Sans défense : des réfugiés attaqués à la machette en Egypte
Ville du 6 octobre, Egypte – Le sol du café et les parois du comptoir de la cuisine étaient maculés de sang, des tuyaux de shisha écrasés gisaient dans un coin, les débris d’un écran d'ordinateur fracassé étaient éparpillés sur un bureau. C’est ce à quoi ressemblaient les lieux à la suite d'une attaque brutale que le propriétaire du café décrit comme « sortie tout droit d'un film d'action ».
Le 23 novembre dernier, environ dix assaillants masqués et armés font irruption dans le café, assènent aux clients des coups de bâtons et les attaquent à la machette.
Le café, essentiellement fréquenté par des réfugiés soudanais, se situe dans la localité de Masakin Osman, une banlieue lugubre de la ville du 6 octobre implantée en plein désert à une trentaine de kilomètres du Caire. L'incident était le plus extrême d’une récente série d'attaques contre les réfugiés soudanais de Masakin Osman qui ont laissé de nombreux résidents effrayés et désorientés.
Hassan*, un réfugié de 29 ans originaire du Darfour, travaillait à la cuisine du café au moment de l'attaque. Il fait partie des blessés les plus grièvement touchés. Tremblant sur son lit d’hôpital, la tête enveloppée de bandages recouvrant une blessure profonde à l'arrière du crâne, il raconte l'épreuve qu’il a traversée. Deux hommes lui ont aussi entaillé les mains et les bras à coup de machettes alors qu’il tentait de se protéger.
Hassan n’a pas pu identifier ses agresseurs mais a pu deviner, à leur dialecte, qu’ils étaient soudanais. Au moins quatre personnes ont été blessées.
Malgré toute la confusion et la spéculation suscitées par ces attaques, les témoignages recueillis auprès des victimes, des résidents et des travailleurs communautaires suggèrent qu’il s’agit de représailles contre les habitants du quartier de la part d’un gang de Soudanais leur reprochant de prendre leur sécurité en main.
L’anarchie règne à Masakin Osman
Environ mille réfugiés soudanais vivent à Masakin Osman, aux côtés de réfugiés syriens et d’Egyptiens, attirés par les loyers les moins chers sur le marché. La zone est séparée de la ville du 6 octobre par une autoroute et une étendue de sable, de déchets et de tas de gravats. De petites dunes de sable et de détritus s’intercalent entre les blocs d'appartements construits à l’identique. Les rues sont calmes. Le café soudanais se situe dans un quartier au sommet d'une crête exposée à des vents décapants.
Selon les habitants, des membres de gangs liés à un bar illégal situé dans un terrain vague faisant face au café voleraient et frapperaient des réfugiés consommateurs réguliers d’une boisson forte préparée par la gérante soudanaise du bar. L'absence de sécurité à Masakin Osman a engendré une prolifération de criminels.
Abdullah* a confié qu'il faisait partie d'un groupe local qui, le 15 novembre dernier, a affronté la propriétaire du bar et détruit son stock d’alcool. Par cette action, les résidents souhaitaient agir contre la criminalité liée aux gangs. Suite à cela, le gang a riposté en visant ceux qu’il suspectait d’être impliqués dans la confrontation.
Les 20 et 21 novembre, au moins deux résidents de Masakin Osman ont été attaqués par des hommes armés de bâtons et de machettes. Le 22 novembre, le soir précédant l’attaque du café, Abdullah quitta son appartement dans un immeuble situé en face du terrain vague. Lorsqu’il pénétra dans une rue adjacente, huit ou neuf Soudanais armés de machettes l’attaquèrent, l’accusant d’avoir participé à l’altercation du bar illégal.
Abdullah raconte son histoire assis sur un lit d’hôpital, le bras précautionneusement appuyé sur un oreiller. Sa main bandée a été sectionnée en deux et les médecins disent qu'il faudra peut-être l’amputer. De la chair a été arrachée de ses bras, et il souffre d’une blessure à l'arrière de la tête.
