Pour aller en Russie, des supporters égyptiens sont prêts à contracter des dettes colossales
LE CAIRE – Mohamed Tamer n’avait que 5 ans lors de la dernière qualification de l’Égypte en Coupe du monde, en 1990 en Italie. Enfant, il regardait la balle voler à travers l’écran de télévision, ignorant encore ce qu’un match de football pourrait signifier des années plus tard pour lui comme pour des millions d’Égyptiens.
Depuis lors, il a vu son équipe nationale manquer la qualification pour le tournoi international de football six fois de suite.
En octobre 2017, l’Égypte a fini par se qualifier pour la Coupe du monde 2018, qui se déroulera en Russie du 14 juin au 15 juillet. Tamer, aujourd’hui âgé de 33 ans, confie qu’il lui sera difficile de regarder ces matches historiques à plusieurs milliers de kilomètres, derrière un écran de télévision au Caire.
Il rêve de suivre les hostilités en direct de l’Ekaterinburg Arena, en Russie, où l’Égypte affrontera l’Uruguay le 15 juin.
Pour réaliser ce rêve, Tamer, qui travaille dans une banque, a décidé de contracter un prêt pour financer son voyage et assister au premier match de l’Égypte.
« Je rêve du moment où j’entrerai dans le stade en portant le drapeau égyptien »
– Tamer, employé de banque
« Sans le prêt, je ne pourrais jamais regarder la Coupe du monde depuis les gradins, a-t-il déclaré d’un ton enthousiaste. Je rêve du moment où j’entrerai dans le stade en portant le drapeau égyptien. »
Tamer a demandé un prêt de 45 800 livres égyptiennes (environ 2 163 euros) à la Banque Misr, la deuxième plus grande banque publique d’Égypte, pour couvrir les frais liés au voyage.
Avec un salaire d’environ 10 000 livres égyptiennes (environ 472 euros) incluant les bonus et les heures supplémentaires, il devra payer 1 488 livres égyptiennes (environ 70 euros) par mois pendant 36 mois, une mensualité qui comprend un taux d’intérêt de 17 %.
« Je sais que je perds une grosse partie de mon salaire, mais nul ne sait quand nous nous qualifierons pour une autre Coupe du monde », a-t-il déclaré.
Pour assister au deuxième match de l’Égypte contre la Russie, quatre jours plus tard, il devrait doubler son prêt.
« J’aimerais pouvoir assister aux trois matches, mais financièrement, je ne peux pas, a-t-il confié. De toute façon, je ne suis pas gourmand, un match suffit. C’est plus que suffisant pour un supporter qui a attendu trente ans pour voir l’Égypte en Coupe du monde. »
L’Égypte se retrouve dans un groupe composé de la Russie, de l’Uruguay et de l’Arabie saoudite. Les frais liés à un voyage en Russie, comprenant les vols, l’hébergement et un billet pour un match, peuvent s’élever au total à 2 000 dollars (environ 1 670 euros), sans compter les dépenses quotidiennes. Les billets pour les matches sont disponibles sur le site web de la FIFA, où un sésame pour un match de l’Égypte peut coûter jusqu’à 200 dollars (environ 167 euros).
Une chance de voir les matches
D’autres se démènent encore pour avoir une chance de voir les matches en Russie.
« J’ai regardé l’Égypte manquer la qualification pour la Coupe du monde toute ma vie. Aujourd’hui, je ne peux pas manquer l’occasion d’aller regarder l’Égypte jouer en Russie », a affirmé Mostafa Ekram, responsable commercial dans une entreprise française, tout en suivant à la télévision un match de Liverpool et de sa star, l’Égyptien Mohamed Salah.
Celui qui a été récemment sacré Joueur africain de l’année a marqué contre le Congo le penalty qui a envoyé l’Égypte en Coupe du monde pour la première fois en 28 ans.
« Quand Salah a marqué le penalty contre le Congo, il a effacé tous les mauvais souvenirs associés à l’Égypte et à la Coupe du monde, a affirmé Ekram. Nous devons désormais enregistrer de nouveaux souvenirs en soutenant l’équipe dans les tribunes là-bas. »
Ekram a vécu sa plus grande désillusion lorsque l’Égypte n’est pas parvenue à battre l’Algérie en barrages de la Coupe du monde 2010, avant de subir une défaite écrasante (6 – 1) en barrages face au Ghana en 2014.
« Mes revenus ont perdu la moitié de leur valeur en dollars »
– Mostafa Ekram, responsable commercial
Cependant, depuis la dévaluation de la livre égyptienne, qui a plongé face au dollar en novembre 2016, Ekram rencontre des défis financiers. Pour financer ce voyage, il lui faudrait verser d’avance et en une fois une grosse somme d’argent, ce dont il n’a pas les moyens.
« Mes revenus ont perdu la moitié de leur valeur en dollars », a-t-il déploré.
Ekram n’a pas de salaire mensuel fixe mais est payé en fonction des objectifs de vente mensuels qu’il atteint. En moyenne, il gagne environ 30 000 livres égyptiennes (environ 1 415 euros) par mois.
Ekram essaie de convaincre des amis d’assister à la Coupe du monde cet été. Des agences organisent des voyages pour les personnes souhaitant se rendre en Russie pour assister aux matches ; Ekram espère ainsi qu’ils pourront dénicher une bonne affaire.
