Saber Ajili, une affaire d’État
TUNIS – Directeur général de la brigade antiterroriste d’El Gorjani – une unité d’élite de la police nationale – puis responsable de la sécurité touristique, l’homme a joué un rôle clé dans la sécurité tunisienne ces dernières années, notamment dans l’attaque de Ben Guerdane par le groupe État islamique en 2016, ou encore lors de l’attentat contre la garde présidentielle à Tunis en 2015.
La carrière de Saber Ajili pourrait lui conférer un statut de héros. En octobre 2016, il est d’ailleurs félicité en personne par le Premier ministre Youssef Chahed après une saisie de missiles à guidage thermique à Ben Guerdane.
Sept mois plus tard, il sera arrêté et privé de sa liberté.
Ce mardi, la chambre d’accusation du tribunal de Tunis s’est penchée sur l’affaire. Si l'audience n’était pas publique, sa durée (sept heures) semble indiquer qu’elle a été houleuse. Saber Ajili a été maintenu en détention alors que la période maximale de détention provisoire s’est achevée cet été.
C’est le 30 mai 2017, à 1 h 30 du matin, que la vie de Saber Ajili bascule. Alors qu’il rentre chez lui après une soirée ramadanesque, le directeur de la sûreté touristique est arrêté. Il est aussitôt emmené devant un juge d’instruction militaire. Il apprend alors qu’il est accusé d’atteinte à la sûreté de l’État. C’est le début de l’affaire n°4919.
Il est reproché à Saber Ajili d’avoir reçu, à l’Unité des enquêtes antiterroristes, Chafik Jarraya, un homme d’affaires sulfureux, et un Libyen
Il est reproché à Saber Ajili d’avoir reçu, à l’Unité des enquêtes antiterroristes, Chafik Jarraya, un homme d’affaires sulfureux, et un Libyen. Selon l’accusation, tous deux seraient intervenus en faveur d’un contrebandier tunisien accusé d’effectuer des opérations de transfert d’argent au profit de Daech.
Une semaine avant Saber Ajili, Chafik Jarraya avait lui-même été placé en résidence surveillée et devait répondre notamment d’atteinte à la sûreté de l’État et mise à disposition au profit d’un État étranger en temps de paix.
Chafik Jarraya, dans le collimateur depuis des années
Dans cette affaire, sont également inculpés Imed Achour, directeur des services spéciaux au ministère de l’Intérieur, et Najem Gharsalli, magistrat et ancien ministre de l’Intérieur (février 2015-janvier 2016). Le premier est en prison. Le second fait l’objet d’un mandat d’amener depuis mars dernier.
Celui qui fut également ambassadeur de Tunisie au Maroc se trouverait bel et bien en Tunisie mais serait « protégé », selon une source proche de l’affaire. Ses avocats évoquent des problèmes de santé.
Saber Ajili, lui, se défend de tout crime. « La réunion évoquée a été demandée par son supérieur hiérarchique, Imed Achour. Car M. Jarraya devait présenter une source libyenne potentielle pour les services tunisiens », justifie à Middle East Eye Walid Boussarar, avocat de Saber Ajili.
Chafik Jarraya attise les tensions depuis des années. Le Tunisien avait fait affaire avec le cercle Trabelsi, belle famille de Ben Ali, sous l’ancien régime.
Proche du Libyen Abdelhakim Belhadj, de l’ancien Groupe islamique combattant en Libye (GICL), classé terroriste par l’ONU, il s’est vanté d’avoir « acheté » des personnalités publiques tunisiennes.
« Depuis 2014, tous les responsables politiques ont utilisé Jarraya dès qu’ils avaient besoin de quelque chose en Libye »
- Rym Mourali, cousine de Saber Ajili et membre de son comité de défense
Chafik Jarraya fait par ailleurs l’objet de poursuites pour blanchiment d’argent et falsification d’un contrat de vente. « Depuis 2014, tous les responsables politiques ont utilisé Jarraya dès qu’ils avaient besoin de quelque chose en Libye. Ça a été notamment le cas pour la prise d’otage des diplomates tunisiens en 2015 », rapporte Rym Mourali, cousine de Saber Ajili et membre de son comité de défense.
Pour elle, Chafik Jarraya était dans le collimateur depuis qu’il s’était moqué publiquement, en octobre 2016, de Youssef Chahed en affirmant que le Premier ministre était « incapable d’arrêter une chèvre ».
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Rym Mourali dénonce auprès de MEE une affaire politique : « Et puis, il y a eu les manifestations à El Kamour [près de Tatatouine] avec un mort. Youssef Chahed était sur la sellette. Ses amis ont décidé de créer une diversion. C’est ainsi qu’a commencé cette fameuse opération ‘’anticorruption’’ et l’arrestation de Chafik Jarraya. Saber n’est qu’un dommage collatéral. »
À l’époque, l’ONG Human Rights Watch dénonce les conditions de ces arrestations, qui s’appuient sur l’État d’urgence pour assigner à résidence toute personne dont « les activités sont susceptibles de mettre en danger la sécurité et l’ordre public ».
Un dossier fragile
Walid Boussarar, l’avocat de Saber, lui, met en évidence la fragilité du dossier qui s’appuierait principalement sur le rapport d’un subordonné d’Ajili, connu sous le pseudo d’« El Ouachi ». Remis en novembre 2016 directement au Premier ministère – sans passer par la voie hiérarchique – ce rapport présente la thèse d’une réunion dans le but d’aider le fameux contrebandier tunisien.