Le 24 novembre, Mohammed Abdulrahman Darful, réfugié soudanais de 34 ans, rentrait du travail à Masakin Osman lorsqu’il fut agressé par un groupe de soudanais, qui lui ont cassé le pouce.
Au moment de la rédaction de ces lignes, aucun nouvel incident n’a été signalé, bien que des rumeurs circulent sur de possibles nouvelles attaques dans ce climat tendu.
Gangs soudanais en Egypte
Hassan, Abdullah, Darful et d'autres victimes affirment ne pas avoir été interrogés par la police, qui n’a pas non plus inspecté le café, selon le propriétaire.
Darful et le propriétaire du café affirment également que lorsqu’ils ont signalé les attaques à la station de police la plus proche, les agents leur ont dit qu'ils procéderaient à des arrestations s’ils étaient en possession des noms et adresses des auteurs.
Un porte-parole du ministère de l'Intérieur, le général Hany Abdelatty, a confirmé qu’il s’agissait d’une pratique policière normale, sauf dans les cas liés aux gangs. Il a ajouté que des agents se rendraient également sur place pour enquêter sur les attaques, qu'il a par ailleurs cherché à minimiser.
« Ce sont des disputes communes. Ce n’est pas un phénomène [lié aux] gangs, et il n’y a pas beaucoup de cas », a-t-il dit.
Abdelatty affirme que certains réfugiés dramatisent ce type d’incidents violents dans le but de faire pression sur les Nations unies. « Ils utilisent ces incidents comme prétexte pour demander l’asile à l'étranger », a-t-il affirmé.
Poussé à s’exprimer sur l'existence de gangs soudanais dans la grande région du Caire, Abdelatty répond : « Certains Nigérians commettent des vols et des cambriolages, mais il n'y a pas de gangs soudanais ».
Ismail*, cadre d’une organisation communautaire locale, indique cependant qu'un certain nombre de jeunes réfugiés soudanais et sud-soudanais sont mêlés à des gangs locaux. Leurs membres ont tendance à rejoindre des groupes basés dans le quartier où ils habitent. Il arrive que ces gangs soudanais s’affrontent entre eux, commettent des vols, et soient impliqués dans des trafics de drogue ou des réseaux de prostitution.
Alors que les gangs s’attaquent généralement aux seuls Soudanais, ils ont parfois des liens avec des gangs ou individus égyptiens. Certains résidents et victimes d'attaques soupçonnent en effet des Egyptiens vivant à Masakin Osman d’être liés aux gangs.
Selon le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), les Soudanais représentent la deuxième plus grande communauté de réfugiés en Egypte, après les Syriens. A la date du 30 octobre 2014, on dénombrait 27 732 soudanais et 2 482 sud-soudanais enregistrés comme réfugiés et demandeurs d'asile dans le pays.
Dans un rapport sur les gangs sud-soudanais au Caire réalisé pour l'université américaine du Caire (AUC), la chercheuse Natalie Forcier fait valoir que « la marginalisation, le manque d'opportunités, la perte d’espoir en l'avenir et la normalisation de la violence ont poussé les jeunes réfugiés à se retourner les uns contre les autres et à recourir à la violence ».
Themba Lewis, un chercheur indépendant, explique que la violence chez les jeunes des gangs soudanais a émergé en Egypte en 2005, ce qui coïncide avec un ralentissement considérable du mouvement de réinstallation à l'étranger.
Lewis affirme que les lois et politiques égyptiennes paralysent la capacité des réfugiés à gagner leur vie. « L'appartenance à un gang est un rejet des idées reçues sur la vie des réfugiés au Caire, ainsi qu’un moyen d’expression alternatif », écrit Lewis.
