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Qu’est-ce qui pourrait mal tourner dans la guerre contre l'Etat islamique ?

Voici sept scénarios catastrophes susceptibles de se dérouler dans une région du monde où les scénarios catastrophes sont habituellement ce qu’il y a de mieux en stock
De la fumée s'élève de la ville syrienne de Kobane (Ain al-Arab) suite aux frappes aériennes de la coalition menée par les Etats-Unis contre l'Etat islamique, le 25 décembre 2014 (AA)

Sept scénarios catastrophes dans la guerre contre l'Etat islamique

Vous connaissez la blague ? Vous décrivez une situation qui, à l’évidence, mène au désastre (par exemple, un ami qui traverse la vallée de la Mort en voiture avec un réservoir presque vide), et vous ajoutez : « Qu’est-ce qui pourrait mal tourner ? ».

Telle est la situation au Moyen-Orient actuellement. Les Etats-Unis sont repartis en guerre et larguent leurs bombes en toute liberté à travers l'Irak et la Syrie, conseillant par-ci, envoyant des drones par-là, formant des coalitions dans la région pour puiser un peu plus de puissance de feu de sa collection d'alliés récalcitrants, et cherchant désespérément des bottes non-américaines à mettre sur le terrain.

Voici donc sept scénarios catastrophes susceptibles de se dérouler dans une région du monde où les scénarios catastrophes sont habituellement ce qu'il y a de mieux en stock. Après tout, avec toute cette puissance militaire déployée dans la zone la plus volatile de la planète, qu’est-ce qui pourrait mal tourner ?

1. Les Kurdes

Le territoire que les Kurdes considèrent généralement comme le leur est réparti depuis longtemps entre la Turquie, l'Irak, la Syrie et l'Iran. Aucun de ces pays ne souhaite céder la moindre parcelle de terre à une minorité ethnique indépendantiste, ni devenir voisin d'un Etat kurde puissant entretenu par le pétrole.

En Turquie, la zone frontalière avec l'Irak, peuplée par les Kurdes, est depuis plusieurs années une zone de conflit de faible intensité, où la puissante force militaire turque pilonne, bombarde et envoie occasionnellement l'armée pour attaquer les rebelles. En Iran, la population kurde est moindre qu'en Irak et la zone frontalière entre les deux pays est plus propice aux arrangements, y compris commerciaux. (Par exemple, on rapporte que les Iraniens raffineraient du pétrole pour les Kurdes irakiens, qui le vendraient sur le marché noir et qui achèteraient également du gaz naturel à l'Iran.) Ce pays a néanmoins bombardé la zone frontalière kurde de temps à autre.

Depuis au moins 1923, les Kurdes se battent pour avoir leur propre Etat. Actuellement, en Irak, les Kurdes forment un Etat indépendant de facto puisqu'ils disposent de leur propre gouvernement et de leur propre armée. Depuis 2003, ils ont assez gagné en puissance pour défier le gouvernement chiite de Bagdad, de manière bien plus agressive qu'ils ne l'ont fait jusqu'alors. Leurs ambitions ont été néanmoins restreintes par la pression de Washington qui souhaite conserver l'Irak dans son intégralité. En juin, cependant, les peshmergas, qui constituent leur force militaire, se sont emparés de Kirkouk, ville contestée et riche en pétrole, à la suite de la débâcle de l'armée irakienne à Mossoul et dans d'autres villes du nord du pays face aux miliciens de l'Etat islamique (EI). Faute d'alternative, l'administration Obama a laissé les Kurdes s'installer.

Les peshmergas forment une grande partie du problème actuel. Les Etats-Unis et leurs alliés de l'OTAN ont un besoin quasi désespéré d'hommes de main locaux, même à moitié incompétents. Ils arment et forment donc ces combattants, leur servent d'armée de l'air, et les soutiennent dans leur avancée progressive dans un territoire toujours contesté avec Bagdad, tout ceci en guise d’expédient au nouveau « califat ». Cela signifie simplement qu'à l'avenir, si l'Etat islamique est repoussé ou brisé, Washington devra trouver comment remettre le génie des contes dans sa lampe.

