Libye : à Benghazi, la démolition de bâtiments de l’époque italienne perçue comme une atteinte au patrimoine
La destruction de bâtiments de l’époque coloniale italienne dans la vieille ville de Benghazi, en Libye, a déclenché des alertes sur les conséquences pour le patrimoine architectural de la ville.
En mars, des soldats affiliés au groupe armé Tariq ben Zeyad, dirigé par Saddam Haftar, fils du commandant militaire de l’est de la Libye Khalifa Haftar, ont démoli plusieurs propriétés construites pendant l’occupation fasciste du pays au début du XXe siècle.
Parmi les structures touchées, certaines se trouvaient au cœur de la vieille ville, plus précisément le long de la rue Omar al-Mokhtar.
Des sources locales ont rapporté que les troupes appartenant à la milice, membre de l’Armée nationale arabe libyenne sous le commandement du général Haftar, étaient responsables de ces destructions.
Des monuments remarquables tels que le théâtre Berenice, conçu par l’architecte Marcello Piacentini dans les années 1920, ainsi que l’ancien siège de la Banco di Roma, la Caisse d’épargne de Cyrénaïque, la place Silphium et le palais Prosdocimi ont été la cible de démolition.
Des opérations qui ont pris « tout le monde par surprise »
Une vidéo enregistrée par un habitant a filmé de nombreux bulldozers démolissant les monuments du vieux quartier italien. Au fil des ans, ces structures avaient déjà subi des dommages dus aux bombardements.
Les appels d’écrivains, d’artistes et d’experts en antiquités, qui ont souligné l’importance de préserver ces bâtiments en tant qu’élément crucial du patrimoine de Benghazi et en tant qu’héritage pour les générations futures, sont restés sans réponse.
Le consul italien à Benghazi, Francesco Saverio De Luigi, a expliqué à Middle East Eye qu’il ne s’agissait pas d’une « véritable campagne de démolition » mais que l’intervention militaire visait principalement à retirer les vestiges de structures qui avaient été gravement endommagées pendant la guerre civile, en vue d’une future reconstruction.
Le centre historique de Benghazi a subi des dégâts considérables lors des combats intenses qui ont fait rage pendant plusieurs mois en 2014, lorsque Khalifa Haftar a lancé son opération Dignité pour capturer la ville aux groupes de combattants extrémistes.
Fin octobre et début novembre 2014, les habitants de la vieille ville de Benghazi ont reçu l’ordre de l’armée d’évacuer leurs maisons. En juillet 2017, Haftar a déclaré la libération de la ville, mais nombre de ses bâtiments étaient déjà en ruines.
Le consul italien a déclaré que la dernière intervention visait à sauvegarder la mémoire historique de la ville, en particulier les monuments conçus par des architectes italiens qui incorporaient des éléments arabes et autres caractéristiques de la Cyrénaïque.
« Ces structures pouvaient difficilement résister à l’assaut », a ajouté De Luigi en faisant référence aux bâtiments touchés. « Elles comprenaient des monuments d’importance historique ainsi que des maisons non autorisées construites après la Seconde Guerre mondiale. L’armée a procédé à la démolition pour préserver et reconstruire les preuves architecturales historiques. »
« Je me suis toujours opposé avec véhémence à toute démolition au nom du renouvellement et du développement »
- Ghalb Elfituri, un activiste et expert en histoire résidant à Ottawa
Le début de ces opérations « a pris tout le monde par surprise, y compris le maire », a-t-il reconnu. « Mais les autorités libyennes ont par la suite démontré leur engagement à préserver les éléments essentiels du centre-ville et du front de mer. »
Tout le monde ne partage pas l’optimisme du diplomate italien.
L’intervention de l’armée a suscité l’indignation de nombreux Libyens, dont Ghalb Elfituri, un activiste et expert en histoire résidant à Ottawa, au Canada, et fondateur du site www.bengasino.ly, dédié à la préservation du patrimoine de Benghazi.
Le militant a rassemblé des photographies anciennes, des cartes, des livres, des articles et des volumes sur sa ville natale, traduits de l’italien.
« En tant que Benghaziote [habitant de Benghazi], je chéris chaque rue, ruelle et pierre de la vieille ville, qui forme le cœur du grand Benghazi que nous voyons aujourd’hui », explique-t-il à MEE. « Je me suis toujours opposé avec véhémence à toute démolition au nom du renouvellement et du développement. »
Un « héritage méditerranéen unique »
Pendant l’ère italienne, Benghazi a connu un renouveau significatif, précise-t-il en évoquant l’architecture italienne qui respectait l’essence de la ville, aboutissant à un « héritage méditerranéen unique », une architecture italo-arabe incarnée par un physique italien et un esprit oriental.
« J’ai une affection pour les bâtiments italiens, cultivée à travers de vieilles photographies, ainsi que pour les structures historiques ottomanes et arabes qui servent de témoignages au récit de la ville », confie l’activiste.
Dans le passé, Ghalb Elfituri a proposé diverses initiatives pour préserver l’identité historique de la ville et la transformer en une destination touristique.