Le professeur Shaden Khallaf de l’université américaine du Caire indique qu’à la suite du soulèvement de 2011, « les réfugiés en Egypte ont fait probablement face à davantage de discrimination, de xénophobie, de restrictions à la libre circulation et d’expulsions, ainsi qu’à une hostilité générale ».
En août 2014, un article du journal égyptien Youm7 fit usage d’un langage raciste pour décrire un présumé gang soudanais du Caire, mettant en évidence la question du racisme dans le discours public à l’égard des réfugiés et des gangs.
Forcier note que la violence employée par les membres des gangs contre d'autres réfugiés est « le résultat direct de la violence structurelle et de la marginalisation auxquelles ils [ces réfugiés] se sont habitués ».
« La communauté est laissée à elle-même pour assurer sa propre sécurité »
Le 30 novembre, des dizaines de réfugiés ont manifesté devant l'enceinte du HCR dans la ville du 6 octobre, appelant l'organisation à prendre les mesures adéquates afin d’assurer leur sécurité. Beaucoup de réfugiés affirment qu’en plus des dangers que représentent les gangs, les violences commises par les autres résidents, y compris égyptiens, ne font l’objet d’aucune enquête de police et restent impunies. Ils ajoutent que le HCR n’a pas su prendre les mesures nécessaires à leur protection.
Une manifestante originaire de Kordofan au Soudan, Saida Mohamed Jubara (37 ans), tenait entre ses mains un rapport médical émis par Médecins sans Frontières détaillant les blessures qu’elle avait subies lors d’un viol par trois égyptiens il y a deux mois dans la ville du 6 octobre. Jubara, enceinte et mère célibataire de quatre enfants, a été harcelée et intimidée après l’attaque et a dû quitter son domicile au début du mois de novembre. Depuis, elle dort avec ses enfants dans un parc faisant face au complexe du HCR.
Jubara avait trop peur pour se rendre à la police mais avait signalé l'incident au HCR il y a plusieurs semaines. Elle attend toujours une réaction concrète de leur part.
D'autres manifestants décrivent les séquelles que les récentes attaques ont laissées.
« Nous avons cessé d’envoyer nos enfants à l'école, et beaucoup d'entre nous ont arrêté d'aller travailler parce que de nombreuses femmes sont sans leurs hommes et doivent protéger leurs enfants », a déclaré Nayma Hassan Ahmed, réfugiée soudanaise de 35 ans vivant à Masakin Osman. « Le HCR a eu plus d'une semaine pour examiner cette affaire. La communauté est laissée à elle-même pour assurer sa propre sécurité. Je ne dors plus à cause de cela ».
A la suite des attaques, certains habitants ont déménagé hors du quartier mais la plupart ne peuvent pas se permettre de partir. Plusieurs réfugiés ont averti du risque d'escalade, d’autant que, comme ils l’affirment, les résidents égyptiens ont menacé de les attaquer si des Egyptiens venaient à être visés.
Le HCR a déclaré à Middle East Eye par le biais d’un communiqué que l'organisation tenait une série de réunions avec la communauté locale pour enquêter sur les faits et était également en contact avec la police et les autorités nationales pour signaler les incidents et demander une enquête de police.
« Le HCR préconise l'amélioration des conditions de vie dans la zone ainsi que le développement de projets de coexistence, et plaide pour une présence accrue de la police dans le quartier », pouvait-on lire.
Tout en exhortant la police à arrêter les auteurs, des chercheurs comme Forcier insistent sur la nécessité de s’attaquer aux causes sous-jacentes de la violence des gangs.
Les résidents de Masakin Osman se sentent vulnérables et exposés, et ont peu confiance dans la police ou le HCR. Le propriétaire du café avertit qu'il n'a pas l'intention de le rouvrir. « Je ne veux pas qu’une seule goutte de sang supplémentaire soit versée », a-t-il conclu. « Si je rouvre le café, ils [les agresseurs] reviendront ».
* Le nom a été modifié à la demande de l’interviewé.
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