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Sacrifiés sur l’autel du travail, les chibanis se battent pour leur retraite

Après une vie de dur labeur dans les usines et les mines françaises, les travailleurs immigrés du Maghreb, désormais retraités, ne peuvent retourner au pays. Des règles administratives strictes les obligent à rester en France pour percevoir leur pension retraite
S'ils veulent bénéficier de leurs droits à la retraite, les chibanis doivent justifier d'une résidence de six mois par an sur le sol français (AFP)

PARIS - Pour les chibanis (cheveux blancs en arabe dialectal), ces travailleurs immigrés venus du Maghreb pour reconstruire la France dans les années 1960, profiter de la retraite n’est pas de tout repos.

La cause ? Une législation stricte ces dernières années qui leur impose notamment une résidence de six mois par an sur le sol français, s’ils veulent bénéficier de leurs droits à la retraite. Ainsi, vivre en France relève d’un choix pour certains, une obligation pour d’autres. 

On estime à environ 800 000 le nombre de retraités originaires du Maghreb résidant en France, majoritairement des hommes, selon la Mission d’information sur les immigrés âgés de l’Assemblée nationale française, datant de 2013. Âgés, souvent précarisés, les chibanis font face à une administration qui leur mène parfois la vie dure, malgré leur âge avancé.

Des retraités pas comme les autres au regard de l’administration française

En France, les retraités étrangers ne disposent pas des mêmes droits que les Français. L’accès aux droits sociaux (sécurité sociale, minimum vieillesse) ainsi que la retraite, sont conditionnés à une obligation de résidence d’une durée minimum de six mois par an. Un drame pour beaucoup, contraints de devoir rentrer régulièrement en France.

« Nous luttons depuis des années pour que les droits sociaux des retraités étrangers soient liés à la personne et non pas à la résidence comme c’est le cas aujourd’hui. Les chibanis ont travaillé et cotisé durant des années, ils doivent avoir les mêmes droits que les retraités français », indique Boualam Azahoum, enseignant universitaire en sociologie de l’immigration et membre d’un collectif d’associations (Justice pour les Chibani-a-s) qui se mobilise sur la question. Ils doivent pouvoir vivre où ils veulent à l’instar des autres retraités ».

Régulière, l’administration effectue des contrôles-surprises dans les foyers de travailleurs immigrés afin de vérifier s’ils y résident. « Ils ont fait des descentes pendant les fêtes du Ramadan ou de l’Aïd pour voir les factures d’eau, le passeport, afin de vérifier qu’ils séjournent régulièrement en France. Ces visites sont très stressantes pour eux car s’ils ne sont pas présents chez eux ce jour-là, ils peuvent perdre leurs retraite et protections sociales », ajoute Boualem Azahoum.

« Je suis resté 43 ans en France. J’ai l’habitude de la mentalité d’ici »

-Amar Hamlali

Pour ceux dont la famille est restée au pays d’origine, la solitude est une souffrance du quotidien. Âgé de 64 ans, Amar Hamlali vit en France depuis plus de quarante ans, une période durant laquelle il a travaillé à Paris puis à Lyon. « J’habite dans un foyer Adoma (foyer pour retraités immigrés), la solitude ça tue. Dans quatre mètres carrés, qu’est-ce que tu veux faire ? Notre famille n’est pas là. Elle nous a oubliés, la France, même si c’est vrai qu’on est bien soignés », confie le retraité algérien qui fait des allers-retours une fois par an en Algérie.

Amar Hamlali a tenté une procédure de regroupement familial afin de faire venir son épouse mais a essuyé un refus de l’administration française. « J’ai essayé de faire venir ma femme pour me sentir moins seul. Je reste ici pour les soins, je souffre de maladies chroniques. Mais aussi parce qu’avec le peuple algérien, on n’a pas le même caractère. Je suis resté 43 ans en France. J’ai l’habitude de la mentalité d’ici. Mais nous sommes déchirés. Ma femme et mes enfants sont en Algérie. Si je n’étais pas malade, je ne resterais pas ici ».     

