Quand la pauvreté tue : ces Yéménites qui désamorcent des bombes pour gagner de l’argent
TA’IZZ, Yémen – Des bouteilles en plastique. Des vis en laiton. Des câbles en cuivre. Motaz al-Doola collectait tout ce qui pouvait être recyclé pour revendre ses trouvailles et acheter de la nourriture pour lui et sa famille composée de six personnes.
Issu de la minorité muhamashin marginalisée du Yémen, cet analphabète de 28 ans gagnait dans les bons jours 1 000 rials yéménites (environ 3,40 euros) grâce aux déchets qu’il récupérait.
Mais quand la guerre a éclaté, en 2015, Doola avait de la chance lorsqu’il glanait 70 centimes. Le salaire mensuel moyen au Yémen est d’environ 45 euros par mois.
D’autres habitants de Ta’izz sont partis vivre à la campagne ou dans d’autres provinces du Yémen pour échapper au conflit. Sans espoir de trouver un travail convenable dans des zones plus sûres, Motaz al-Doola est resté, et a décidé de se mettre en quête de ferraille parmi les débris de guerre non explosés, risquant sa vie pour ramasser du métal extrait de missiles et de bombes.
« J’espère juste que les organisations et le gouvernement nous viendront en aide, pour que les personnes dans le besoin puissent arrêter de se sacrifier pour de l’argent »
Selon son épouse Fakhria, Doola connaissait les dangers auxquels il s’exposait, mais il n’avait pas le choix. Une prise de risques qui s’est avérée payante.
« Pendant la guerre, Motaz vendait parfois 14 euros de métaux, et d’autres fois, il ne trouvait rien, a-t-elle raconté. Mais parfois, nous pouvions gagner plus de 140 euros par mois. C’est pour cela que les personnes dans le besoin collectent des métaux à partir des débris de guerre. »
En avril 2017, la chance de Motaz al-Doola a tourné. Il a été tué par une roquette alors qu’il essayait d’en extraire du cuivre, à 5 km à l’ouest de Ta’izz, près de la colline regroupant les défenses aériennes.
Sa famille s’est retrouvée sans moyens de subsistance. « Mes enfants dorment sans dîner et personne ne nous aide. Lorsque les autorités ont appris ce que faisait Motaz l’an dernier, des soldats sont venus le menacer pour qu’il n’aille pas chercher des métaux dans les zones de conflit », a déclaré Fakhria.
« Ils nous empêchent de travailler dans les zones dangereuses, mais ils ne nous aident pas », a-t-elle déploré. La situation s’est aggravée après la mort de Doola. « J’ai donc demandé à mes enfants, qui ont moins de 10 ans, de collecter du plastique et des métaux dans des zones sûres. »
Des missiles non explosés
Le désespoir qui a poussé Doola et d’autres Yéménites à désosser des munitions non explosées est mis en évidence par les statistiques. Avant le début de la guerre en 2015, près de la moitié des Yéménites vivaient déjà sous le seuil de pauvreté, les deux tiers des jeunes étaient au chômage et les services sociaux étaient au bord de l’effondrement.
Les trois années de conflit n’ont fait qu’aggraver ces chiffres. Aujourd’hui, sept millions de personnes ne savent pas d’où viendra leur prochain repas.
Environ 3,3 millions d’enfants et de femmes enceintes ou allaitantes souffrent de malnutrition aiguë, dont 462 000 enfants de moins de 5 ans atteints de malnutrition aiguë sévère. Cette augmentation de 57 % depuis fin 2015 menace les perspectives à plus long terme des personnes touchées, selon l’ONU.
Le Yemen Executive Mine Action Center (YEMAC) est une institution gouvernementale qui coopère également avec des ONG telles que l’UNICEF dans le but d’éduquer la population au sujet des explosifs.
Mohammed al-Namer, responsable du déminage à Ta’izz, a déclaré que des habitants désespérés désossaient des missiles non explosés tirés par l’Arabie saoudite pour en extraire des métaux vendables, notamment du laiton et du cuivre.
