Maroc : trois mois après la mort de Mouhcine Fikri, le Rif ne décolère pas
AL HOCEIMA – Il aura fallu de nouveaux affrontements entre les manifestants et les forces de l’ordre pour qu’Al Hoceima, petite ville côtière du nord-est du Maroc, fasse à nouveau parler d’elle dans les médias.
Pourtant, depuis la mort de Mouhcine Fikri, un vendeur de poisson de 31 ans écrasé par une benne à ordures, cette région du Rif ne décolère pas. Depuis trois mois, des manifestations et des sit-in sont organisés dans la ville et les villages alentour.
Dimanche, alors que les habitants d’Al Hoceima voulaient commémorer l’anniversaire de la mort d’Abdelkrim el-Khattabi, icône de la région, figure militaire de la résistance contre l’occupation espagnole et française, et fondateur d’une éphémère République indépendante au début du XXe siècle, la situation a dégénéré.
Le 5 janvier, les forces de l’ordre étaient intervenues pour disperser un rassemblement place Mohammed VI
Dès le matin, les habitants se sont réveillés avec des barrages dans toute la région. Les forces de l’ordre avaient été massivement déployées. Plus l’heure de la marche approchait, plus les tensions étaient perceptibles.
Quand les manifestants sont partis des villages pour rejoindre Al Hoceima et se sont retrouvés bloqués, les affrontements ont commencé. Les plus violents, qui ont eu lieu à Boukidan, ont duré huit heures. Selon des sources officielles citées par l’AFP, le bilan serait d’une trentaine de blessés parmi les policiers.
À Al Hoceima, l’ambiance est restée très tendue. Les gens se sont vus interdire de filmer avec leur téléphone portable.
En réalité, l’ambiance a commencé à tourner le 5 janvier. Les forces de l’ordre étaient intervenues pour disperser un rassemblement place Mohammed VI. Elles ont par la suite tenté d’interdire les manifestations dans toute la région et relevé le niveau d’alerte.
« Ce sont les attaques contre nos acquis sociaux, économiques et politiques et l’adoption d’une politique d’exclusion et de marginalisation contre les habitants du Rif qui ont provoqué cette dynamique populaire, comme une réaction collective contre la hogra [humiliation et injutice], la précarité et l’exclusion », analyse Mohamed al-Atabi, un militant de la région, pour Middle East Eye.
Un hôpital et une antenne universitaire
L’étincelle de cette colère s’appelle Mouhcine Fikri. Si bien que les médias l’ont comparé à Mohammed Bouazizi, à qui l’on attribue le déclenchement de la révolution tunisienne. Le vendeur de rue tunisien s’était immolé après la saisie de son matériel. Le vendeur de poisson marocain, lui, s’était jeté dans un camion à ordures pour récupérer la marchandise que les autorités avaient jetée. Et la benne s’était mise en marche, avalant son corps devant des dizaines d’habitants qui suivaient la scène.
Il y eut les funérailles et la visite du ministre de l’Intérieur Mohammed Hassad. Mais les promesses d’enquête pour punir les responsables n’ont pas calmé la colère des habitants. Les protestataires n’ont pas seulement demandé que justice soit faite, ils ont aussi réclamé le respect de leurs droits, notamment économiques et culturels.
Les militants ont créé des comités pour gérer le mouvement, des comités populaires se sont formés et les protestations sont devenues quotidiennes.
« La tragique disparition de Mouhcine Fikri a permis d’organiser la colère et de la transformer pour formuler des revendications sociales et économiques comme la construction d’un hôpital régional pour soigner le cancer, une antenne universitaire, la priorité de l’emploi pour les enfants de la région ou encore le désenclavement de la région par du développement », explique Mohamed al-Yakhloufi, un activiste, à MEE.
« Nous refusons simplement le despotisme »
Ce sentiment d’exclusion est amplifié par la marginalisation de la langue et de la culture qui font l’identité amazighe (berbère) de la région. Même si la langue amazighe n’a été reconnue dans la Constitution marocaine qu’en 2011, son utilisation dans l’espace public et les médias reste très limitée.