« Je doute que ceux qui procèdent à ces démolitions comprennent l’importance de ces bâtiments historiques. Des véhicules lourds et des camions sont entrés dans la zone archéologique abritant Hespérides, l’ancienne ville grecque », souligne-t-il.
Ghalb Elfituri s’inquiète également du sort des habitants qui font face à des humiliations, des menaces, et des évacuations forcées sans compensation.
« Cette situation conduit à leur déplacement une fois de plus – ils ont déjà vécu cela pendant la guerre de 2014. La clôture métallique bleue nouvellement érigée entourant la vieille ville suscite désormais la peur chez les gens car elle symbolise une chose : la démolition. »
Les professeurs Carlotta Coccoli et Alberto Arenghi de l’université de Brescia, en Italie, ainsi que la doctorante Francesca Tanghetti, ont lancé un appel en ligne pour empêcher la démolition de monuments italiens en Libye.
Exprimant leur inquiétude sur Facebook, les professeurs d’architecture ont déclaré : « Des informations inquiétantes provenant de Benghazi indiquent le début d’une campagne de démolition à grande échelle dans le centre historique, ciblant de nombreux bâtiments italiens. »
Le théâtre Berenice, l’ancien siège de la Banco di Roma et la Cassa di Risparmio della Cirenaica ont été mentionnés dans l’appel.
« Compte tenu de la dynamique de pouvoir en jeu à Benghazi, ce n’est qu’une question de temps avant qu’une autre décision, qui ne tienne pas compte des sensibilités culturelles des citoyens, soit à nouveau proposée »
- Karim Mezran, politologue libyen
Karim Mezran, politologue libyen et directeur de l’Initiative Afrique du Nord au Conseil de l’Atlantique à Washington, a également exprimé son scepticisme quant à ces démolitions.
Il estime que la décision de démolir plusieurs bâtiments sur la corniche de Benghazi a été rapidement exécutée pour servir les intérêts et les entreprises commerciales des autorités militaires de Cyrénaïque, citant notamment Saddam Haftar.
« Après avoir été confronté à des plaintes de diplomates étrangers et de personnalités de la ville, dont le maire, le régime semble avoir changé de position et accepté certaines propositions de ‘’reconstruction’’ de certains monuments historiques et de ‘’restauration’’ d’autres », rapporte Karim Mezran à MEE.
Selon lui, les bâtiments de l’époque fasciste n’offensent pas la sensibilité des citoyens de Benghazi. Bien qu’ils reconnaissent leurs origines coloniales, les habitants les ont toujours considérés comme faisant partie de leur propre patrimoine culturel, assure-t-il.
Mais le soulagement résultant du revirement temporaire du régime pourrait ne pas durer, s’inquiète-t-il. « Compte tenu de la dynamique de pouvoir en jeu à Benghazi, ce n’est qu’une question de temps avant qu’une autre décision, qui ne tienne pas compte des sensibilités culturelles des citoyens, soit à nouveau proposée. »
« L’esprit et la mémoire collective de la ville »
En l’absence de publication d’un plan officiel de reconstruction, des rumeurs ont circulé dans la ville sur les suites des démolitions. Des rapports non vérifiés, par exemple, suggèrent que les autorités libyennes, avec un financement des Émirats arabes unis, envisagent de construire un quartier moderne avec des tours et des gratte-ciel au lieu de préserver les bâtiments de l’époque italienne.
Mais Osama Elkezza, chef de projet pour la municipalité de Benghazi, a mis en doute ces informations.
« Je ne peux pas confirmer l’authenticité de ces rapports non officiels », a-t-il déclaré. « La construction de gratte-ciel dans cette zone ne correspond pas au caractère architectural de la ville. Alors que les palais démolis ont été victimes de la guerre, il n’y a actuellement aucun projet de construction dans cette zone », a-t-il déclaré à MEE.
Le reponsable a confirmé que des projets sont en cours pour reconstruire des monuments de l’époque coloniale.
« Nous nous efforcerons de préserver toutes les propriétés qui peuvent subir une restauration », a-t-il déclaré. « Bien que j’espère une reconstruction immédiate des bâtiments détruits, notre pays est aux prises avec des divisions politiques, ce qui rend la situation difficile. »
Les efforts de restauration commenceront sur trois propriétés importantes, a-t-il précisé : le palais d’Al-Manar, où l’indépendance de la Libye a été déclarée en 1951, le marché d’Al-Hout et l’ancien hôtel de ville.
« Le style architectural des remarquables ingénieurs italiens de cette époque se fond harmonieusement avec l’environnement libyen », a-t-il souligné. « Nous considérons ces bâtiments comme faisant partie de Benghazi car ils incarnent l’esprit et la mémoire collective de la ville. »
Selon Elkezza, le processus de reconstruction honorera fidèlement les styles architecturaux et l’identité historique du passé. « La reconstruction du marché d’Al-Hout et du théâtre de Bérénice respectera les projets originaux, incorporant des détails plus précis. »
Contactés pour commentaires, les représentants du gouvernement local et de l’armée ont refusé de faire des déclarations.
Traduit de l’anglais (original).
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