Mossoul, deuxième plus grande ville d'Irak désormais sous le contrôle de l'Etat islamique, en est l'exemple le plus marquant. Compte tenu de l'état déplorable de l'armée irakienne, les Kurdes pourraient un jour s’emparer de cette ville. Un tel développement serait dur à avaler à Bagdad et pourrait donner lieu à des violences sectaires massives, et ce longtemps encore après le départ de l'Etat islamique. Nous avons eu un aperçu à petite échelle de ce qui pourrait arriver dans le village d'Hassan al-Sham, repris par les Kurdes le mois dernier. Au cours de l'opération, certains habitants chiites se seraient rangés aux côtés de leurs ennemis, les militants sunnites de l'Etat islamique, au lieu de soutenir les peshmergas.

Scénario catastrophe : un Kurdistan puissant émerge de la pagaille actuelle qu’est la politique américaine, alimentant une nouvelle guerre sectaire majeure en Irak susceptible de se répandre aux pays voisins. Cela modifiera la dynamique du pouvoir dans la région d'une manière qui pourrait faire de l’ombre aux problèmes actuels. Et ceci, indépendamment du fait que le Kurdistan soit reconnu comme un Etat avec son siège à l'ONU ou devienne seulement, comme Taïwan, un Etat dans toute l’acception du terme mais sans en avoir le nom. La modification d'un équilibre du pouvoir établi depuis longtemps a toujours des conséquences inattendues, en particulier au Moyen-Orient. Il suffit de demander à George W. Bush qui, en envahissant l'Irak en 2003, a amorcé une grande partie du désordre actuel.

2. Turquie

Bien évidemment, on ne peut pas parler des Kurdes sans évoquer la Turquie, un pays pris dans un étau dont les forces luttent depuis des années contre un mouvement séparatiste kurde représenté par le PKK, un groupe que la Turquie, l'OTAN, l'Union européenne et les Etats-Unis considèrent comme une organisation terroriste. Le conflit entre les Turcs et le PKK a tué 37 000 personnes dans les années 1980 et 1990, avant d'être apaisé par la diplomatie de l'Union européenne. Le « problème » en Turquie n'est pas anodin : sa minorité kurde représente environ 15 millions de personnes, soit près de 20 % de la population.

Concernant la Syrie, les Turcs évoluent dans un royaume conflictuel puisque Washington cajole les Kurdes pour pouvoir poser le pied sur le terrain. Quoi que pensent les Américains, ils contribuent à renforcer la minorité kurde en Syrie, y compris les éléments du PKK déployés le long de la frontière turque, fournissant armes et entraînement militaire.

Le parti au pouvoir en Turquie n’a pas de penchant particulier pour ceux qui dirigent l'Etat islamique, mais son aversion pour le président syrien Bachar al-Assad est telle que les dirigeants turcs ont longtemps été disposés à aider EI, principalement en fermant les yeux. Depuis quelque temps, la Turquie est devenue le point d'entrée évident des « combattants étrangers » en route vers la Syrie pour rejoindre les rangs de l'Etat islamique. La Turquie a servi également de point de sortie pour une grande partie du pétrole vendu sur le marché noir (1,2 à 2 millions de dollars par jour), que l'organisation utilise pour se financer. C'est peut-être pour cela que l'Etat islamique a libéré les 49 otages turcs (dont des diplomates) qu'il détenait, et ce sans les habituelles vidéos incendiaires de décapitation. En réponse aux Etats-Unis, qui lui ont demandé de « faire quelque chose », la Turquie impose désormais des amendes aux contrebandiers de pétrole. Celles-ci ont seulement atteint un total de 5,7 millions de dollars sur les quinze derniers mois, ce qui indique la nature de l'engagement de la Turquie aux côtés de la coalition.

La situation dans la ville de Kobane, assiégée par l'Etat islamique, illustre le problème. Les Turcs ont jusqu'à présent refusé d'intervenir pour venir en aide aux Kurdes syriens. Les chars turcs patientent, immobiles, sur les collines surplombant le combat sanglant au corps-à-corps qui fait rage à un demi kilomètre de distance à peine, tandis que la police anti-émeute turque empêche les Kurdes turcs d'atteindre la ville pour prêter main forte. L'aviation turque a également bombardé les rebelles du PKK à l'intérieur-même de la Turquie, près de la frontière irakienne.

