Maroc : une guerre feutrée pour le pouvoir divise les islamistes
RABAT – Au Parti de la justice et du développement (PJD), le parti qui dirige le gouvernement, on le répète comme un mantra : « Notre parti vit une situation exceptionnelle. »
Abdelhak el-Arabi, président de la commission électorale et directeur général du PJD, contacté par Middle East Eye, constate que plus de trois mois après la formation du gouvernement, « les militants n’ont toujours pas accepté que tout ce à quoi notre secrétaire général [Abdelilah Benkirane] a résisté, que toutes les conditions qu’il a refusées durant six mois, que tout cela ait été accepté par le nouveau chef de gouvernement [Saâdeddine el-Othmani]. »
Rappel. Le 7 octobre 2016, le PJD raflait 125 sièges à la Chambre des représentants, la chambre basse du parlement marocain. Nommé chef du gouvernement par le roi peu de temps après, Abdelilah Benkirane n’est pas parvenu à former la coalition gouvernementale qu’il souhaitait.
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Il voulait reconduire la majorité sortante, une coalition hétéroclite composée du Parti du progrès et du socialisme (PPS, socialiste) le Rassemblement national des indépendants (RNI, libéral) et le Mouvement populaire (MP, conservateur).
Le RNI, dirigé par Aziz Akhannouch, un milliardaire proche du palais, a, quant à lui, fait pression pour y intégrer l'Union constitutionnelle (UC, libéral) et l'Union socialiste des forces populaires (USFP, socialiste).
Faute de compromis, les négociations ont été gelées, et ont connu des reprises épisodiques qui n'ont toutefois pas pu permettre d'arriver à un compromis.
Le 16 mars 2017, le roi Mohammed VI a limogé le chef du gouvernement Abdelilah Benkirane et nommé, un jour plus tard, Saâdeddine el-Othmani, le numéro deux du PJD, à la tête du gouvernement. Ce dernier acceptera d’intégrer l’USFP et l’UC dans la majorité, cédant ainsi aux pressions d’Aziz Akhannouch.
Entre soutien méfiant et opposition franche
Pour Aziz Chahir, politologue à l’Université Mohammed V de Rabat en prétendant que le blocage avait trop duré, la monarchie a « trouvé la parade pour renforcer son pouvoir en écartant provisoirement le leadership politique de Benkirane, jugé un peu trop populaire au goût du régime ».
Suite aux concessions faites par Saâdeddine el-Othmani, de nombreux cadres du PJD ont jugé nécessaire d’établir une distance entre le parti et le gouvernement.
« C’est un débat qui est en cours au sein de notre formation. Nous devons clarifier la nature du rapport entre le parti d’un côté, et le gouvernement de l’autre », a expliqué Abdessamad Sekkal, président de la région de Rabat-Salé-Kenitra.
En interne, les jeunesses du parti ont déjà formulé des appels pour que le PJD rejoigne l’opposition
Ce débat n’ayant, en réalité, pas encore eu lieu de manière formelle, les instances du PJD oscillent entre soutien méfiant et opposition franche au gouvernement el-Othmani.
Si elle ne se manifeste pas publiquement, cette opposition est déjà perceptible au sein des jeunesses du parti, qui, en interne, ont déjà formulé des appels pour que le PJD rejoigne l’opposition.
Et le prochain congrès du PJD, durant lequel a lieu l’élection du secrétaire général, sera l’occasion pour les camps pro-Benkirane et pro-Othmani de mesurer leurs forces et toute l’étendue de leurs divergences (attitude face au gouvernement, troisième mandat de Benkirane, position sur le dossier du Rif, etc…). « Aucune date n’a été fixée jusqu’à présent, mais le congrès se tiendra avant la fin de l’année 2017 », assure el-Arabi.
Conscient de sa position minoritaire à l’intérieur du PJD, Saâdeddine el-Othmani a pourtant très tôt entrepris de « se rapprocher de figures comme Mohamed Yatim (ministre de l'Emploi) et Mustapha Ramid (ministre des Droits de l'homme). Connues pour leur proximité avec Abdelilah Benkirane, Othmani a pris soin de les placer dans le gouvernement afin de gagner le soutien d’une partie de l’état-major du PJD », commente un parlementaire qui suit de près la situation au parti de la lampe.
Manque de légitimité politique
Sans surprise, les deux personnalités ont d’ailleurs enchaîné les sorties au lendemain du limogeage de Benkirane, pour signifier que le secrétaire général du PJD appartenait désormais au passé, et qu’il faudrait désormais composer avec El Othmani.
