Refuzniks : ces Israéliens qui refusent de rentrer dans l’armée
Chaque année, des citoyens israéliens s’opposent au service militaire. Ils ont entre 17 et 18 ans et commencent leur vie d’adulte en allant à l’encontre du reste de leur société. Certains refusent pour des raisons politiques, d’autres pour des raisons personnelles ou économiques. Même si ces prises de décision peuvent mener à la prison et à l’exclusion, ces jeunes tiennent bon.
Entre 2008 et 2016, le photographe Martin Barzilai a rencontré plusieurs dizaines d’entre eux pour dresser leur portrait, raconter leur « non ». Il a rassemblé leurs témoignages dans son livre Refuzniks. Dire non à l’armée en Israël, qui présente 50 citoyens israéliens, de différents âges, de différentes origines, de différents milieux socio-économiques. Leur point commun ? Avoir tourné le dos à l’armée.
Le travail de Martin Barzilai montre à voir une réalité assez méconnue en dehors des frontières d’Israël. Une réalité où rien n’est noir ou blanc, mais où, définitivement, les refuzniks sont acteurs de changement.
Le choc à l’arrivée
Martin Barzilai est né en Uruguay. Son grand-père était venu s’y installer 30 ans auparavant pour fuir les exterminations contre les juifs en Europe. Dans les années 70, face à l’avènement de la dictature, c’est au tour du très jeune Martin et de ses parents de fuir le pays et de repartir en sens inverse. Après avoir hésité entre la France et Israël, la famille se réfugie à Paris.
« J’ai été choqué par le contraste entre les rues huppées de Tel Aviv et les camps palestiniens. J’ai aussi découvert, à ce moment-là, la réalité des patrouilles de l’armée israélienne en territoire occupé »
- Martin Barzilai, photographe
Voyageur dans l’âme, Martin Barzilai débarque en Israël en 1993 pour rendre visite à un ami. Après un passage par les quartiers bling-bling de Tel Aviv, il découvre la terrible réalité des Palestiniens.
« J’étais curieux mais je ne connaissais rien à la situation à l’époque. Je viens d’une famille juive mais on n’avait pas de lien spécifique à Israël. Comme j’étais étudiant en photo, mes amis m’ont emmené à Gaza et en Cisjordanie. J’ai été choqué par le contraste entre les rues huppées de Tel Aviv et les camps palestiniens. J’ai aussi découvert, à ce moment-là, la réalité des patrouilles de l’armée israélienne en territoire occupé », confie-t-il à MEE.
Le photoreporter en devenir fait alors une rencontre qui deviendra décisive, avec un Argentin qui, comme lui, a fui la dictature de son pays avant de venir vivre dans un kibboutz. Le jeune homme lui explique son aversion pour les armes et son refus de rentrer dans l’armée. Ce sera le premier d’une longue série de « refuzniks » croisés sur le chemin de Martin Barzilai.
Les années passent, le photographe lit beaucoup et se renseigne sur le conflit. Il comprend alors que le choix du jeune Argentin était loin d’être anodin. Petit à petit, un projet murit dans un coin de sa tête.
« En 2008, pendant la construction du mur de séparation, mon idée était de faire un reportage sur les opposants israéliens à la construction du mur. Puis je me suis dit que les refuzniks, c’était bien. Ils sont assez faciles à trouver, ils sont médiatisés. J’avais encore des contacts de mon voyage en 1993. Ça a commencé comme ça. Je suis resté un gros mois. J’ai rencontré pas mal de gens. Je suis retourné en Israël en 2009, en 2014 et en 2016. »
Entre 2008 et 2016, le photographe rencontre plusieurs dizaines de ces objecteurs de conscience israéliens. Il suit leur évolution, et notamment l’avant/après de leur passage en prison.
L’armée, le ciment d’une société
En Israël, le service militaire est obligatoire, deux ans pour les filles, trois ans pour les garçons. Seuls les citoyens palestiniens d’Israël et une partie des juifs orthodoxes sont exemptés. Récemment, l’armée israélienne a toutefois commencé à envoyer des appels à la conscription aux Palestiniens israéliens de confession chrétienne – une mesure vue par certains comme un moyen de séparer les chrétiens du reste de leur peuple.