Pendant ce temps, les frappes aériennes américaines ne font guère plus que révéler les limites de la puissance aérienne et donner matière à écrire aux futurs historiens. Les bombes américaines peuvent certes ralentir l'Etat islamique mais ne permettent pas de récupérer des quartiers de la ville. Ne pouvant bombarder Kobane pour la sauver, sans les forces au sol turques la puissance américaine reste limitée. Dans les circonstances actuelles, deux dénouements s'imposent : soit les combattants de l'Etat islamique prennent la ville, soit Kobane brûle lentement au gré des affrontements entre eux et les Kurdes.

Le prix demandé par les Turcs pour leur intervention, annoncé publiquement, est la mise en place par les Etats-Unis d'une zone tampon le long de la frontière. Les Turcs devraient occuper cette zone sur le terrain, ce qui signifierait que des terres syriennes seraient dans les faits cédées à la Turquie (alors que cela ne serait pas le cas avec une zone tampon occupée par les Kurdes). Cette situation impliquerait un engagement supplémentaire de la part de Washington, ce qui pourrait placer les avions de guerre américains en conflit direct avec les défenses aériennes syriennes, qui devraient être attaquées, amplifiant davantage la guerre. La mise en place d'une zone tampon mettrait également un terme à tous les accords secrets pouvant exister entre les Etats-Unis et Bachar al-Assad. Cette zone tampon représenterait un nouvel engagement à durée indéterminée, et nécessiterait des ressources américaines supplémentaires dans un conflit qui coûte déjà au bas mot 10 millions de dollars par jour aux contribuables américains.

D'autre part, la politique actuelle de Washington exige pour l'essentiel que la Turquie mette de côté ses objectifs nationaux afin d’aider les Etats-Unis à atteindre les leurs. Nous avons été témoins du dénouement d'un tel scénario par le passé (il suffit de chercher « Pakistan et les talibans » sur Google). Toutefois, Kobane étant au cœur de l'actualité, les Etats-Unis pourraient parvenir à faire pression sur la Turquie pour obtenir de petits gestes, comme permettre à la flotte militaire américaine d’atterrir sur les bases aériennes turques, ou autoriser l’entraînement des rebelles syriens sur son territoire. Cela ne changera pas la réalité : la Turquie finira par se concentrer sur ses propres objectifs, peu importe les nombreux autres Kobanes qui se profilent à l'horizon.

Scénario catastrophe : chaos à venir pour l'est de la Turquie, soleil au beau fixe pour Bachar al-Assad et les Kurdes. Un afflux de réfugiés met déjà les Turcs à l'épreuve. Les contestations sectaires actuelles en Turquie pourraient s'aggraver, tandis que les Turcs pourraient se retrouver engagés dans un conflit ouvert avec les forces kurdes. Les Etats-Unis se retrouveraient bêtement sur la touche, simples spectateurs d'un combat entre deux de leurs alliés, conséquence involontaire de leur ingérence au Moyen-Orient. Si la zone tampon est approuvée, la possibilité d'un conflit direct entre les Etats-Unis et Bachar al-Assad est envisageable, tout comme celle que le président russe Vladimir Poutine y trouve une porte d'entrée pour se réengager dans la région.

3. Syrie

Pensez à la Syrie comme la guerre américaine qui n'aurait jamais dû avoir lieu. Malgré les nombreuses demandes d'intervention américaine et hormis quelques expérimentations de formation de groupes rebelles syriens, l'administration Obama avait (plus ou moins) réussi à rester à l'écart de ce bourbier-là. En septembre 2013, le président Obama était tout près d'envoyer des bombardiers et missiles téléguidés contre l'armée de Bachar al-Assad suite à l'utilisation présumée d'armes chimiques. Il a ensuite rebroussé chemin, avec pour excuses le manque de coopération du Congrès et une manœuvre intelligente de Poutine.

