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Rétrospective Youssef Chahine : l’esprit libre d’Alexandrie

Dix ans après sa disparition, la cinémathèque de Paris rend hommage au réalisateur égyptien Youssef Chahine. Un retour émouvant sur la carrière d’un artiste engagé qui n’a jamais cessé de se battre contre les injustices sociales et l’obscurantisme
Youssef Chahine et l’acteur Nour el-Sherif sur le tournage du film Le Destin (MISR International Films)

Du 14 novembre 2018 au 28 juillet 2019, la Cinémathèque française de Paris héberge la rétrospective de l’un des plus grands cinéastes arabes : Youssef Chahine. L’occasion d’un retour émouvant sur la carrière audacieuse et prolifique d’un admirateur de comédies musicales, mais aussi d’un homme engagé qui n’a jamais cessé de se battre contre les injustices sociales et l’obscurantisme de son temps.

Fruit de plus de huit années de travail, cet événement retrace les moments marquants de la carrière du réalisateur alexandrin à travers l’exposition de ses films et de ses archives personnelles : de ses débuts avec le music-hall à son flirt avec le pouvoir, jusqu’à la reconnaissance internationale.

Le résultat est une ode joyeuse et sensible à l’âge d’or du cinéma égyptien, à une époque où son peuple était suspendu aux scènes de baisers enflammés entre Faten Hamama et Omar Sharif.

Amoureux fou de music-hall américain

« On traverse un temple du cinéma », c’est ainsi que le commissaire de l’exposition, Régis Robert, nous introduit dans l’escalier menant à la galerie des donateurs.

« La comédie musicale américaine a représenté énormément de choses pour moi : cela me rappelle à quel point j’étais heureux au cinéma, dans ces grandes salles d’autrefois »

Youssef Chahine, Libération, juillet 2004

Sur les murs de cette antichambre de l’exposition, des affiches de films égyptiens des années 40 se succèdent, accompagnées d’un fond musical comprenant une traduction en arabe de la tirade culte d’Hamlet « To be, or not to be ». Une reconstitution de l’ambiance des cinémas égyptiens de l’époque, dans lesquels le cinéaste a passé son enfance à regarder les comédies musicales américaines.

L’Europe étant à l’époque occupée par l’Allemagne nazie, Alexandrie devient en effet l’un des derniers bastions où l’on peut découvrir les films de Broadway avant le reste du monde.

Alexandrie-New York (2004) de Youssef Chahine (MISR International Films)

La comédie musicale est alors une industrie en plein essor grâce notamment à ses illustres danseurs-chanteurs : Gene Kelly, Fred Astaire, Rita Hayworth ou encore Ginger Rogers. Des idoles pour Chahine, que l’on peut apercevoir dans le premier espace de l’exposition, où sont présentées des affiches de films comme Terre des pharaons, une reconstitution hollywoodienne monumentale de l’Égypte mettant en scène l’actrice anglaise Joan Collins, dont la doublure était jouée par une jeune femme alors connue sous le nom de Iolanda Gigliotti, qui deviendra célèbre sous le nom de Dalida.

« Dans une journée, je pleure, je ris, je danse, je chante, j’éprouve des joies et des angoisses. Un film doit donner toutes ces émotions et toutes ces couleurs »

- Youssef Chahine (exposition)

Les premiers films du réalisateur alexandrin sont fortement imprégnés de sa passion pour le music-hall, à l’instar de son premier film Papa Amine (1950) avec Faten Hamama, La Dame du train  (1953) avec Leila Mourad, Femmes sans hommes (1953) avec Hoda Soltane, ou encore Inta Habibi (C’est toi mon amour, 1957) avec le fameux duo Farid El Atrache et Shadia.

Des œuvres qui entretiennent un lien fort entre musique et cinéma, mettant souvent en scène des acteurs qui sont musiciens à la base, comme le virtuose du oud Farid El Atrache. « Pamir les acteurs de ses films, plus de huit sont des musiciens », souligne Amal Guermazi, co-commissaire de l’exposition.

