Palestine : quand un futur fictif est plus facile à concevoir que la réalité du présent
Lorsque Larissa Sansour a réalisé en 2003 son premier documentaire, Tank, sur la résistance palestinienne pacifique à l’armée israélienne, elle affirme avoir été qualifiée de « propagandiste » par des « apologistes israéliens ».
Comme l’a expliqué l’artiste et cinéaste palestinienne dans un café de Venise, où elle passait des vacances avec son mari et partenaire de création danois Søren Lind ainsi que leur jeune fille, cette expérience l’a poussée à passer du documentaire au monde de la fiction.
« Quand Tank a été qualifié de "propagande", je me suis dit : "Je ne dis même pas ce que j’ai envie de dire avec cette œuvre et je préférerais faire un travail qui n’est pas entravé par tout ce que capte la caméra" », a expliqué la cinéaste de 44 ans, sœur de la documentariste de renom Leila Sansour.
« Je pensais que le domaine de la fiction pouvait m’éviter d’être accusée de faire semblant »
– Larissa Sansour
« Je pensais que le domaine de la fiction pouvait m’éviter d’être accusée de faire semblant, a-t-elle ajouté, et qu’il serait plus facile de discuter de certaines choses dans un cadre de fiction », qui permettrait d’« élever » la question palestinienne au-dessus de l’accablante monotonie des rhétoriques concurrentes.
Malheureusement, les récentes accusations d’« antisémitisme » lancées contre le dernier film de Sansour et Lind, intitulé In the Future They Ate from the Finest Porcelain, lui ont prouvé qu’elle avait tort.
Le film, inclus dans la programmation du Barbican Centre, un centre culturel londonien, dans le cadre de l’exposition « Into the Unknown, A Journey Through Science Fiction », fait référence aux œuvres de Jules Verne, Margaret Atwood et Isaac Julien, entre autres.
Mais après trois mois de projections sans incident, une plainte d’un membre de la communauté juive, qui a jugé le film « antisémite », a menacé de salir l’œuvre et ses créateurs.
Le film, qui associe prises de vue réelles, imagerie générée par ordinateur et photographies historiques, se déroule dans un futur imaginaire où la chef d’un groupe de « résistance narrative » converse avec son psychiatre au sujet de sa sœur jumelle assassinée et de ce qui l’a incitée à sauver son peuple de l’effacement.
L’héroïne entreprend d’enfouir dans le sol de sa patrie de la porcelaine fine ornée du motif graphique traditionnel du keffieh, dans l’espoir qu’une civilisation future la découvre et que cela permette de légitimer la connexion historique de son peuple à la terre.
Accusations d’antisémitisme
Lind a reconnu avoir été « choqué » de découvrir que ce qu’il croyait être une « forme mourante [d’]accusations automatiques d’antisémitisme fondées sur une quelconque critique des politiques israéliennes » prédominait toujours.
« L’idée que la question israélo-palestinienne est l’affaire de deux discours qui s’opposent est fausse »
– Søren Lind
Le 22 août, Gillian Merron, directrice générale du Conseil des représentants des juifs britanniques, a écrit une lettre au PDG de Barbican, Sandeep Dwesar, pour lui demander de retirer le film de l’exposition : « Alors que le synopsis de Barbican présente le film comme un long-métrage de science-fiction au sujet d’aliens fictifs dotés de technologiques avancées qui atterrissent dans une région pour implanter une "fausse histoire", je comprends que le film est clairement situé en Israël et que les dialogues sont en arabe et visent à montrer des "aliens" semant de la porcelaine dans la terre dans le but de créer la "fausse" impression qu’ils ont une connexion historique avec celle-ci.
« Il n’est donc pas très difficile de suggérer que le film est un moyen de nier la connexion juive historique avec Israël et un exercice de délégitimation », a poursuivi Merron. « Accuser les juifs de falsifier notre lien avec Israël a un goût d’antisémitisme et représente une sérieuse préoccupation. »
Cependant, a expliqué Søren Lind, « falsifier ou mettre à mal le discours israélien n’est pas le sujet du film » ; il s’agit plutôt du fait que « les Palestiniens sont tellement en position de faiblesse qu’ils doivent falsifier une archéologie qui, à l’heure actuelle, est en train d’être effacée.
Le 24 août, dans un communiqué sur les réseaux sociaux, Larissa Sansour a écrit :
« Bien que notre film s’efforce d’éviter les références directes à Israël – dans le but volontaire de ne pas limiter ses implications à un contexte singulier –, le symbolisme du film, ses dialogues en arabe palestinien et son sujet le situent fermement dans un cadre israélo-palestinien. Et il est vrai que Søren et moi, nous nous opposons tous deux fermement à l’occupation israélienne, mais nous pensions et espérions que les jours où le fait de critiquer la politique de l’État d’Israël donnait lieu à des accusations automatiques d’antisémitisme étaient révolus. Je sais que nous vivons dans une période sensible, mais cela devrait nous donner d’autant plus de raisons de nous abstenir d’une rhétorique politique simpliste et déformante. »
« L’idée qu’une connexion donne un droit automatique sur la terre provient du sentiment problématique que tout est permis »
– Søren Lind
Elle a évoqué le soutien du Barbican Centre et a remercié l’institution pour son communiqué, qui indiquait notamment : « Le Barbican Centre est une organisation apolitique et notre objectif est de donner aux meilleurs artistes du monde entier une plate-forme pour exposer leur travail. Bien qu’apolitique, le Barbican Centre n’hésite pas à présenter des œuvres qui invitent à la discussion et au débat et qui représentent un ensemble de points de vue différents.