La stratégie de cette année (ignorer Assad et attaquer l'Etat islamique) a évolué en quelques semaines seulement, passant d'une action humanitaire limitée, à une lutte à mort contre l'Etat islamique en Irak, puis à un bombardement de la Syrie elle-même. Comme avec n'importe quel tour de magie, nous l’avons tous vu de nos yeux mais ne comprenons pas bien encore le truc du prestidigitateur.

La Syrie est aujourd'hui un pays en ruines. Toutefois, quelque part au beau milieu de ce pays, des licornes, ces créatures dont on parle souvent mais que l'on n'a jamais vues, vont librement. Ces créatures, ce sont les « rebelles syriens modérés » tant évoqués par l'administration Obama. Qui sont-ils ? La définition en vigueur pourrait ressembler à ce qui suit : des individus qui s'opposent à Bachar al-Assad, qui n'ont pas l'intention de le combattre pour l'instant mais qui sont susceptibles de lutter contre l'Etat islamique en attendant, et qui ne sont pas trop « fondamentalistes ». Dès qu'ils parviennent à en trouver, et après les avoir examinés de près, les Etats-Unis ont pour projet de leur fournir armes et entraînement en Arabie Saoudite. Si vous achetez sur le marché syrien, cherchez les individus étiquetés « chef de guerre modéré ».

Pendant que les Etats-Unis et leur coalition attaquent l'Etat islamique, certains Etats (ou, du moins, de riches particuliers) de cette même bande de frères d'armes continuent de financer le nouveau califat pour soutenir son rôle autoproclamé de protecteur des sunnites et sa fonction de relais local bien commode contre l’émancipation politique des chiites en Irak. Le vice-président américain Joe Biden a récemment critiqué certains des partenaires de l'Amérique sur ce point. Sa remarque fut présentée comme une autre de ses célèbres gaffes, l’obligeant à s'excuser de toutes parts. Pour avoir une idée du scénario le plus optimiste pour l'avenir de la Syrie, il suffit d'observer la Libye : depuis la fin de l'intervention américaine, ce pays est plongé dans le chaos et ravagé par les milices.

Scénario catastrophe : la Syrie devient un espace non gouverné, un nouveau refuge pour les terroristes et les groupes belligérants alimentés depuis l'étranger (les talibans pakistanais ont déjà promis d'envoyer des combattants pour aider l'Etat islamique). Ajoutez à cela la possibilité pour certains groupes de se saisir des armes chimiques restantes ou des missiles sol-sol de type Scud de l'arsenal de Bachar al-Assad, et vous obtiendrez un potentiel meurtrier et destructeur sans fin. Cette situation pourrait même s'étendre à Israël.

4. Israël

Le plateau du Golan, qui sépare Israël de la Syrie, est la frontière israélienne la plus calme depuis la guerre de 1967. Cela est en train d'évoluer. Des insurgés syriens d’un certain type se sont récemment emparés de villages frontaliers et d'un point de passage dans ces hauteurs. Les Casques bleus des Nations unies, qui patrouillaient autrefois dans la zone, ont pour la plupart été évacués pour leur propre sécurité. Le mois dernier, Israël a abattu un avion syrien entré dans son espace aérien. Il s'agissait sans doute d'un avertissement à l'intention de Bachar al-Assad, qu'Israël invite à s'occuper de ses propres affaires, plutôt que d'une manœuvre mue par nécessité militaire.

On suppose que l'administration Obama a travaillé en coulisses, comme lors de la guerre du Golfe de 1991 lorsque les Scuds irakiens commençaient à s'abattre sur les villes israéliennes et que Washington cherchait à garder ce pays en dehors du plus large conflit. Or, nous ne sommes plus en 1991. Les relations entre les Etats-Unis et Israël sont bien plus volatiles et pimentées aujourd'hui. Israël est mieux armé tandis que les contraintes imposées par les Etats-Unis aux appétits de Tel Aviv se sont révélées bien plus faibles ces derniers temps.

