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Le commerce des antiquités volées alimente les conflits au Moyen-Orient, selon un rapport

Des centaines de milliers d’objets anciens sont volés dans des pays ravagés par la guerre comme le Yémen, transférés clandestinement dans les États voisins, puis vendus au plus offrant
Buste rare de la ville antique de Palmyre sauvé du groupe État islamique (EI) et rendu à la Syrie au Musée national de Damas, le 1er mars 2017 (AFP)
Par Umar A Farooq à WASHINGTON, États-Unis d’Amérique

Des centaines de milliers d’objets anciens ont été dérobés dans des pays ravagés par la guerre en Afrique du Nord et au Moyen-Orient ces dix dernières années et les fonds provenant de la vente de ces trésors pillés a servi à alimenter de nouveaux conflits, selon un nouveau rapport.

The Docket, initiative de la fondation Clooney pour la justice, a annoncé mercredi avoir suivi 300 affaires en Libye, au Yémen, en Syrie et en Irak dans lesquelles des objets ont été pillés dans des musées, sites archéologiques, universités et lieux de culte.

Les articles sont ensuite passés clandestinement par des points de transit avant d’être vendus au plus offrant.

« Le pillage d’antiquités est souvent considéré comme un crime sans victime, mais c’est loin d’être le cas », affirme Anya Neistat, directrice juridique de The Docket, dans le rapport.

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« Le pillage du patrimoine culturel est destructeur matériellement et socialement, et la vente d’antiquités de conflit permet aux groupes armés de financer les conflits, le terrorisme et d’autres crimes contre les civils. »

Selon les chercheurs, au moins 40 000 objets ont été volés en Syrie, tandis qu’au Yémen, on s’approche des 150 000 objets pillés.

Par ailleurs, le rapport révèle qu’un grand nombre d’artefacts ont été pillés dans le nord de l’Irak par le groupe État islamique (EI), tandis qu’en Libye, les biens culturels d’un certain nombre de lieux de culte associés aux communautés soufies ont été volés.

Outre l’EI, al-Qaïda et Hayat Tahrir al-Cham comptent parmi les autres groupes impliqués dans des activités de contrebande similaires.

« L’État islamique m’a enlevé en 2014 : ils avaient découvert que je travaillais sur des sites archéologiques et voulaient que je serve d’expert et guide leurs fouilles. Sauf que j’étais ingénieur, donc je ne savais pas vraiment où se trouvaient les trésors. Mais j’ai dû faire semblant, pour survivre », a raconté aux chercheurs un ingénieur syrien, interrogé en Turquie en 2021.

« Ils m’ont emmené sur le site en Syrie, à Deir ez-Zor, par exemple, mais aussi en Irak, à Mossoul. Ils avaient des intermédiaires en Turquie, qui étaient liés, souvent par l’intermédiaire de membres de leur famille, à des revendeurs en Europe. »

L’EI s’est fait connaître dans le monde en 2014 après s’être emparé de vastes pans de l’Irak et de la Syrie, et le groupe a fait la une des journaux pour avoir détruit des sites culturels, patrimoniaux et historiques. Ce qui n’a pas fait les gros titres, cependant, c’est que de nombreux objets de ces sites ont été saisis par le groupe pour être vendus.

« On sait que l’EI était dans l’ensemble une organisation très bureaucratique », a déclaré Neistat lors d’un point de presse à Washington mercredi. « Il disposait d’un sous-service spécial pour les antiquités. »

Des images satellites obtenues par The Docket montrent que plusieurs sites ont été fouillés en Irak et en Syrie, y compris le site archéologique de Tell Bia dans le gouvernorat de Raqqa, dans le nord de la Syrie.

Traduction : « Entre mars et octobre 2014, des fouilles dans plusieurs zones peuvent être identifiées grâce à des images satellites de Tell Bia, en Syrie (avec l'aimable autorisation de la Clooney Foundation for Justice) »

Après leur pillage, les objets ont fait l’objet d’un blanchiment en plusieurs étapes avant d’être vendus.