« Rendre visible les invisibles ».

« Rendre visible les invisibles », c’est la devise du café social « L’Olivier des Sages », un espace d’accueil pour chibanis ouvert il y a neuf ans à Lyon.

« On s’est rendus compte que cette population issue de l’immigration avait un statut un peu particulier en France. Ce sont souvent des gens qui sont restés seuls en France, dont la famille est très souvent de l’autre côté de la Méditerranée, dans une situation d’allers-retours fréquents et précarisés », raconte Jean-Pierre Haro, président de l’association qui s’est donné pour mission d’accompagner les aînés dans l’accès aux droits. C’est aussi un lieu d’animation culturel et social, permettant aux personnes âgées immigrées de rompre avec la solitude. L’association a également ouvert une épicerie solidaire pour permettre aux bas revenus de pouvoir se nourrir convenablement.

« Ils restent dignes. On leur fait leurs dossiers, on connaît leur situation précaire. Ils n’ont pas le droit de faire de regroupements familiaux, ni de naturalisation. Ce sont des personnes discriminées par la santé, le logement. Il y en a un, ça fait quarante ans qu’il habite dans la même chambre ! Son rêve c’était de faire venir sa femme, on le lui a refusé. Il s’est senti condamné à finir sa vie dans cette chambre avec une retraite minuscule. Le soir il peut se permettre de manger une sardine et un camembert ! » décrit Zohra Ferhat, fondatrice de l’association.  « C’est une population qui n’intéresse pas. Ils n’ont pas le droit de vote et ne pèsent rien dans la société » ajoute-elle exaspérée.

Avec le temps, le mythe du retour s’est effondré

Le drame des chibanis réside notamment dans le fait que durant des décennies, leur présence en France était envisagée de manière temporaire, uniquement sous l’angle de la main-d’œuvre bon marché. Avec le retour au pays en ligne de mire. Appelés pour occuper des emplois difficiles dont très souvent les Français ne voulaient pas, dans les usines et dans les mines : « On en voit certains, à 65 ans, dans un état physique déplorable. On voit qu’ils ont trimé dur au travail ! », confie Caroline, bénévole à L’Olivier des Sages.

Une population dont l’État français n’imaginait pas qu’elle resterait jusqu’à la retraite et pour beaucoup, fonderaient une famille. Entre 1950 et 1970, des foyers de travailleurs immigrés sont construits dans plusieurs villes en France. Des lieux qui, ces dernières années, se transforment en résidence pour retraités mais qui ne sont pas toujours adaptées pour accueillir un public âgé. Une population qui a changé, vieilli, et envers laquelle l’État français ne s’était pas préparée à voir rester.

90 % des immigrés âgés ont décidé de finir leurs jours en France

« On a toujours fait des lois conjoncturelles mais qui ne prennent pas en compte leur vie dans sa globalité. C’est une population qui a vieilli et il faut que l’administration prenne en compte cette spécificité. Ces lois sont obsolètes même s’il y a des améliorations ces dernières années » note Boualem Azahoum.

« 90 % des immigrés âgés ont décidé de finir leurs jours en France », pointe le rapport de la commission parlementaire qui contient 82 propositions devant améliorer la vie des chibanis.

Pourtant si des améliorations législatives existent, les conditions pour accéder à ces nouveaux droits (regroupement familial, carte de résidence permanente ou encore naturalisation) sont drastiques et une incitation au retour en échange d’un montant dérisoire et du renoncement à leurs droits sociaux renforcent le sentiment d’abandon chez les anciens travailleurs maghrébins.

Si finir ses jours au « bled » était pour nombre d’entre eux une aspiration, il semblerait désormais que dans les faits, le retour tant attendu relève, à nouveau, du mythe.

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