Scénario catastrophe : une manœuvre israélienne, visant soit à assurer que la guerre reste loin de la frontière du Golan, soit à passer à l’offensive afin de s'adjuger une partie du territoire syrien, pourrait faire éclater la région. « C'est comme une énorme bonbonne de gaz entourée de bougies. Il suffit de renverser une bougie pour que tout explose dans la minute », a expliqué un ancien général israélien. Si toutefois vous pensez qu'Israël se préoccupe de la Syrie, ce n'est rien comparé à la fureur des dirigeants face à l'émergence de l'Iran comme puissance régionale de plus en plus forte. 

5. L'Iran

Qu’est-ce qui pourrait mal tourner pour l'Iran dans le conflit actuel ? Bien qu'au Moyen-Orient on puisse toujours s’attendre à l'inattendu, l'Iran semble à l'heure actuelle bien parti pour devenir le grand gagnant de la cagnotte Etat islamique. Est-ce qu'un gouvernement chiite pro-iranien restera au pouvoir à Bagdad ? Certainement. Est-ce que l'Iran a obtenu carte blanche pour faire entrer des forces terrestres en Irak ? Possible. Est-ce que l'aviation américaine va bombarder pour aider les troupes terrestres iraniennes engagées dans le combat contre l'Etat islamique (de manière non-officielle bien sûr) ? Sans l'ombre d'un doute. Est-ce que Washington essayera de faire preuve d'un peu moins d'intransigeance dans les négociations sur le nucléaire ? Probablement. Est-ce que, si les Américains ont besoin de quelque chose de plus de l'Iran en Irak, la porte d’un assouplissement officieux des sanctions économiques restera entrouverte ? Pourquoi pas ?

Scénario catastrophe : il y aura un jour une statue de Barack Obama dans le centre de Téhéran, pas en Irak.

6. L'Irak

L'Irak est officiellement le « cimetière de l'empire » américain. Le « nouveau » projet de Washington pour ce pays dépend du succès d'une poignée d'initiatives qui ont déjà échoué lors de leur expérimentation entre 2003 et 2011, à une époque où il y avait infiniment plus de ressources à la disposition des « bâtisseurs de nation » américains et où la situation régionale, quoi que fort mauvaise, était beaucoup moins chaotique.

La première étape du dernier plan directeur américain consiste à installer un gouvernement « inclusif » à Bagdad. Les Américains espèrent qu’il permettra de creuser un fossé entre une population sunnite mécontente et l'Etat islamique. Ensuite, une armée irakienne (de nouveau) formée retournera sur le terrain pour chasser les forces du nouveau califat du nord du pays et reprendre Mossoul.

Tout cela est irréaliste, voire simplement irréel. Après tout, Washington a déjà dépensé 25 milliards de dollars pour entraîner et équiper cette même armée, et plusieurs milliards supplémentaires pour la police paramilitaire. Résultat ? L'Etat islamique a mis la main sur les arsenaux d'armement dernier cri américains une fois que les forces irakiennes ont fui les villes du nord en juin.

Revenons-en maintenant à ce gouvernement « inclusif ». Les Etats-Unis semblent penser que créer un gouvernement en Irak est comme sélectionner des joueurs pour former une équipe de fantasy-football. Vous savez, ce jeu où l'on gagne ou perd des joueurs, où l'on opère quelques transferts, et où, si rien de tout cela ne fonctionne, on a droit à une nouvelle feuille d'équipe pour essayer de gagner à la saison suivante. Vu que Haïder al-Abadi, actuel Premier ministre et grand espoir de cette politique inclusive, est un chiite, ancien collègue et membre du même parti politique que Nouri al-Maliki, le Premier ministre précédent autrefois encensé mais désormais déçu, rien n'a vraiment changé au sommet. Ainsi, les espoirs d'« inclusion » reposent maintenant sur le choix des responsables des ministères clés que sont la Défense et l'Intérieur. Tous deux font depuis des années office d'outils de répression des sunnites du pays. Pour le moment, al-Abadi occupe ces deux fonctions en tant que ministre par intérim, comme Nouri al-Maliki avant lui. Vraiment, qu’est-ce qui pourrait mal tourner ?

