Qu’est-ce qui a poussé la Turquie à changer de politique en Syrie ?
ISTANBUL – Lorsque le président turc Recep Tayyip Erdoğan a annoncé en septembre que la Turquie était ouverte à l’idée d’intégrer temporairement Bachar al-Assad à une solution politique au conflit dans une Syrie ravagée par la guerre, cela avait considérablement surpris les observateurs politiques qui s’étaient habitués à la ligne dure adoptée par Ankara, faisant de l’éviction d’Assad une priorité absolue.
Les analystes critiques du gouvernement turc estiment que ce changement ne s’est pas produit à la suite d’une acceptation de l’échec des politiques fondées sur l’idéologie pure, mais plutôt parce que le gouvernement s’est vu forcer la main et a perdu progressivement toute pertinence dans le théâtre syrien.
D’autres analystes suggèrent cependant qu’il s’agit tout simplement de diplomatie pragmatique et de rien de plus qu’un peaufinage de politiques établies visant à faire face aux réalités sur le terrain tout en ne déviant pas de principes fondamentaux.
Murat Yeşiltaş, directeur des études de sécurité à la fondation pro-gouvernementale SETA, a affirmé qu’il n’y avait pas de changement de politique majeur et que cela ne représentait en aucune manière un mouvement dans lequel la Turquie favoriserait soudainement une implication d’Assad.
« C’est plutôt une nuance tactique qu’un changement énorme. La Turquie a dû réagir à la situation », a expliqué Yeşiltaş à Middle East Eye.
« Ankara devait s’adapter compte tenu de l’implication militaire russe, de l’ambiguïté américaine à l’égard de l’opposition syrienne et du manque de consensus entre les grandes puissances, qui incluent la France, l’Allemagne, l’Arabie saoudite et la Turquie. »
Bien qu’il y ait du pragmatisme dans la prise de décisions, ce changement n’est pas dû à une introspection sur l’échec des politiques adoptées, mais aux conséquences de ce qui se passe, a expliqué Ahmet Kasım Han, universitaire au département des relations internationales de l’université Kadir Has d’Istanbul.
« Quel que soit le changement de politique qui se déroule, celui-ci est dicté par les choix et les actions de parties tierces, et n’est pas dû à un changement de cap idéologique. Il faudrait pour cela reconnaître l’échec de la politique, mais personne dans le gouvernement ne pense que les politiques de ce dernier étaient erronées », a-t-il indiqué à MEE.
« [Le gouvernement] a été poussé dans une certaine mesure à accepter un changement de politique parce qu’il ne pouvait plus imposer sa volonté et risquait d’être laissé en marge des événements. »
La position turque « à l’écart » de celle des États-Unis et de la Russie ?
Les divergences de position entre la Turquie et ses alliés occidentaux, mais aussi entre la Turquie et la Russie, l’autre grande puissance impliquée, au sujet de ce qui constitue la plus grande menace, ont souvent contribué à isoler Ankara.
L’Occident, sous le leadership des États-Unis, ainsi que la Russie considèrent l’État islamique et les autres groupes de ce type comme la plus grande menace, alors que pour la Turquie, la principale menace est la dissolution de son voisin méridional, qui pourrait la laisser face à un État kurde de gauche dirigé par le Parti de l’union démocratique (PYD). Ankara considère le PYD comme une entité terroriste et comme une ramification du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) avec lequel il est impliqué dans une guerre depuis 1984.
La Turquie considère depuis le début l’éviction d’Assad comme la meilleure option pour maintenir l’intégrité territoriale de la Syrie et empêcher ainsi le PYD de s’établir pleinement dans le nord du pays. Les États-Unis ont toutefois changé progressivement de position et sont disposés à accepter l’idée de permettre à Assad de rester aux commandes jusqu’à ce que la menace de l’État islamique soit traitée.
La Turquie pourrait se retrouver à l’écart à la fois des États-Unis et de la Russie si ces deux pays, malgré tout ce qui les oppose au sujet de l’avenir d’Assad, acceptent de mettre momentanément ces différences de côté pour éradiquer l’État islamique.
« La question essentielle à examiner ici est que la Turquie considère l’EIIL ["État islamique en Irak et au Levant", autre terme pour désigner l’État islamique] comme une conséquence de l’oppression du régime syrien et estime qu’il faut s’attaquer d’abord à la racine du problème », a argumenté Murat Yeşiltaş.
Selon Yeşiltaş, l’État islamique constitue une menace réelle pour la Turquie le long de sa frontière mais aussi à l’intérieur du pays. Il a toutefois concédé que le PYD représente également une menace qu’Ankara ne peut ignorer. Il a ajouté que la Turquie se montre réceptive à toute initiative permettant d’annihiler toutes ces menaces.
« La Turquie n’a aucune envie d’assister à l’émergence d’un nouveau quasi-État dans la région, en particulier d’une entité contrôlée par le PYD qui tente de modifier la composition démographique de la région », a indiqué Yeşiltaş.
Quelle est la première priorité de la Turquie ?
Le fait que le Premier ministre turc Ahmet Davutoğlu a continué d’insister pour que l’éviction d’Assad reste une priorité absolue lors de son discours à l’Assemblée générale des Nations unies le 30 septembre, en contradiction apparente avec la déclaration d’Erdoğan, pourrait en réalité être un signe que si Ankara est peut-être disposé à réexaminer ses priorités, le gouvernement continuera néanmoins de faire également pression en faveur de ce qu’il croit encore être la façon la plus sensée d’avancer.
Le porte-parole et les conseillers d’Erdoğan ont été prompts à sous-entendre que les propos de ce dernier ne signifient pas un changement de politique, et Davutoğlu s’est lui-même appliqué à affirmer que la position de la Turquie n’a pas changé.
« Il n’y a pas de gouffre entre la position du Premier ministre et celle du président. La stratégie politique turque est claire et toute divergence apparente est due aux différences de caractère entre les deux hommes. C’est tout simplement une question de nuance », a soutenu Yeşiltaş.
Selon Han, ces prises de position et déclarations contradictoires ne sont pas liées à un désaccord, mais au fait que le gouvernement a joué si fortement la carte de la politique étrangère dans l’arène politique nationale qu’il se retrouve maintenant fermement ancré dans ce genre de politiques à motivation idéologique et ne sait pas comment s’en dégager sans perdre en capital politique à l’échelle nationale.
« Tout pragmatisme affiché est dû à l’intérêt propre [du gouvernement] en termes de politique nationale politique. Il s’agit juste d’une version exagérée de l’adage qui veut que toute politique soit locale », a déclaré Han.
L’échec en apparence lamentable de l’effort commun de la Turquie et des États-Unis pour former et équiper les combattants rebelles, et la réponse tiède, au mieux, au souhait d’Ankara d’établir ce qu’il appelle des zones de sécurité en Syrie, peuvent en outre être à l’origine de ce changement de politique vis-à-vis de la Syrie.
« Les réalités sur le terrain ont poussé le gouvernement turc vers un tel changement, mais fondamentalement, il ne voit rien de mal dans ses politiques d’origine. Tout échec est attribué à l’incompétence des autres acteurs et alliés, tels que les États-Unis », a indiqué Han.
« En fin de compte, si une quelconque solution politique est mise sur la table, l’implication ou non d’Assad dépend de l’ensemble de la coalition internationale, et pas seulement de la Turquie », a ajouté Yeşiltaş.
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation
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