Prêts bancaires
Les prix des hôtels et des vols ont grimpé en Russie à l’occasion de l’événement sportif international. Pour montrer leur soutien à l’Égypte, de nombreuses banques offrent différents prêts avec des taux d’intérêt variables en fonction du nombre d’années au bout desquelles le demandeur pourrait rembourser le prêt.
Ces financements sont proposés aux fonctionnaires ainsi qu’aux travailleurs indépendants et aux propriétaires d’activités commerciales et industrielles, en plus des retraités touchant une pension.
« Soutenir l’équipe nationale est pour nous un devoir national »
– Un chargé de relations publiques au sein de la Banque Misr
« Soutenir l’équipe nationale est pour nous un devoir national. Ce que nous pouvons faire, c’est soutenir les supporters dans leur voyage pour garantir une bonne affluence en Russie », a déclaré un chargé de relations publiques au sein de la Banque Misr, qui s’est entretenu avec MEE sous couvert d’anonymat dans la mesure où il n’est pas autorisé à parler à la presse.
Selon l’employé, c’est la situation économique désastreuse qui a déclenché cette décision « sans précédent ». La banque a reçu de nombreuses demandes de renseignements en vue d’un financement, a-t-il expliqué, mais ceux qui demandent véritablement un prêt ne sont pas encore « aussi nombreux que prévu ».
« Notre centre d’appels reçoit plus de demandes de renseignements, mais seulement quelques centaines de personnes ont soumis une demande de prêt à l’heure actuelle », a-t-il précisé.
La Banque nationale d’Égypte a également annoncé son propre programme de financement de prêts. Les clients peuvent rembourser leur prêt sans intérêt pendant six mois, puis avec un taux d’intérêt de 5 à 10 % sur un an, selon un responsable du service client. Afin de réaliser son rêve, Ekram a déposé une demande de prêt pour laquelle il attend une réponse.
« Nous nous débrouillerons seuls »
D’autres qui refusent de se contenter de regarder les matchs à la télévision recherchent d’autres moyens d’atteindre la Russie.
En 1990, Yasser Hussein avait 20 ans lorsqu’il a réussi à se rendre en Italie pour assister à la dernière apparition de l’Égypte en Coupe du monde.
« L’ensemble du voyage pour regarder les trois matches, avec un séjour dans un hôtel trois étoiles et les vols, m’a coûté 10 000 livres égyptiennes [environ 472 euros] », a déclaré Hussein, aujourd’hui âgé de 48 ans et propriétaire d’une petite entreprise d’import-export.
Hussein a l’habitude de soutenir son équipe favorite en tribunes : il suit notamment Al-Ahly, le géant du Caire, partout où le club joue en Afrique.
« Je ne pourrai jamais me payer cela, mais jamais je ne pourrai manquer l’Égypte en Coupe du monde »
– Hussein, propriétaire de PME
« Je n’ai jamais manqué un seul match important d’Al-Ahly à l’extérieur », a-t-il affirmé.
Après s’être renseigné auprès de différentes agences de voyage, Hussein a découvert que pour assister aux trois matches de l’Égypte en Russie, il lui faudrait pas moins de 80 000 livres égyptiennes (environ 3 780 euros).
« C’est une grosse somme. Je ne pourrai jamais me payer cela, mais jamais je ne pourrai manquer l’Égypte en Coupe du monde », a-t-il affirmé.
Après quelques délibérations, un groupe d’une cinquantaine d’amis de Hussein a décidé que le meilleur moyen de supporter l’Égypte en Russie était d’organiser son propre voyage.
« Nous ne passerons pas par des agences de voyage. Nous réserverons les vols et les hébergements les moins chers afin de réduire le coût au maximum », a expliqué Hussein.
Selon lui, avec des nuitées de 10 à 15 dollars dans des auberges russes, il pourra effectuer l’ensemble du voyage pour 1 600 dollars (environ 1 335 euros), soit un prix beaucoup plus abordable.
Des dettes « pour le plaisir »
Selon Reem Selim, analyste économique au Diplomatic Centre for Strategic Studies, basé au Koweït, les prêts bancaires visant à soutenir les voyages des supporters reflètent « la baisse du pouvoir d’achat de la majorité des Égyptiens et la forte chute de la valeur du revenu réel de la classe moyenne supérieure ».
Elle ne s’attend pas à voir un grand nombre de jeunes contracter des prêts pour la Coupe du monde.
« Je ne pense pas que ces propositions d’échelonnement attireront une multitude de jeunes. »
Étant donné que seulement 32 % des Égyptiens ont un compte bancaire, Selim a expliqué que les prêts étaient principalement sollicités pour couvrir les dépenses liées à un mariage ou pour acheter une voiture ou une maison plutôt que pour partir en voyage.
« Qui sait combien d’années nous devrons attendre pour revoir l’Égypte en Coupe du monde ? »
– Tamer, employé de banque
En outre, elle a souligné que le coût élevé du voyage « compliquer[ait] pour de nombreux jeunes le paiement de la mensualité en elle-même ».
Pourtant, Tamer, l’employé de banque, estime que ce moment historique pour le football égyptien est trop important pour être ignoré.
« Ce n’est pas si facile. Nous avons de nombreux engagements, mais [cette expérience] vaut la dépense », a-t-il déclaré après s’être vu accorder un prêt de 45 000 livres égyptiennes (environ 2 123 euros) pour assister à un match de la Coupe du monde.
« Qui sait combien d’années nous devrons attendre pour revoir l’Égypte en Coupe du monde ? », s’est-il interrogé.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].