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« Mendier ou voler ? » : les Yéménites affamés se tournent vers le crime pour nourrir leur famille

Les prisons de Taïz, en pleine guerre, sont surpeuplées de prisonniers qui se sont tournés vers le vol, poussés par la pauvreté et par la faim suite à l’effondrement du système d’aide du gouvernement
Un marché à Taïz. Peu de marchants peuvent se permettre de faire crédit à leurs clients en raison de l’incertitude laissée par la guerre (AFP)

TAÏZ, Yémen – Languissant dans la cellule surpeuplée qu’il partage avec onze autres prisonniers, Mohammed confie que le plus difficile pour lui en prison est de ne pas savoir si sa femme et ses quatre enfants ont assez à manger.

« J’ai perdu mon travail au début de la guerre », raconte l’ouvrier du bâtiment, 35 ans, détenu à la prison de la station de Taïz al-Turbah depuis août. La guerre à laquelle il fait référence, c’est ce conflit qui dure depuis dix-huit mois entre les rebelles houthis et les forces pro-gouvernementales loyales au président du Yémen exilé Abd Rabbo Mansour Hadi. 

Dans l’incapacité de payer le loyer mensuel de la famille de 15 000 rials (55 euros) et menacé d’éviction par son propriétaire, Mohammed raconte à Middle East Eye comment il s’est retrouvé face à un triste choix pendant les semaines qui ont conduit à son arrestation.

« J’avais vendu la plupart des meubles de ma maison, ainsi que la bouteille de propane (utilisée pour la cuisine) et les lits. Mes enfants mouraient de faim, je n’avais que deux choix : mendier ou voler. J’ai préféré voler, pour garder ma dignité. »

À minuit le 20 août, Mohammed a pris d’assaut un magasin local et volé des cartes de téléphone pour une valeur de 50 000 rials (180 euros).

Il a vendu ces cartes à d’autres magasins du même quartier, et a utilisé l’argent pour payer son loyer et nourrir sa famille.

Lorsqu’il a été attrapé par la police, il était à nouveau sans le sou et dans l’incapacité de rembourser le marchand.

Il n’y a qu’un seul espoir pour Mohammed et les autres prisonniers dans son cas : que leurs victimes leur pardonnent, ou que d’autres puissent payer leurs dettes.

« Mes enfants mouraient de faim, je n’avais que deux choix : mendier ou voler ». Mohammed, prisonnier

Faisal Mahyoub, un agent de police de la station d’al-Turbah explique qu’environ vingt prisonniers ont admis avoir volé dans des magasins ou des maisons pour acheter de la nourriture pour leurs familles.

De nombreuses autres prisons de la province de Taïz sont remplies de détenus qui ont commis des délits dans les mêmes circonstances, a-t-il ajouté.

Le mois dernier, les medias yéménites ont rapporté le cas d’un homme qui a pris d’assaut un magasin de Sanaa, la capitale sous le contrôle des Houthis, et a menacé le commerçant avec son jambiya, une dague recourbée yéménite traditionnelle, avant de s’échapper avec un sac de farine.

La prison al-Turbaj est contrôlée par la résistance populaire, qui est loyale au gouvernement et se bat contre les forces houthis pour le contrôle de la ville du sud.

« Je me suis rendu dans la maison de certains des prisonniers, et leurs familles n’avaient presque rien. Ils avaient tous désespérément besoin de nourriture. Mais nous ne pouvons pas les libérer, car ils doivent payer leurs dettes à leurs victimes », rapporte Faisal Mahyoub à MEE.

« Des personnes charitables ont payé les dettes de certains des prisonniers, et ils sont déjà partis, mais ceux qui restent en prison doivent attendre d’être pardonnés ou que quelqu’un paye leurs dettes. »

L’effondrement de l’État providence  

Mohammed explique que malgré les conditions précaires, les prisonniers sont bien nourris, avec du pain et du riz.

« Je mange correctement, mais je ne me suis pas habitué à vivre dans une pièce avec onze autres personnes. La vie en prison est vraiment difficile, mais le plus difficile, c’est que je ne sais pas si mes enfants ont assez à manger. »

À cause de la guerre, le Yémen fait face à une catastrophe humanitaire. Plus de la moitié de la population a un besoin urgent d’aide et plus d’un million d’enfants risquent de mourir de faim, selon des données des Nations unies.

L’effondrement de l’État providence a grandement contribué au calvaire de nombreux Yéménites pauvres.

Le ministère des Affaires sociales du Yémen attribuait dans le passé une allocation mensuelle d’environ 2 500 rials par personne (9 euros) aux 1,5 millions de familles les plus pauvres du pays, notamment les veuves, les enfants orphelins, les personnes âgées et les personnes handicapées.

Ces allocations ont cessé début 2016. Une source du ministère à Sanaa explique à MEE que les donations internationales qui avaient soutenu ces fonds se sont taries.  

Aidah al-Sharjabi, professeur de sociologie à l’université de Taïz, ajoute que l'absence d'un gouvernement capable de soutenir ceux dans le besoin était partiellement responsable du calvaire des prisonniers comme Mohammed, et exhorte ceux qui en ont les moyens d’aider les nécessiteux.

« À cause de la guerre, la plupart des personnes luttent pour se nourrir, la société doit faire preuve de compassion et aider ceux qui sont pauvres. Les prêcheurs dans les mosquées devraient encourager les gens à aider leurs voisins », souligne Aidah al-Sharjabi à MEE.

« Toutefois, les voleurs doivent être punis pour empêcher que le phénomène prenne de l’ampleur. »

« Je ne peux pas lui pardonner »

À l’heure actuelle, le destin de Mohammed est entre les mains d’Abdoulbari al-Masah, le commerçant de 46 ans à qui il a volé les cartes de téléphones portables.

« Même si j’étais un homme riche, je ne pourrais pas lui pardonner, cela ne ferait qu’encourager d’autres personnes à voler ». Abdoulbari al-Masah, commerçant

Abdoulbari al-Masah explique à MEE qu’il connaissait bien Mohammed et qu’il avait même l’habitude de lui faire crédit ; peu de commerçants peuvent se permettre d’offrir du crédit aux clients à cause de la guerre, car rien ne garantit que l’argent sera remboursé.

Mais Mohammed a déclaré qu’il avait besoin de l’argent, car la somme représentait l’équivalent de ce qu’il pouvait gagner en un mois.

« Comme Mohammed, j’ai une famille, et je dois aussi gagner ma vie, c’est pourquoi je ne peux pas lui pardonner », affirme-t-il.

« Même si j’étais un homme riche, je ne pourrais pas lui pardonner, cela ne ferait qu’encourager d’autres personnes à voler, et cela ne résoudrait pas le problème de la pauvreté »

Et d’ajouter : « La résistance doit punir les voleurs et les forcer à payer des amendes, sinon il va y avoir des nouveaux criminels tous les jours. Les prisons sont les meilleurs endroits pour les voleurs. »

Mohammed a expliqué que dans le passé, sa famille et lui avaient été en mesure de recevoir au moins 35 euros par mois du gouvernement, mais ils sont maintenant si démunis qu’il ne peut imaginer qu’un proche puisse rembourser Abdoulbari al-Masah.

Même s’il sortait de prison, sa famille et lui n’auraient plus rien et seraient forcés de rejoindre les millions de personnes déplacées par la guerre au Yémen.

« Mes enfants me manquent », déplore-t-il, désespéré. « J’appelle les gens charitables à payer ma dette, et puis nous partirons de notre maison et nous nous rendrons vers le camp le plus proche. »

Le prénom de Mohammed a été changé.

Traduit de l’anglais (original). 

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