les habitants de Fnideq payent les frais des différents contentieux entre les deux pays. 

Pour l’instant et pour atténuer la pression, les autorités locales ferment les yeux depuis trois semaines sur les activités des faracha qui se sont de nouveau installés dans le marché de la ville. Une petite victoire pour les habitants. Sans alternative viable, ceux-ci ne sont pas prêts à renoncer à la contrebande vivrière.

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