Le comité de défense de Saber Ajili évoque différents paradoxes. « Le rapport est remis le 2 novembre 2016. Trois jours plus tard, Saber est nommé à la brigade antiterroriste à la sécurité touristique. En Tunisie, ce n’est pas un poste que l’on confie à n’importe qui [plusieurs attentats ont eu lieu en 2015 visant des touristes] ! Hédi Majdoub [ministre de l’Intérieur de janvier 2016 à septembre 2017] affirme que c’est Youssef Chahed qui a demandé ce transfert », explique Walid Boussarar.
« Le rapport est remis le 2 novembre 2016. Trois jours plus tard, Saber est nommé à la brigade antiterroriste à la sécurité touristique. En Tunisie, ce n’est pas un poste que l’on confie à n’importe qui ! »
- Walid Boussarar, avocat de Saber Ajili
« De plus, le rapport parle d’une rencontre avec Jarraya en octobre 2016, alors qu’elle a eu lieu en février 2016. C’est facile à vérifier puisque les supérieurs étaient au courant et que la source libyenne a bel et bien été recrutée », ajoute-t-il.
Rafik Ajili, frère de Saber, précise à MEE : « À l’époque, ‘’El Ouachi’’ n’avait pas encore rejoint l’équipe sécuritaire. Physiquement, c’est impossible qu’il ait vu quelque chose ».
Un autre événement, plus récent, met à mal la fiabilité du témoin, même s’il ne concerne pas l’affaire 4919 : celui-ci a été placé en détention le 3 août. L’homme est accusé de falsification de documents administratifs.
En août dernier, la cour de cassation a déclaré le tribunal militaire incompétent dans l’affaire de Saber Ajili et l’a renvoyée devant une nouvelle chambre d’accusation à l’origine de l’audience de mardi.
« Pour la cour de cassation, Saber n’a pas commis un crime, mais une imprudence », explique Walid Boussarar.
Au-delà de l’affaire en elle-même, la défense de Saber Ajili pointe aussi du doigt le processus judiciaire chaotique. En Tunisie, la détention provisoire peut durer jusqu’à quatorze mois : six mois puis deux fois quatre mois, que le juge d’instruction doit prolonger avant la date de fin.
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« Sa détention aurait dû se terminer le 26 novembre 2017 puisque le juge d’instruction a omis la prolongation. Nous avons aussitôt demandé la libération. Le 2 décembre, le juge a ordonné à la prison de le garder. Puis le 4 décembre, il y a eu une prolongation avec effet rétroactif. C’est contraire à toutes les lois ! », s’agace l’avocat de Saber Ajili.
C’est à ce moment-là qu’apparaît une nouvelle affaire, la 4920. Cette fois, Saber Ajili est accusé d’intelligence avec une armée étrangère. Le 30 avril 2018, le juge d’instruction annule finalement ce mandat de dépôt. « Il y avait dans cette affaire 6 000 documents et pas une seule fois le nom de Saber Ajili n’était mentionné dedans ! », note Walid Boussarar qui en rirait presque si la situation de son client n’était pas si grave.
Plainte contre le chef du gouvernement
Car depuis son arrestation, la santé de Saber Ajili s’est fortement dégradée. Un mois après son arrestation, un cancer lui a été diagnostiqué. Détenu à l’isolement jusqu’au 7 septembre 2017 à la base militaire de l’Aouina à Tunis, Saber Ajili « devait être opéré pour ablation du rein droit et de l’uretère avant la fin du mois d’août pour éviter toute propagation de la maladie, selon les médecins militaires » explique son frère.
Mais rien n’est fait. Début septembre, le prisonnier est transféré à la prison de Monarguia. « Saber étant dans une prison civile, l’hôpital militaire ne se sentait plus concerné par son état de santé. De l’autre côté, les autorités pénitentiaires n’ont pas été averties. Le dossier médical n’a même pas été transmis ! », explique Rafik Ajili. La famille demande à ce que l’opération ait lieu dans une clinique privée et s’engage à assurer les frais supplémentaires. Refus de l’administration.
« Son traitement a été une torture physique et morale »
- Rafik Ajili, frère de Saber
Saber Ajili est finalement opéré à l’hôpital public de La Rabta, à Tunis. Il vit alors les conditions de traitement de tout citoyen tunisien qui n’a pas les moyens d’aller dans le privé avec, en plus, son statut de prisonnier qui complique les choses.
« Nous n’avons pas obtenu le droit de lui rendre visite de façon quotidienne. La première fois où j’ai pu lui rendre visite, je l’ai trouvé couvert de sang. Dans les hôpitaux publics, ce sont les familles qui font les toilettes... Saber n’avait personne », se plaint Rafik.
Alors qu’une convalescence de six semaines avait été annoncée, Saber est renvoyé en prison deux semaines plus tard et ne bénéficie pas du régime spécial recommandé par les médecins. « Son traitement a été une torture physique et morale », assure son frère.
Les examens médicaux de contrôle ont été effectués avec plus de deux mois de retard. En juillet dernier, des taux élevés de créatinine montrent que l’unique rein de Saber ne fonctionne pas correctement. Enfin, une nouvelle tumeur est découverte.
À l’heure actuelle, la famille de Saber ne sait pas si elle est maligne ou non. Saber Ajili est de nouveau hospitalisé.
Son comité de défense a porté plainte contre le chef du gouvernement en procédure accélérée devant le groupe de travail sur la détention arbitraire au Conseil des droits de l’homme des Nations unies à Genève. Celui-ci a demandé au gouvernement tunisien de répondre aux accusations : violation des articles 9 (détention arbitraire) et 10 (traitement humain et respect de la dignité) et des paragraphes 2 (l’accusé doit être présumé innocent) et 3 (droits à la défense) de l’article 14 du pacte international relatif aux droits civils et politiques.
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