Les articles venant d’Irak ou de Syrie passaient soit par la Turquie, soit par le Liban. Les objets provenant de Libye étaient introduits clandestinement en Égypte et en Tunisie.

Pendant ce temps, les articles provenant du Yémen passaient par l’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis (EAU).

« Les Émirats arabes unis, et en particulier Dubaï, semblent être un point de transit important par lequel les articles en provenance du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord arrivent en Europe et où ils sont blanchis », d’après le rapport.

« Les ports francs – essentiellement des entrepôts hors taxes créés pour conserver temporairement des produits manufacturés – jouent un rôle important dans le trafic international d’antiquités pillées. »

Middle East Eye a sollicité une réaction des ambassades saoudienne, qatarie, émiratie, turque, libanaise et égyptienne aux États-Unis, mais n’avait pas obtenu de réponse au moment de la publication. L’ambassade de Tunisie à Washington refuse de commenter le rapport pour le moment, assurant qu’elle prendrait contact avec les « autorités compétentes ».

L’ambassade du Liban à Washington a renvoyé la demande de MEE au ministère libanais des Affaires étrangères et des Émigrants.

« Aussi souillés que les diamants du sang »

Le rapport estime la valeur totale des objets volés à des dizaines de millions de dollars, soulignant les sommes d’argent qui peuvent être engrangées.

« Les estimations des revenus générés par les groupes armés varient, mais la plupart des chercheurs s’accordent à dire que les antiquités pillées sont devenues une source de financement de plusieurs millions de dollars pour les acteurs étatiques et non étatiques », indique le rapport.

« Ces organisations terroristes et groupes armés utilisent ensuite les bénéfices – des dizaines de millions de dollars, selon les estimations les plus prudentes – pour financer davantage les crimes contre les civils et les actes de terrorisme. »

Selon l’UNESCO, le commerce illicite de biens culturels (dont le trafic d’antiquités fait partie) représente dix milliards de dollars par an. On sait qu’une partie de ces profits sert à financer des conflits et le terrorisme mondial.

Les pillages illégaux se poursuivent aujourd’hui encore sur les sites archéologiques. Articles provenant d’un site en Syrie en 2014 (avec l’autorisation de la fondation Clooney pour la justice)
Les pillages illégaux se poursuivent aujourd’hui encore sur les sites archéologiques. Articles provenant d’un site en Syrie en 2014 (avec l’autorisation de la fondation Clooney pour la justice)

Un conservateur d’un site archéologique en Irak a déclaré aux chercheurs que lorsque des membres du groupe État islamique étaient venus chez lui, ils l’avaient menacé de leurs armes, lui demandant où se trouvaient les objets qu’il détenait.

« J’ai dû leur montrer et ils ont tout pris. Ils ont dit qu’ils étaient idolâtrés et devaient être détruits, mais nous savons qu’au lieu de cela, ils les ont vendus pour obtenir plus d’argent pour acheter des armes », rapporte le conservateur.

Les auteurs du rapport appellent les autorités américaines, européennes ainsi que l’ONU à enquêter sur ces réseaux et itinéraires de transit, et ont fourni des preuves aux autorités compétentes.

Les négociants privés occidentaux devraient également être punis pour avoir joué un rôle actif dans le maintien de ce commerce et pour avoir fourni des fonds à des groupes armés au Moyen-Orient en échange d’objets volés, recommande la fondation.

« Les États devraient demander des comptes aux individus et entreprises pour leur implication dans des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des génocides, y compris lorsque ces crimes impliquent ou affectent le patrimoine culturel », poursuit le rapport.

« À moins de considérer les antiquités de conflit comme aussi souillées que les diamants du sang, le commerce de l’ivoire ou d’autres formes de trafic illégal, nous n’avons pas le sentiment que vous en saurez beaucoup à ce sujet, et encore moins à quel point cela est nocif », a déclaré Neistat lors du point presse de mercredi.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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