Promenade le long des voies ferrées abandonnées du Liban
L’entrée principale du bâtiment est délabrée. Certaines tuiles du toit sont tombées, d’autres sont recouvertes d’herbe verte. Mona al-Akal se tient devant le bâtiment à deux étages, aux murs jaunes et au toit à pignon rouge. Sa dernière visite remonte à 45 ans. Les grands trous carrés dans le mur du second étage lui rappellent les fenêtres qui s’y trouvaient autrefois et qui donnaient sur la principale usine de trains du Liban, dans la ville de Rayak, située au nord du pays.
Mona se souvient de l’époque où son oncle, Aziz Abdallah Tabet, dirigeait la gare et l’usine de trains de Rayak. Son oncle vivait dans ce bâtiment, au-devant duquel le jardin était alors en fleurs. Dans le jardin de derrière, on faisait pousser des légumes. Aujourd’hui, plus rien ne subsiste de cet âge d’or des chemins de fer libanais.
Il y a 120 ans, le premier train à vapeur prit des passagers à Beyrouth et entra neuf heures plus tard en gare de Rayak. La gare a désormais sombré dans l’oubli le plus total. Les renards et les chouettes sont les seuls habitants de l’usine de trains vide. Des plantes et des arbres poussent à l’intérieur des bâtiments et des locomotives immobiles.
En 1990, à la fin de la guerre civile qui avait duré 15 ans, de nombreux Libanais espéraient que les trains recommenceraient à circuler. La fin de la guerre a coïncidé avec un retour général aux transports ferroviaires. Mais les chemins de fer libanais qui reliaient autrefois l’Europe à l’Afrique sont restés à l’abandon. Aucun train ne parcourt les 408 kilomètres de voies ferrées.
« À cause de la corruption extrême du système politique libanais, le gouvernement et les hommes d’affaires influents ont pu fermer les chemins de fer », a déclaré à Midde East Eye Eugène Sensenig-Dabbous, Président du département de Science politique à l’université Notre-Dame du Liban.
Les rivalités impérialistes, les guerres mondiales, les conflits régionaux, la guerre civile et les affrontements entre factions politiques ont profondément influencé la croissance et le déclin des transports ferroviaires au Liban.
La croissance et le déclin des chemins de fer
À la fin du XIXe siècle, les commerçants et les puissances européennes cherchaient de nouveaux marchés et une expansion territoriale vers l’est. Le développement des transports ferroviaires occupait une place centrale dans ce monde nouveau. La première voie ferrée du Liban, qui reliait le port de Beyrouth à Damas via Rayak, fut achevée en 1895.
Après Beyrouth, une voie ferrée commerciale fut construite dans le port de Tripoli. À partir de juin 1911, un chemin de fer relia Tripoli à Homs, mais cette ligne n’exista pas longtemps. Les troupes de l’Empire ottoman arrachèrent les rails du Tripoli-Homs, pillèrent les gares et confisquèrent le matériel pendant la Première Guerre mondiale. Les rails et le matériel furent utilisés pour achever la ligne Damas-Bagdad, plus importante au niveau militaire. Cette guerre ne fut pas la dernière à jouer un rôle crucial dans l’histoire des chemins de fer libanais.
La Seconde Guerre mondiale exerça une influence positive sur le réseau ferroviaire libanais. Les troupes britanniques construisirent la ligne Tripoli-Beyrouth-Naqoura sur la côte, allant jusqu’à Haïfa en Palestine et par la suite jusqu’au Caire en Égypte. La ligne était alors nécessaire au transport des troupes britanniques, mais avec la fin de la guerre et le déclenchement du conflit israélo-arabe, ce besoin disparut. Depuis, un mur condamne le tunnel à la fin de la ligne Tripoli-Naqoura qui relie le Liban à la Palestine.
La guerre du Liban porta le coup de grâce au réseau ferroviaire libanais. Quand elle éclata en 1975, la plupart des trains furent immobilisés et les gares transformées en casernes. L’armée syrienne occupa les gares de Rayak et de Tripoli, dans le nord et l’est du pays. Au cours de l'invasion de 1982, les Israéliens en finirent avec les gares et l’infrastructure ferroviaire dans le sud.
Depuis 2007, le photographe et réalisateur Fadi Yeni Turk documente l’histoire et la situation actuelle des chemins de fer libanais. Dans sa petite galerie de l’Escalier Saint-Nicolas à Beyrouth, il expose des photos de ses huit ans de randonnées pédestres le long des chemins de fer de son pays natal.
« Toutes les factions en guerre ont tiré profit du réseau ferroviaire pendant la guerre civile », raconte Fadi, montrant des photos de bunkers de l’armée syrienne renforcés par des rails provenant des voies ferrées libanaises, et des photos de petits ponts que les trafiquants édifièrent près de la frontière syrienne en utilisant des traverses d’acier, pendant et après la guerre civile.