Le drapeau amazigh est d’ailleurs toujours présent lors des marches, aux côtés des photos de Mouhcine Fikri ou du drapeau de la République du Rif fondée par Khattabi. Certains veulent même voir dans ce symbole une tentation séparatiste. Leïla Achabar, une militante, dément : « Ce drapeau n’est pas un message séparatiste, il symbolise notre attachement aux valeurs de la résistance, de la justice et de la dignité qu’incarnait la république de Khattabi. Nous ne sommes pas des séparatistes, nous sommes des patriotes. Nous refusons simplement le despotisme. »
« Comment peut-on accepter que la région d’Al Hoceima, dont la baie est considérée comme parmi les plus belles au monde, soit une région militaire et qu’elle soit aussi longtemps marginalisée ? »
C’est aussi l’argument d’Achraf Idrissi, un autre militant. « Il faut annuler le décret qui fait de la région d’Al Hoceima une région militaire. Présenter toutes les personnes impliquées dans la mort de Fikri devant la justice, mener une enquête complète et faire toute la vérité sur les cinq martyrs de la Banque populaire [cinq jeunes retrouvés morts lors des manifestations du 20 février 2011]. »
Au centre d’Al Hoceima, la place Mohammed VI a été rebaptisée place des Martyrs. C’est là que les militants de la région se réunissent pour organiser leur manifestation hebdomadaire. À la tribune, un trentenaire harangue la foule. Il s’appelle Nasser Zefzafi et il est devenu le leader et le visage de la protestation. Très populaire chez les Rifiens, les Marocains sur les réseaux sociaux le comparent à Khattabi.
À Tamasint, un village plus au sud, voilà des semaines que les habitants tiennent tous les jours un sit-in. « Depuis le 18 janvier, nous nous plaçons face au bureau local de l’administration. Mais les responsables n’ont pas réagi à nos revendications », regrette Mohamed Atabi, l'un des habitants. « Les autorités essaient de faire imploser le mouvement de l’intérieur en pariant sur l’effet du temps et en essayant d’employer des baltagias [voyous payés par les autorités] pour semer la discorde. »
Le fossé s’est creusé
Après deux mois de silence, voyant les protestations s’étendre, l’État a décidé d’opter pour une intervention des services de sécurité.
Il aurait dû se souvenir que, dans l’histoire du pays, la contestation est dans le Rif une tradition.
Il y a eu Abdelkrim al-Khattabi, devenu héros de la lutte anticolonialiste. Et puis, deux après l’indépendance, la région s’est enflammée contre le pouvoir royal parce que les habitants se considéraient exclus de la gestion du pays. La révolte fut violemment réprimée. Depuis, le fossé s’est creusé de plus en plus entre la région et le système central marocain.
En 1984, de nouvelles protestations ont éclaté contre la cherté de la vie et la hausse du chômage, résultat de l’application d’une politique de réajustement structurel. Cette fois aussi l’État marocain a répondu par la répression.
Lors des manifestations de 2011, dans le vent des révoltes arabes, Al Hoceima fut aussi l’un des principaux foyers de contestation.
Ce qui fait la force de ce mouvement, c’est aussi qu’il embrasse toutes les générations de la région. Une femme d’une cinquantaine d’années, qui manifeste avec son fils, témoigne : « Nous continuons à sortir et à manifester pour dire au Makhzen [l'État marocain] : halte à la tyrannie. On veut la dignité et on doit transmettre cela à nos enfants. »
Depuis le début des protestations, l’État marocain a agi calmement, en essayant de désamorcer la crise, surveillant les marches de loin, misant sur l’effet du temps qui calmerait les choses.
Les militants doutent de la sincérité de l'État
Le lendemain des affrontements, Charki Draiss, ministre délégué auprès du ministre de l’Intérieur, est parti à Al Hoceima pour rencontrer des responsables locaux et des élus et leur dire « toute la tendresse du roi pour la région ». Le comité du mouvement a répondu dans un communiqué, exprimant « sa disposition à dialoguer mais après avoir créé les conditions favorables ».
« Nous demandons à l’État marocain de cesser la militarisation de la région, d’enlever tous les barrages autour d’Al Hoceima et des autres zones », indiquait le communiqué. « Nous dénonçons la violence des appareils de sécurité et les insultes humiliantes envers les militants, leurs mères et leur symbole historique. »
« Nous demandons à l’État marocain de cesser la militarisation de la région »
Dans les faits, jusqu’à maintenant, aucune invitation officielle au dialogue n’a été adressée par l’État, si bien que les militants doutent de sa sincérité et en veulent pour preuve la poursuite des pressions sécuritaires et le fait que le militant Nasser Lari soit toujours détenu après les affrontements à Boukidan.
Concernant l’affaire Fikri, l’enquête avait amené à la présentation de responsables de l’administration des Pêches et des employés du ministère de l’Intérieur devant un juge d’instruction. Privilégiant l’hypothèse d’un homicide volontaire, l’enquête s’est achevée fin janvier et un procès devrait avoir lieu prochainement, selon la presse marocaine.
Hier jeudi, soit cent jours après le déclenchement du mouvement populaire dans la région, Nasser Lari était présenté au tribunal. Des habitants de Boukidan ont appelé à une marche pour dénoncer cette arrestation et des militants se sont réunis pour décider des prochaines actions.
Cent jours après le début des manifestations, la même colère se lit sur les visages des habitants du Rif.
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