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Mozart, refuge contre les préjudices portés aux Roms de Turquie

Pour lutter contre les discriminations, des musiciens roms font cohabiter des symphonies de Mozart avec des sons traditionnels roms
Hamdi Akatay observe Mustafa Kilikisdar jouer du Kanoun dans un café de Tepecik où il avait entendu jouer pour la première fois les jeunes musiciens (MEE/Suraj Sharma)

IZMIR, Turquie – Imaginez que vous marchiez dans l’un des quartiers les plus mal famés et les plus défavorisés du pays, connu pour ses activités illicites, notamment le trafic de drogues – un lieu où même les chauffeurs de taxi les plus téméraires refuseraient de mettre les pieds – et que vous entendiez soudain des airs de Mozart émaner du café, au coin de la rue.

C’est exactement l’expérience qu’a vécue Hamdi Akatay, il y a environ deux ans, lorsqu’il est venu rendre visite à sa mère dans le quartier de Tepecik à Izmir, où vit une importante communauté de Roms.

Hamdi Akatay, musicien rom âgé de 52 ans et l’un des percussionnistes les plus célèbres de Turquie est resté hypnotisé par ce qu’il venait d’entendre. Des airs de Mozart associés à des sons d’instruments traditionnels roms tels que la Darbouka et la clarinette, joués par d’autres musiciens dans le même café.

« Cela faisait des années que je rêvais de faire cohabiter de la musique classique occidentale avec de la musique rom et d’autres formes de musique orientale, mais je n’ai jamais réussi à entraîner quiconque dans l’aventure. Et il se trouve qu’ici même, dans mon quartier, je découvre soudain ce groupe de gamins qui produit exactement ce son », commente Hamdi Akatay.

Après quelques brefs échanges avec les enfants, Hamdi Akatay décide de revenir sans attendre dans la maison de son enfance sur la rive ouest de la Turquie, 35 ans après son départ. C’est ainsi qu’est né l’orchestre philharmonique de Tepecik.

Fermement convaincu que la meilleure formation musicale passe par une relation maître-élève, Hamdi Akatay décide de devenir formateur auprès des enfants intéressés de Tepecik et de mettre sa notoriété à leur service.

Hamdi Akatay entouré de jeunes habitants de Tepecik qui plus tard, espère-t-il, choisiront d’étudier la musique (MEE / Suraj Sharma)

« J’ai abandonné l’école en primaire et j’ai appris mon métier sur le terrain, auprès de musiciens qui jouaient dans des boîtes de nuit situées dans les zones les plus sordides du quartier de Basmane, à Izmir. J’y ai appris les différentes manières de jouer de la Darbouka, que ce soit dans le cadre du fasil turc classique, de l’arabesque [musique turque de style arabe], de la musique indienne ou simplement de la pop occidentale. »

Même si de nombreux Roms semblent partager une sensibilité instinctive et une passion pour la musique, ils pratiquent rarement sur des instruments de musique classique occidentale.

Il n’existe pas d’estimation précise du nombre de Roms en Turquie, mais il y a un écart très important entre les chiffres officiels qui évaluent leur nombre à environ 500 000 et d’autres estimations selon lesquelles il y aurait près de cinq millions de Roms sur une population totale de 75 millions de Turcs.

En Turquie, les Roms, depuis longtemps victimes d’ostracisme social, sont souvent perçus comme des citoyens de second ordre et sont accusés d’être des fauteurs de troubles et des délinquants.

Bien que les Roms de Turquie parlent turc et sont adeptes pour la plupart de l’Islam traditionnel sunnite, ils sont souvent considérés comme des marginaux en raison de leur mode de vie.