Au sujet des sunnites, la stratégie américaine repose sur l'hypothèse selon laquelle il est possible de les détacher de l'Etat islamique en les soudoyant ou en les forçant, peu importe la tournure que prennent les événements à Bagdad. Cela est difficile à imaginer, à moins qu'ils ne soient dépourvus de toute mémoire. Comme avec al-Qaïda en Irak pendant les années d'occupation américaine, l'Etat islamique est le muscle sunnite contre un gouvernement chiite qui, livré à lui-même, continuerait de les marginaliser, voire de les massacrer. À partir de 2007, les responsables américains se sont en effet mis à soudoyer des chefs de tribus sunnites et à les forcer à accepter des armes et de l'argent en échange de leur participation au combat contre les groupes insurgés, dont al-Qaïda. Cet accord, appelé alors « le réveil d'al-Anbar », s'accompagnait de la promesse faite par les Etats-Unis de rester constamment à leurs côtés (le général John Allen, qui coordonne aujourd'hui la nouvelle guerre américaine en Irak, était un personnage clé des négociations de ce « réveil »). Une promesse que les Etats-Unis n'ont pas tenue. Au lieu de cela, ils ont remis ce programme au gouvernement chiite et se sont dirigés vers la sortie. Les chiites ont rapidement dénoncé l’accord.

Chat échaudé craint l'eau froide, dit-on, alors pourquoi, seulement quelques années plus tard, les sunnites accepteraient-ils un accord qui ressemble pour l'essentiel à la mauvaise affaire dont ils ont déjà été victimes ? En outre, celui-ci semble pâtir d'un imprévu particulièrement contre-productif du point de vue américain. Selon les plans actuels, les Etats-Unis doivent former des « unités de la garde nationale » sunnites (des milices sunnites armées avec un nom plus vendeur), payées et approvisionnées en armes par les Américains pour combattre l'Etat islamique. Ces milices sont destinées à combattre uniquement sous contrôle sunnite et sur le territoire sunnite. Elles n'auront pas plus de liens avec le gouvernement de Bagdad que vous et moi. Quelle sera l'utilité de faire de l'Irak un Etat inclusif et unitaire ? Que va-t-il se passer, dans le long terme, une fois qu’encore plus de milices armées sectaires se trouveront dans la nature ? Qu’est-ce qui pourrait mal tourner ?

Malgré son échec cuisant, le « succès » du réveil d'al-Anbar reste un mythe persistant parmi les penseurs conservateurs américains. Ne vous laissez donc pas berner prochainement par les exemples locaux de coopération entre sunnites et chiites contre l'Etat islamique dont les médias vous chanteront les louanges. Considérez-les comme des alliances d’intérêts temporaires  entre tribus qui pourraient ne pas survivre à la prochaine attaque. Cela est bien loin d’une stratégie de victoire nationale. ça ne l'était pas avant, ça ne l'est pas plus maintenant.

Scénario catastrophe : la violence entre sunnites et chiites atteint un nouveau palier, qui aspire des acteurs extérieurs, peut-être les Etats sunnites du Golfe essayant d'éviter un massacre. Les Iraniens chiites, qui disposent déjà de forces dans le pays, resteraient-ils les bras croisés ? Qui peut prédire combien de sang sera versé, tout cela à cause d'une autre stupide guerre des Américains en Irak ?

7. Les Etats-Unis

Si l'Iran est le potentiel grand gagnant en termes géopolitiques de ce conflit multiétatique, les Etats-Unis en seront alors les grands perdants. Au final, le président Obama (ou son successeur) devra sans aucun doute choisir entre la guerre qui point à l'horizon et l'engagement de troupes terrestres américaines dans le conflit. Non seulement aucune de ces approches n'est susceptible d'apporter les résultats escomptés, mais la présence de ces nouvelles « bottes sur le terrain » intensifiera la tragédie qui s'ensuivra.

Le fantasme post-11 septembre de Washington a toujours été de penser que la puissance militaire peut changer le paysage géopolitique de manière prévisible, que ce soit au moyen d'invasions totales ou de frappes de drones « chirurgicales ». En réalité, la seule certitude est qu’il y aura plus de morts. Tout le reste, comme l'ont montré les 13 dernières années, est possible, et il est clair que Washington ne s'attend pas à ce qui vient.