Cependant, la guerre civile ne fut pas la seule cause de l’arrêt des transports ferroviaires au Liban. «Cela va bien au-delà de la guerre civile », comme l’a expliqué à Middle East Eye Elias Boutros Maalouf, co-fondateur et directeur de l’ONG Train Train. « La principale raison, c’est la corruption. »
Les voitures éclipsent les trains
Le mur criblé de balles dans la gare de Bhamdoun illustre les blessures de la guerre civile, qui ne sont pas encore cicatrisées. Mais de nos jours ce n’est plus la guerre qui finit d’achever la gare moribonde, c’est la voiture. L’autoroute qui relie Beyrouth à Damas traverse le village de Bhamdoun au Mont-Liban, et l’ancienne gare est située en plein centre du chantier de l’autoroute.
Les constructeurs de l’autoroute utilisent la gare comme entrepôt pour les barres d’armature et autres pièces de ferronnerie. La gare a perdu son toit il y a des années, et maintenant les murs sont menacés. Un grand générateur s’appuie sur l’un des murs, et un dispositif de forage creuse un puits près du réservoir d’eau. Les portes et les fenêtres ne sont plus que des cadres béants.
La rivalité entre la voiture et le train existe au Liban depuis les années 1950. Les voitures transportaient alors passagers et marchandises sur la route Beyrouth-Damas nouvellement construite, tandis que les locomotives et la technologie ferroviaire se démodaient.
Les trains à crémaillère poussifs n’attiraient plus les gens, et le réseau de chemins de fer libanais ne pouvait prétendre concurrencer les voitures, à moins de subir une modernisation. En décembre 1949, un rapport prédit qu’il y avait alors « une forte probabilité pour que les lignes de chemin de fer finissent par disparaître au Liban » à cause de leur lenteur et de leur coût.
Personne ne prit cette prédiction au sérieux. Rivalités politiques, sectarisme, conflits de classe et pour finir, la guerre civile ne laissèrent aucune place à l’entretien des chemins de fer libanais. Même pendant les années 1990 et la période de reconstruction du pays, les décideurs politiques évitèrent le problème de la reconstruction des chemins de fer à cause de l’influence des concessionnaires automobiles et des entreprises de construction d’autoroutes.
Après la guerre civile
Après la guerre civile, pendant une courte période, le « Train de la paix » circula entre Dora et Byblos. A partir du 7 octobre 1991, en seulement 49 jours ouvrables, le « Train de la paix » transporta 14 727 passagers. Ce fut la dernière fois qu’une locomotive emprunta les voies ferrées du pays.
En 2002, le ministère des Travaux publics et Transports décida de ressusciter la ligne Tripoli-Homs. De nouveau, la confrontation politique entre le Liban et la Syrie bloqua le projet. D’autres études de faisabilité furent aussi entreprises par la Direction des transports publics et l’Union Européenne, en vue de restaurer les lignes Beyrouth-Byblos et Beyrouth-Tripoli, mais tout cela en vain. Les autorités n’ont manifesté d’intérêt pour aucun de ces projets.
Depuis 2010, l’ONG libanaise Train Train a proposé plusieurs projets pour restaurer la gare de Rayak, la ligne Byblos-Batroun et la gare de Mar Mikhael à Beyrouth. Les autorités ont répondu à ces projets par un silence total. Pendant ce temps, Elias Boutros Maalouf attire l’attention du public en organisant des conférences, en projetant des documentaires et en organisant des expositions photographiques sur les vieux trains du Liban.
D’après lui, les autorités ferroviaires ne donnent pas suite à ses projets pour la même raison qui leur a fait négliger la rénovation des chemins de fer dans les années 1960 et 1970, à savoir « les rivalités politiques et la corruption ».
La gare de Mar Mikhael à Beyrouth illustre parfaitement la façon dont les autorités gèrent les priorités quant aux propositions de restauration. Un groupe de videurs costauds garde le bâtiment, et les derniers modèles de voitures pénètrent dans l’enceinte de la gare au coucher du soleil. En 2014, la gare a été transformée en bar de plein air à la mode, facturant en moyenne 11 euros la boisson. Une vieille locomotive a même été convertie en cabine de DJ.
La seule gare libanaise encore utilisée comme espace public se trouve dans la petite ville de Saadnayel, distante d’environ 50 kilomètres du bar branché de Mar Mikhael. Il y a quatre ans, la municipalité de Saadnayel a entrepris la restauration de son ancienne gare et d’une vieille locomotive. En juin 2015, le bâtiment abandonné a été transformé en bibliothèque et rouvert au public.
Malgré le peu d’attention porté aux chemins de fer libanais, Eugène Sensenig-Dabbous espère que ce système de transport oublié sera restauré.
Le 11 mai dernier, au vernissage de l’exposition photographique On the Rails et Trains for Lebanon, il cita le Mahatma Gandhi, qui déclara un jour que lorsque vous défendez une cause perdue, d’abord les gens commencent par vous ignorer. Puis ils se moquent de vous. Ensuite, ils se battent contre vous, et pour finir vous gagnez. Pour conclure son discours, Eugène Sensenig-Dabbous dit, « Je suis heureux de constater que certaines personnes qui n’aiment pas les chemins de fer dans ce pays luttent maintenant contre nous. Cela veut dire que la partie est presque gagnée. »
Traduction de l’anglais (original) par Maït Foulkes.
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