Pour les Israéliens, l’armée est l’un des piliers de la société. Dans un tel contexte, les prises de position des refuzniks sont lourdes de sens et de conséquences pour leur futur : une large partie d’entre eux sont envoyés à la prison militaire.
« Seulement une infime minorité des cas sont acceptés. Si le/la refuznik proclame en commission qu’il/elle est contre l’occupation, il/elle est à peu près sûr/e de finir derrière les barreaux »
- Martin Barzilai, photographe
Les objecteurs de conscience font régulièrement la une des journaux israéliens. Même si le phénomène reste minoritaire, ces cas isolés réveillent à chaque fois le débat. Aller à l’encontre du système dominant, c’est aussi prendre le risque de se mettre une très grande majorité de l’opinion publique à dos.
Suite à leurs choix, de nombreux jeunes sont en outre discriminés dans leur recherche d’emploi, car servir l’armée israélienne fait office de véritable ascenseur social, voire de prérequis pour accéder à certaines études supérieures. Selon une enquête menée en Israël, le service militaire est considéré comme un « préalable légitime » pour les emplois dans le domaine de la sécurité. Mais la pression est tellement forte que les employeurs dans d’autres domaines n’engagent pas les personnes qui n’ont pas fait leur service militaire, même si ce genre de discrimination est contraire à la loi.
Des refus idéologiques, mais pas seulement…
Chaque cas de refus est différent. Tous les opposants ne passent pas systématiquement par la prison militaire. Bien que la plupart soit des fervents défenseurs de la paix, le photographe a rencontré différents profils.
Un jeune agriculteur devait, par exemple, donner la priorité aux récoltes pour ne pas perdre trop d’argent. Un autre jeune homme a préféré s’opposer pour éviter le regard des autres et les potentielles moqueries liées à son homosexualité.
« Au départ, je voulais me concentrer sur les refus pour raisons politiques, explique le photographe, mais c’est en découvrant les différents cas qu’on finit par mieux comprendre la société israélienne.
« Si une personne ne veut pas faire l’armée, elle doit passer devant la commission militaire qui décide si, oui ou non, elle a le droit de ne pas faire l’armée. Si le cas est refusé, c’est la prison pour une période qui varie de quelques semaines à plusieurs mois.
« Seulement une infime minorité des cas sont acceptés. Si le/la refuznik proclame en commission qu’il/elle est contre l’occupation, il/elle est à peu près sûr/e de finir derrière les barreaux », observe Martin Barzilai.
Sans oublier ceux qui ne veulent pas retourner à la caserne après une permission, ou encore les réservistes qui refusent de rejoindre à nouveau les rangs. Certains s’opposent suite à une expérience traumatisante ou un déclic politique.
Un mouvement loin d’être récent
En 1982, pendant l’invasion du Liban, suite aux massacres de Sabra et Chatila, la société israélienne voit naître une importante vague d’indignation et de refus. Les contestataires s’opposent alors à l’occupation du Liban-Sud et se regroupent dans le mouvement Yesh Gvul, qui se réclame du postsionisme et de l’antisionisme.
« La société les conditionne dès le plus jeune âge. […] Dans un tel contexte, il faut vraiment avoir un esprit critique pour s’opposer au système dominant. Personne ne va en Cisjordanie, les Palestiniens et les Israéliens vivent dans deux mondes complètement différents »
- Martin Barzilai, photographe
En 2004, c’est au tour de l’association Breaking the Silence de voir le jour. Elle rassemble des anciens militaires qui témoignent de la réalité de l’occupation israélienne pour sensibiliser le public israélien. Comme le rappel Eyal Sivan, célèbre essayiste israélien, dans la préface du livre de Martin Barzilai, dans ce pays, chaque génération est marquée par une guerre ou un conflit.