Parmi les scénarios probables : les forces de l'Etat islamique ne sont actuellement qu'à quelques kilomètres de l'aéroport international de Bagdad, qui lui-même se situe à seulement une quinzaine de kilomètres de la zone verte, au cœur de la capitale (notez que les obusiers M198 que l'Etat islamique a pris aux Irakiens battant en retraite ont une portée d'environ 22,5 kilomètres). L'aéroport est une porte essentielle pour évacuer le personnel de l'ambassade au cas où un « méga-Benghazi » se préparerait, mais également pour acheminer davantage de personnel, comme les forces de réaction rapide des marines récemment postées au Koweït voisin. L'aéroport est déjà protégé par 300 à 500 soldats américains, soutenus par des hélicoptères d'attaque Apache et des drones. Les hélicoptères Apache récemment envoyés au combat dans la province voisine d'Anbar sont probablement partis de là. Si les militants de l'Etat islamique décidaient d'attaquer l'aéroport, les Etats-Unis devraient assurément le défendre, ce qui signifierait un combat entre les deux forces. Si tel est le cas, l'Etat islamique perdra sur le terrain mais remportera une victoire en attirant encore plus les Etats-Unis dans le bourbier.

Dans une perspective d'ensemble, l'actuel patchwork de « plus de 60 pays » contre l'Etat islamique assemblé par les Etats-Unis ne pourra pas durer. La coalition est vouée à s'effondrer dans un amas d'objectifs à long terme contradictoires. Tôt ou tard, les Américains devraient une fois de plus se retrouver seuls, comme ce fut le cas au cours de la dernière guerre en Irak.

Le résultat le plus probable de toute cette tuerie, quel que soit le sort de l'Etat islamique, est l'aggravation du chaos en Irak, en Syrie et dans d'autres pays de la région, dont éventuellement la Turquie. Comme l'a observé Andrew Bacevich, « même si nous gagnons, nous aurons perdu. Une victoire contre l'Etat islamique ne ferait qu'engager encore plus les Etats-Unis dans une entreprise vieille de plusieurs décennies et qui s'est avérée coûteuse et contre-productive. » La perte du contrôle des coûts réels de cette guerre nous amène à cette question : les Etats-Unis ont-ils jamais eu le contrôle ?

En septembre, la Syrie est devenue le 14e pays du monde musulman à avoir été envahi, occupé ou bombardé par les forces américaines depuis 1980. Au cours de ces nombreuses années de guerres menées par les Etats-Unis, les objectifs ont sans cesse changé, tandis que la situation dans le Grand Moyen-Orient n'a fait qu'empirer. Le développement démocratique ? Vous n'allez plus vraiment en entendre parler. Le pétrole ? Les Etats-Unis vont devenir un pays exportateur net. La guerre contre le terrorisme ? C'est aujourd'hui l'explication par excellence, bien qu'il soit déjà prouvé que chercher querelle dans la région ne fait qu'entretenir terreur et terrorisme. Aux Etats-Unis, les voix de ceux qui cherchent à effrayer les foules se font de plus en plus retentissantes, ce qui conduit au renforcement des mesures sécuritaires nationales et fournit toujours plus de justifications à la surveillance de nos sociétés.

Scénario catastrophe : la guerre menée par les Etats-Unis dans l’ensemble du Moyen-Orient entre dans sa troisième décennie, sans que l’on puisse apercevoir le bout du tunnel. Un vortex qui aspire des vies, la richesse nationale et la sérénité mentale des dirigeants de Washington, alors même que d'autres questions importantes sont ignorées. Alors, qu’est-ce qui pourrait mal tourner ?

- Peter Van Buren a servi le département de la Défense des États-Unis pendant 24 ans, y compris en Irak. Il est l’auteur de We Meant Well: How I Helped Lose the Battle for the Hearts and Minds of the Iraqi People. Son dernier ouvrage s’intitule Ghosts of Tom Joad: A Story of the 99 Percent. Il réside à New York.

Cet article est paru pour la première fois sur TomDispatch.com. Copyright 2014 Peter Van Buren

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