Au même moment, il s’essaie également au mélodrame et réalise Le Fils du Nil (1951), l’histoire d’un enfant de paysans de Haute-Égypte fasciné par les trains qui mènent au Caire, ainsi que trois autres films qui lancent la carrière d’un jeune homme repéré dans les rues de la capitale égyptienne : Michel Chahloub, qui deviendra plus tard le célèbre Omar Sharif.

Impressionné par sa beauté, Chahine fait de lui le nouveau Marlon Brando à l’oriental et le propulse à l’écran dans Ciel d’enfer (1954), Le Démon du désert (1954) et Les Eaux noires (1956). C’est d’ailleurs sur le tournage de Ciel d’enfer que ce dernier tombera amoureux de la starlette du cinéma égyptien de l’époque, Faten Hamama.

Omar Sharif et Faten Hamama dans Ciel d’enfer (MISR International Films)
Une idylle qui naît sous le regard bienveillant du cinéaste et que l’on peut apercevoir dans un extrait d’archive vidéo, montrant au ralenti l’étreinte scandaleuse entre les deux comédiens qui a trahi leur romance naissante.

Ciel d’enfer représente aussi le début d’un certain cinéma social chez Chahine, le réalisateur y critiquant les systèmes féodaux dans lesquels sont piégés les deux protagonistes, un fils de paysan et une fille du pacha.

Cinéma social et engagé

Mais c’est avec Gare centrale (1958) que Chahine signe véritablement son premier film d’auteur, avec l’histoire d’un mendiant un peu simplet qui convoite une vendeuse de soda à la sauvette. Ce long-métrage profondément humaniste marque une rupture dans l’esthétique du cinéaste, qui se détache de la tradition toute vouée au divertissement du cinéma des années 1950.

« C’est le film auquel je tiens le plus avant La Terre. Je crois que c’est à ce moment qu’en tant que jeune homme, je deviens adulte, un peu plus conscient de mes responsabilités effectives à l’égard des autres. Jusqu’à présent, le sentiment individuel l’emportait sur le sentiment social », confie-t-il à la Revue du Cinéma en avril 1970.

« Je refuse d’être amuseur. Témoin de mon temps, mon devoir est d’interroger, de réfléchir, d’informer »

- Youssef Chahine, Le Figaro, juillet 2008

Le film sera longtemps interdit en Égypte car il soulève certains tabous de la société, notamment la frustration sexuelle, et restera douze ans dans les tiroirs du studio Misr, avant d’obtenir un second souffle lorsque France 2 le diffuse après la remise de l’Ours d’argent à Alexandrie pourquoi ? lors de la Berlinale de 1979.

Je t’aime, moi non plus avec Nasser

En 1960, l’Égypte de Nasser nationalise l’industrie cinématographique et finance plusieurs films à gros budgets. Youssef Chahine doit alors s’associer au pouvoir pour bénéficier de subventions, ce qui ne lui déplaît pas dans la mesure où il adhère aux valeurs nationalistes et socialistes du raïs.

Sa première commande, Saladin (1963), sur la vie du conquérant musulman lors de la reprise de Jérusalem, est un succès fulgurant. Youssef Chahine y fait même jouer de vrais militaires de l’armée.

Quelques années plus tard, une deuxième commande de l’État, Un Jour, le Nil, doit célébrer les relations soviéto- égyptiennes avec l’édification du barrage d’Assouan.

Mais finalement, Youssef Chahine en fait un film social où il dénonce le déplacement des Nubiens à cause des inondations de leur village. Le film ne plaît pas aux autorités et est interdit. Le réalisateur parvient néanmoins à déposer la première copie chez Henri Langlois, fondateur de la Cinémathèque française.

Pour fuir la censure, Youssef Chahine décide de s’exiler au Liban en 1965, où il tourne Le Vendeur de bagues (1965) avec la diva Fairuz, sur une opérette des frères Rahbani. Mais son pays lui manque, et la défaite de l’Égypte contre Israël durant la guerre des Six Jours génère en lui une prise de conscience politique.