« La société les conditionne dès le plus jeune âge, commente Barzilai. À l’école, les enfants envoient des cartes postales aux soldats blessés. Dans un tel contexte, il faut vraiment avoir un esprit critique pour s’opposer au système dominant. Personne ne va en Cisjordanie, les Palestiniens et les Israéliens vivent dans deux mondes complètement différents ».
En 2014, après la guerre de Gaza, des jeunes objecteurs de conscience ont mené plusieurs campagnes pour s’opposer aux opérations de combat. Ces actions ont conduit à la création de Mesarvot (« refus » en hébreu), un réseau d’organisations israéliennes qui soutiennent ceux qui refusent de servir dans l’armée et défient l’occupation israélienne des territoires palestiniens.
Chaque année, malgré la politique va-t-en-guerre du Premier ministre Benyamin Netanyahou et de son gouvernement, ils sont plusieurs dizaines – voire centaines (l’armée ne communique aucun chiffre) – à s’opposer ainsi et à faire avancer le débat, dans une société où l’indignation face au traitement des Palestiniens se fait de plus en plus rare. Voici quelques témoignages recueillis par Martin Barzilai :
« Le système de l’armée fonctionne bien. Il ne laisse pas le temps de réfléchir. Je pense que les jeunes Israéliens doivent connaître la situation des Palestiniens pour pouvoir choisir s’ils font ou non l’armée. Mon père est un général important, il a été vice-président du Mossad [les renseignements israéliens]. Nous sommes à l’opposé l’un de l’autre. J’ai passé deux mois en prison. Mon cas a fait beaucoup de bruit. Ça a été difficile, j’ai perdu cinq kilos. »
Yaron, 22 ans en 2016, postier, étudiant en composition musicale, Tel Aviv
« J’étais dans un lycée militaire. J’étais supposé devenir un officier de haut rang. Sur internet, je suis tombé sur une interview d’un homme politique qui disait que les Arabes et les juifs pouvaient coopérer. À partir de là, tout a changé pour moi. Après un an et demi de service, j’ai fait quarante jours de prison. »
Alona Katsay, 24 ans en 2016, étudiante infirmière, Tel Aviv
« Je suis née en Ukraine et je suis arrivée en Israël en 2002. Je me levais tous les jours à 5 heures, j’allais à l’armée et j’y restais jusqu’à 17 heures. Et je travaillais presque tous les jours dans un café jusqu’à 1 ou 2 heures du matin. J’habitais avec ma tante. Mais je n’avais pas assez d’argent pour l’aider avec le loyer. Je sentais que j’étais un poids pour elle. Une fois, j’ai dormi dans la rue. Après cet épisode, j’ai décidé que je ne continuerais pas mon service. »
Moriel Rothman-Zecher, 26 ans en 2016, écrivain, militant politique, Jérusalem
« Je suis né à Jérusalem, mais j’ai passé une grande partie de mon enfance, de 6 à 16 ans, aux États-Unis, dans l’Ohio. J’ai toujours adoré Israël. J’aime la langue, la nourriture… Avant, je me croyais de gauche, mais personne dans mon entourage ne m’avait incité à connaître la langue, la culture ou la religion de ceux qui sont pourtant nos voisins.
« Les frères de mon ami avaient été assassinés sans raison. Cela n’aurait aucun sens de lui présenter mes condoléances et de rejoindre ensuite l’institution qui avait tué ses frères »
- Moriel Rothman-Zecher, refuznik
« À la fac, aux États-Unis, j’avais un ami de Gaza. Pendant un cessez-le-feu durant l’opération Plomb durci [l’offensive israélienne de 2008-2009 contre la bande de Gaza], son père et deux de ses frères ont été la cible de tirs de soldats israéliens sur le chemin de leur ferme. L’un des frères est mort sur le coup, touché en pleine poitrine. L’autre, blessé, a été laissé là pendant près de douze heures, tandis que l’armée israélienne empechait l’arrivée de l’ambulance. Il a succombé à ses blessures. Les frères de mon ami avaient été assassinés sans raison. Cela n’aurait aucun sens de lui présenter mes condoléances et de rejoindre ensuite l’institution qui avait tué ses frères. »
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