Un amour de jeunesse suscite un intérêt pour la musique classique traditionnelle

La soudaine popularité de la musique classique et son essor à Tepecik sont certainement dus à un jeune homme de 18 ans. Emre Senyaylar est étudiant au conservatoire national de musique d’Izmir où les conditions d’admission sont sévères et seuls les plus talentueux sont admis. Aujourd’hui, sa réussite contribue à influencer beaucoup d’autres enfants issus de milieux défavorisés qui essaient de suivre ses pas.

Le père d’Emre, Muzaffer Senyaylar, lui aussi musicien professionnel, joueur de Kanoun (instrument à cordes), pense que son fils a opté pour une carrière de musicien professionnel et a choisi le violon comme principal instrument grâce à lui.

« J’ai maintes fois raconté le récit de ma jeunesse à Emre. Je lui ai parlé de mon rêve de devenir footballeur professionnel et de la réaction de mon père qui s’y opposait », se rappelle Muzaffer Senyaylar. « En guise de protestation, j’ai commencé à travailler dans un garage automobile et j’ai perdu une partie de mon doigt dans un accident du travail. Je n’avais alors plus d’autre choix dans la vie que de devenir musicien. »

« J’ai dit à Emre que la musique faisait partie de la tradition familiale et que c’était le meilleur choix de carrière pour nous tous », ajoute-t-il.

Même si Emre ne conteste pas le récit de son père, sa version sur l’origine de son histoire d’amour avec le violon et la musique classique diffère légèrement.

« Lorsque j’étais en dernière année du cycle élémentaire, j’ai eu un coup de foudre pour une très jolie fille de ma classe. Enseignante dans notre école, sa mère avait organisé pour sa fille des cours de violon privés », raconte Emre. « Dès lors, j’ai voulu apprendre le violon moi aussi et j’ai réussi à convaincre sa mère de m’inclure dans les cours. »

Cela fait bien longtemps qu’Emre n’a plus de contact avec la jeune fille et sa mère, qui a été mutée pour enseigner dans une autre école du pays, mais il se souvient que c’était le point de départ d’une aventure qui a d’abord influencé son propre choix puis celui de bien d’autres jeunes.

Pourquoi Mozart ?

La célébrité d’Hamdi Akatay a certes permis d’ouvrir des portes au groupe de musiciens, mais la discrimination et les idées reçues profondément ancrées dans les mentalités –  selon lesquelles les Roms, et particulièrement ceux de Tepecik, sont des bons à rien et de paresseux délinquants – ont profondément nui aux efforts déployés pour trouver des financements.

« Tepecik compte environ 32 000 habitants, ce qui en fait l’une des communautés de Roms les plus importantes au monde, et tous ses membres ne sont pas pour autant des délinquants. Pourtant, il est difficile de changer cette vision des choses », constate Hamdi Akatay.« Même les agents et d’autres professionnels dans le milieu de la musique avec qui je travaille depuis des années ne sont plus aussi enthousiastes lorsque j’évoque l’orchestre philharmonique de Tepecik. »

Et Hamdi Akatay d’ajouter : « Nous avons subi de tels préjudices depuis des générations que nous avons décidé de répondre à cet étiquetage en prenant pour référence l’un des noms les plus célèbres de la musique classique ».

Osman Gungordu, âgé de 17 ans, qui étudie le violoncelle au conservatoire national d’Izmir, révèle que certains professeurs au conservatoire envoient parfois des piques aux Roms, sans jamais se montrer ouvertement hostiles à leur encontre.

« On nous dit parfois qu’il nous faut abandonner les instruments et la musique roms si nous ne voulons pas perdre notre savoir-faire et que la musique classique occidentale est la forme de musique la plus pure », confie Osman Gungordu. « Je ne suis pas du tout d’accord avec cette conception. Je ne peux même pas imaginer que cela soit possible. »

Hamdi Akatay exlique que de nombreux puristes considèrent leur travail avec un mépris et un dédain absolus, et pensent que la fusion des musiques occidentale et orientale n’est qu’une abomination.