Salah Qalib et Ali el-Sherif dans Le Moineau (MISR International Films)

Le metteur en scène se demande comment le nationalisme arabe qui a aidé les pays arabes à se décoloniser a finalement perdu et provoqué un recul en arrière. Il réalise alors son « quatuor de la défaite » : Le Choix (1970), Le Moineau (1974), puis Le Retour de l’enfant prodigue (1976), une série de films sur fond de propagande nassérienne et de corruption des élites dirigeantes avec lesquels il inaugure un genre cinématographique nouveau, « la tragédie musicale ».  

La rage au cœur et l’autobiographie

En 1977, Youssef Chahine doit subir une opération à cœur ouvert, un événement dans lequel il voit une symbolique forte et qui le pousse à renouer avec ses origines. Il retourne en Égypte et réalise sa première saga autobiographique avec Alexandrie pourquoi ?, film qui célèbre le souvenir d’une jeunesse insouciante dans une Alexandrie d’avant-guerre où règne alors une certaine harmonie ethnique et religieuse.

« En quittant l’Égypte, j’ai compris à quel point j’étais attaché à mon pays […] la bureaucratie était devenue impossible, mais je n’ai jamais autant souffert qu’en dehors du pays »

- Entretien avec le réalisateur égyptien Yousry Nasralla, avril 1985

« Ce style était assez inédit au cinéma en Égypte, où on est d’habitude dans l’irréel total, c’était la première fois qu’un artiste arabe parlait au ‘’je’’ », explique à MEE Régis Robert.

Suivront La Mémoire (1982), où il livre ses angoisses face au monde qui l’entoure, mais aussi Alexandrie encore et toujours (1990) et Alexandrie-New York (2004), hymne nostalgique à sa jeunesse d’étudiant en cinéma à Los Angeles sur fond de division Orient-Occident.

Avec Adieu Bonaparte (1985), Chahine amorce une tradition de coproductions franco-égyptiennes qui va durer jusqu’à sa mort. En 1986, il réalise Le Sixième Jour, un drame sur une femme, interprétée par Dalida, qui essaie d’échapper à l’épidémie de choléra qui frappe Le Caire.

Mohamad Atef et Dahlia Younes dans Adieu Bonaparte (MISR International Films)
Malgré la censure, Youssef Chahine n’a jamais cessé de dénoncer le fanatisme à travers ses œuvres. Avec Le Destin, film réponse à L’Émigré, où il s’était attiré les foudres des conservateurs en mettant en scène la vie de Joseph et de ses frères, il réconcilie divertissement et engagement dans une sorte de « résistance festive » – comme le formule l’exposition – où il évoque des sujets tabous avec beaucoup de légèreté et de danse.

Dans ce film aussi moderne que prémonitoire, il s’inspire de la vie d’Averroès pour prôner un islam des Lumières et lutter contre l’obscurantisme. Avec Le Chaos, il s’attaque au machisme de la société égyptienne.   

Autant de films témoins des bouleversements de la société égyptienne : de l’anticolonialisme aux luttes de classe, jusqu’à la montée des extrémismes religieux qui frappe la société égyptienne dans les années 1970.

Dans les coulisses de l’univers chahinien

L’exposition de la Cinémathèque française constitue une fenêtre ouverte sur le laboratoire du cinéaste.

« Le cinéma est l’arme la plus puissante que l’on puisse opposer à l’ignorance et au mysticisme »

- Entretien avec le philosophe Youssef Seddik, juin 1973

Le visiteur y est invité à déambuler dans l’univers chahinien : entre les anciennes affiches de film et les photographies inédites restaurées, comme les magnifiques clichés du couple glamour Hamama-Sharif pris sur le tournage de Ciel d’Enfer, il découvre aussi le processus créatif du réalisateur à travers ses carnets de tournage personnels.

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Une expédition intime qui comprend des trésors exceptionnels comme la collection de bijoux conçue par la créatrice égyptienne Azza Fahmy pour les films Le Destin et L’Émigré, les carnets de dessins de sa costumière ou encore des costumes sauvés in extremis suite à l’incendie du studio cairote du cinéaste.

Des richesses exhumées pour le plaisir du visiteur, qui sort ému de ce voyage dans la belle époque du cinéma égyptien, au plus près d’un réalisateur emblématique et passionné.


Exposition et rétrospective Youssef Chahine, du 14 novembre 2018 au 28 juillet 2019, à la Cinémathèque française de Paris.

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