« Cela dit, tous les artistes qui apparaissent dans le programme du Barbican Centre sont là en raison de leur travail artistique exceptionnel et notre relation avec eux n’implique pas une sympathie envers leurs opinions personnelles ou celles de ceux qui leur sont associés. »
Toutefois, Søren Lind a indiqué que bien que lui et son épouse aient également reçu le soutien de plusieurs membres de la communauté juive au Royaume-Uni, dont une professeure d’art qui a écrit pour expliquer qu’elle faisait visionner le film à ses élèves pour leur enseigner la situation palestinienne, « [tous deux étaient] attristés d’endurer ce genre d’accusations qui entachent toujours une œuvre d’art ».
Larissa Sansour a écrit un second communiqué sur sa page Facebook le 25 août. « Il est toujours difficile de répondre aux interprétations de votre travail faites par d’autres personnes, et encore moins à des lectures erronées à consonance politique et délibérément simplistes présentées ensuite comme des preuves d’un antisémitisme inhérent à l’œuvre. Ce saut d’une lecture farfelue à une conclusion d’ordre raciste m’offense personnellement, politiquement et intellectuellement. »
« Des revendications juridiques désuètes »
In the Future They Ate from the Finest Porcelain était conçu initialement sous la forme d’une performance artistique, au cours de laquelle des poteries à motifs étaient enfouies à divers endroits en Palestine. Après l’achèvement du film en 2016, les auteurs ont décidé de le poursuivre avec la performance. C’est Søren Lind qui devait procéder à l’enfouissement, en collaboration avec d’autres artistes palestiniens en Cisjordanie et à Gaza, dans la mesure où les documents d’identité palestiniens de Larissa Sansour auraient considérablement entravé sa liberté de mouvement.
« Cette idée de politiser l’archéologie est un projet continu », a déclaré Lind.
« L’idée que la question israélo-palestinienne est l’affaire de deux discours est fausse. »
« Les Palestiniens ont des revendications juridiques désuètes et font face à des discours d’inspiration religieuse évoquant un "droit sur la terre accordé par Dieu". Si ce genre de discours l’emporte sur celui de type juridique, nous nous sommes donc dit que nous devions peut-être explorer l’idée de créer un contre-discours favorisant la Palestine sur le plan politique », d’où l’idée d’enfouir des « preuves » pour qu’une génération future les découvre.
« Projeter un État vers le passé soutient l’idée d’une présence historique. C’est vraiment malin, mais peu solide sur le plan scientifique. Toutefois, dans cette arène politique particulière, la rigueur scientifique a perdu sa pertinence. Dans sa forme la plus pervertie, l’archéologie galvanise le sentiment public, confirme les mythes du passé et les défend lorsqu’ils sont examinés à la loupe. Maintenant, nous faisons aussi partie de ce jeu. »
« Les Palestiniens ont des revendications juridiques désuètes et font face à des discours d’inspiration religieuse évoquant un "droit sur la terre accordé par Dieu" »
– Søren Lind
Si Søren Lind ne nie pas que le peuple juif a une connexion historique avec la terre de Palestine, « l’idée qu’une connexion donne un droit automatique sur la terre provient du sentiment problématique que tout est permis ».
« Le mythe ne crée pas seulement des faits, il génère également une identification... Les gens commenceront à s’y associer », affirme la protagoniste de leur film.
Bien que certaines parties de la Palestine emmurée d’aujourd’hui ressemblent certainement à des décors de films de science-fiction dystopiques des années 1970, ce n’est qu’après avoir réalisé en 2009 Space Exodus (un court métrage inspiré de l’œuvre de Stanley Kubrick qui explore de façon onirique l’idée de déplacement à travers la « première personne palestinienne dans l’espace ») que le couple a adopté ce genre.
« Nous avons découvert que la situation palestinienne se prête bien à la science-fiction – suspendue entre des visions futuristes et des souvenirs du passé. La science-fiction est un bon terrain de jeu philosophique », a observé Lind.
Surmonter la controverse
Ce n’est pas la première fois que le couple de cinéastes affronte, et surmonte, la controverse. En 2011, le musée de l’Élysée de Lausanne (Suisse) a déclaré avoir fait l’objet de pressions de la part de son sponsor Lacoste pour qu’il supprime Larissa Sansour de sa présélection pour le Prix Élysée Lacoste, son concours annuel de photographie. Lacoste a rejeté l’accusation et retiré son parrainage.
L’œuvre de Larissa Sansour, intitulée Nation Estate, qui représentait selon l’artiste « la naissance d’un État palestinien imaginaire réduit à un seul et immense gratte-ciel », a été jugée « exagérément propalestinienne », a-t-on rapporté.
Mais la tentative de censure n’a pas eu l’effet escompté, les médias se mobilisant en faveur de Sansour. Finalement, le musée a annulé le concours en solidarité avec l’artiste.
En réalité, l’œuvre de Sansour et Lind, qui englobe les arts visuels, le cinéma, la performance et la littérature, apparaît souvent comme une sorte de gestalt créative où les formes s’écoulent librement l’une dans l’autre et entraînent des conséquences créatives, sociales et politiques imprévues.
La récente controverse pourrait bien être une illustration de la vie qui imite l’art qui imite la vie, et pourrait être ressuscitée dans leur prochain projet.
Poursuivant son œuvre sur le thème de la science-fiction, le couple travaille sur un « film post-apocalyptique sur le changement climatique » dans lequel un groupe de gardiens de semences tente de restaurer les cultures naturelles de la Palestine en utilisant des semences héritées dans un verger souterrain à Bethléem.
Mais alors que la Palestine « est encore plus en avance sur le calendrier de l’éco-apocalypse que de nombreuses autres régions », ainsi que le note Lind – en raison notamment des problèmes liés à l'eau et de l’impact néfaste sur l’environnement du mur et des colonies –, la vérité pourrait dépasser la science-fiction.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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