« En août, cinq personnes cassaient un missile après une frappe aérienne dans un camp du quartier d’al-Ganad, à Ta’izz, a-t-il raconté. Le missile a explosé et les a tués tous les cinq. »
« La plupart des obus et des roquettes Katioucha n’ont pas explosé lorsqu’ils ont été tirés », a-t-il expliqué. Ils jonchent le sol et constituent un risque mortel pour les habitants.
Il n’existe pas de chiffres précis sur la quantité d’explosifs qui ont été largués, qui ont explosé au Yémen ou qui ont été tirés en direction du pays pendant le conflit. La Yemeni Coalition for Monitoring Human Rights Violations (YCMHRV) affirme toutefois avoir désamorcé 39 634 mines terrestres en 2015 et 2016, dont 26 755 mines antipersonnel.
En 2015, au moins 988 personnes ont été tuées ou blessées par des mines terrestres ou par d’autres débris explosifs au Yémen, selon l’initiative « Landmine Monitor » lancée par la Campagne internationale pour l’interdiction des mines antipersonnel.
« Ils sacrifient leur vie en essayant d’extraire des métaux de débris de guerre explosifs. Les gens doivent savoir que la ferraille peut les tuer »
Basem al-Ariqi est responsable de la sensibilisation au Yemen Executive Mine Action Center, dans la province de Ta’izz. Les tirs de mortier n’ont qu’une portée d’environ huit kilomètres, a-t-il indiqué. Cela les empêche d’atteindre les zones résidentielles, où leur niveau de menace serait le plus élevé.
« Seuls ceux qui vont dans ces zones se mettent en danger. La plupart des mortiers n’ont pas encore explosé. Leurs effets se feront sentir lorsque les habitants des zones de conflit retourneront chez eux. »
« Mais les obus et les roquettes Katioucha peuvent tomber en dehors des zones de conflit, a-t-il expliqué. Et elles tombent entre les mains de civils, même si l’armée fait de son mieux pour les déloger des zones résidentielles. »
Les enfants comme les adultes participent à l’activité de recyclage, a-t-il indiqué. « Le besoin criant d’argent fait que les gens désespérés n’informent pas les autorités au sujet des missiles. Ils préfèrent sacrifier leur vie en essayant d’extraire des métaux de débris de guerre explosifs. Les gens doivent savoir que la ferraille peut les tuer. »
Le Mine Action National Programme, un organisme gouvernemental, a mis en œuvre à Ta’izz deux campagnes de sensibilisation visant à avertir les civils des dangers des débris de guerre explosifs, explique Ariqi. Une troisième campagne s’adresse aux habitants de Ta’izz.
Le mauvais sacrifice
Le kilo de laiton se vend actuellement 2,75 euros au Yémen. Le kilo de cuivre vaut 4,10 euros. Le kilo de plastique ? Seulement sept centimes.
La matière première est vendue à des acheteurs comme Ahmed Mada, qui les recycle puis les revend en réalisant un bénéfice pouvant atteindre 30 %.
« Je travaille dans ce secteur depuis plus de vingt ans, a-t-il raconté. La collecte de ferraille est le travail des personnes dans le besoin. C’était déjà difficile avant la guerre, les gens recherchaient de la ferraille dans les ordures ou l’achètaient à bas prix à d’autres personnes.
Mada a affirmé ne pas faire de différence entre le métal issu d’explosifs et le métal provenant d’autres sources – c’est la même chose à ses yeux. « Il y a des gens qui rapportent du cuivre et du laiton provenant de débris de guerre et nous les mélangeons avec d’autres métaux. »
Il dit à ses ferrailleurs de faire attention et d’éviter les zones dangereuses, car leur vie est plus importante que toute autre chose. Ils ont une famille qui compte sur eux, affirme-t-il. « J’espère ne pas entendre parler de gens qui se sacrifient pour collecter de la ferraille. »
L’épouse de Motaz al-Doola partage cet avis ; toutefois, elle estime que les gens désespérés ne se soucieront pas de leur sécurité s’ils voient leurs enfants mourir de faim. Son mari ne s’est pas tué par amour pour son travail, mais parce qu’il ne supportait pas de voir ses enfants souffrir, a-t-elle expliqué.
« J’espère juste que les organisations et le gouvernement nous viendront en aide, pour que les personnes dans le besoin puissent arrêter de se sacrifier pour de l’argent. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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