« Notre réponse est simple. La musique est universelle et notre capacité à associer et à regrouper différents types de musique ne fait qu’enrichir cette forme d’art », estime Hamdi Akatay.

« Nous sommes capables de jouer de vos instruments, mais êtes-vous capables d’en faire autant avec les nôtres, voici ce que je rétorque à la plupart d’entre eux. Au lieu d’essayer de nous dénigrer, ils devraient se demander pourquoi ils ont totalement abandonné leurs propres traditions qui faisaient la richesse de leur culture. La musique sous toutes ses formes est source de plaisir. »

Des objectifs élevés malgré une aide limitée

Aujourd’hui, le groupe n’a pas de lieu fixe pour répéter, les musiciens sont obligés de se retrouver dans les différents cafés de Tepecik et parfois chez la mère d’Hamdi Akatay. Mais cette situation a eu l’avantage de susciter chez les enfants du quartier un intérêt pour ce style de musique.

Tepecik est un quartier pauvre de la province d’Izmir en Turquie (MEE / Suraj Sharma)

« Il y a souvent des groupes d’enfants de 8 à 10 ans qui nous suivent et qui essaient de participer à nos répétitions. C’est formidable, car cela signifie que plus tard certains d’entre eux feront partie de notre orchestre philharmonique », se réjouit Emre.

Selon Hamdi Akatay, cela montre aux enfants qu’il existe des alternatives au trafic de drogues et à la délinquance.

« Mon rêve est de monter un jour un conservatoire de musique rom ici à Tepecik dans lequel nous pourrons former les futures générations de Roms ainsi que d’autres passionnés qui souhaitent partager notre patrimoine musical. »

Et d’ajouter, « Pour le moment nous n’avons pas assez de membres pour pouvoir constituer un véritable orchestre philharmonique. Le groupe compte entre 9 et 12 musiciens, et aucune fille n’en fait partie. Espérons que nous résoudrons tous ces problèmes en temps voulu ».

Le grand concert

Dans un contexte de croissance mitigé, les collectivités locales ont récemment permis aux habitants de Tepecik d’utiliser un immeuble classé monument historique, en plein cœur de leur quartier, pour pratiquer leurs activités musicales à condition qu’ils financent eux-mêmes la rénovation de l’édifice en état de délabrement avancé.

La difficulté est de trouver des fonds pour restaurer le magnifique « Café Liverpool », un bâtiment qui appartenait aux Britanniques sous l’Empire ottoman, et que personne ici à Tepecik n’a les moyens de financer.

Malgré les préjudices dont ils sont victimes et les difficultés qu’ils rencontrent pour trouver des sponsors, les membres de l’orchestre philharmonique de Tepecik affichent de grandes ambitions : leur premier grand concert a pris place le 10 décembre sur la célèbre scène d’Istanbul, Babylon.

Pour Mustafa Kilikisdar, âgé de 22 ans, qui joue du Kanoun et gagne sa vie en se produisant en tant que professionnel lors d’événements, cette représentation est l’épreuve de vérité pour l’orchestre.

« Si notre prestation sur la scène de Babylon est couronnée de succès, nous serons sur la bonne voie. En revanche, si nous n’étions pas à la hauteur, je ne préfère pas penser aux conséquences. »

Pour le groupe de jeunes enfants, dirigé par Hamdi Akatay et qui sont tous extrêmement fiers de leur héritage rom et de leur quartier à Tepecik, le concert de Babylon n’est que le début de l’aventure. Ils prévoient ensuite d’enregistrer un album en studio dans le but de faire connaître à un plus large public leur travail visant à faire cohabiter des symphonies de Mozart avec la musique traditionnelle rom. Certains nourrissent des ambitions encore plus grandes, ils évoquent même la possibilité qu’un jour leur groupe marque son empreinte sur la scène internationale, en se produisant dans des lieux aussi emblématiques que l’opéra de Sydney.  

Traduction de l’anglais (original) par Julie Ghibaudo.

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