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Ce discours semble néanmoins peu audible auprès des bases et du leadership intermédiaire du PJD. « Contrairement à Benkirane, Othmani ne dispose pas de la légitimité des urnes », commente Aziz Chahir. Placé à la tête du gouvernement au lendemain du limogeage de Benkirane, el-Othmani « cherche à se construire une légitimité différente pour compenser. Faute de légitimité politique, il met en avant ce qu’il est sans doute un peu au fond : un légaliste. Il se montre très attaché aux statuts du parti, il insiste pour qu’il y ait des procès-verbaux à chaque réunion, il déteste les magouilles… »
Le problème, c’est que cela ne suffira sans doute pas, car Othmani, aussi sympathique soit-il, cristallise tout le rejet du parti. Et là où Benkirane peut se prévaloir du soutien des bases, Othmani pêche par manque d’alliés et d’hommes clés autour de lui.
L’enjeu est clairement moins risqué pour Benkirane, qui, en plus d’avoir balisé l’appareil du parti, a su « créer de la loyauté autour de lui, et capitalise sur ça »
-Aziz Chahir, politologue
« Abdelilah Benkirane garde le contrôle d’un certain nombre de secteurs » du parti, rappelle Aziz Chahir. En plus du groupe parlementaire du PJD, dirigé par le maire de Fès Idriss Azami Idrissi, plusieurs organisations parallèles – dont les jeunesses – sont acquises à la cause de l’actuel secrétaire général, et se montrent assez critiques vis-à-vis du gouvernement dirigé par Saâdeddine el-Othmani.
Pour l’instant, personne à l’intérieur du parti ne semble savoir si Othmani cherchera à se présenter. S’il se présente, une victoire pourrait lui assurer la légitimité dont il a tant besoin. Mais s’il perd, cela pourrait durablement affaiblir sa position au sein du parti et du gouvernement.
L’option de l’homme de confiance
L’enjeu est clairement moins risqué pour Benkirane, qui, en plus d’avoir balisé l’appareil du parti, a su « créer de la loyauté autour de lui, et capitalise sur ça ». En dépit du fait qu’il donne l’impression d’avoir pris ses distances – ses sorties récentes se comptent sur les doigts d’une main – « Benkirane garde une très grande présence. Il a une capacité à être là sans être physiquement présent », relève Aziz Chahir.
Un troisième mandat de Abdelilah Benkirane à la tête du PJD est-il donc acquis ? Le principal concerné ne s’est toujours pas exprimé sur la question, mais « c’est une demande qui a effectivement été formulée par certains de nos militants, qui estiment que compte tenu de la situation que traverse le parti, il faut donner une troisième chance à Abdelilah Benkirane », rapporte Abdelhak el-Arabi. Cela nécessitera néanmoins « l’amendement des statuts du parti, qui limitent à deux le nombre de mandats consécutifs qu’un secrétaire général peut briguer », précise el-Arabi.
Sur le papier, donc, un nouveau mandat semble impossible. Dans les faits, si Benkirane lui-même se montre réticent l’idée de changer les statuts, il semblerait qu’il y ait à l’intérieur du PJS, un plébiscite en sa faveur capable de modifier les textes.
Moins enthousiaste, un membre du secrétariat général du parti estime qu’au fond, avec ou sans Benkirane, « le PJD ne reviendra pas sur sa position de soutenir le gouvernement, ni n’ira dans l’opposition ». « Nous pouvons nous inscrire dans une posture de soutien critique vis-à-vis de l’exécutif. Mais rien ne sera entrepris sans un dialogue élargi avec les instances et les membres du parti ».
« Driss Azami Idrissi ? Diriger le parti ne fera pas de lui un leader, il restera un vassal »
-un proche du PJD
Pour Aziz Chahir, une autre possibilité s’offre toutefois à Benkirane : celle de « s’inscrire dans une configuration où il placera un homme de confiance à la tête du secrétariat général, tout en gardant le contrôle du parti ». Les choix ne manquent pas, et le nom du maire de Fès, Driss Azami Idrissi, par ailleurs président du groupe parlementaire du parti, est celui qui revient le plus souvent pour diriger le parti sous la tutelle de Benkirane.
« Très très proche du secrétaire général, il a supervisé l’élaboration du programme électoral. Fidèle, discret, carré, il ne fait pas de vagues. Après, il faut reconnaître qu’avec lui, il n’y aura pas de discours enflammé. Ce n’est pas un tribun. Diriger le parti ne fera pas de lui un leader, il restera un vassal », résume un proche du parti en reconnaissant qu’avec lui, « le PJD resterait dans l’ère Benkirane » et que « seul l’emballage changerait ».
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