Sousse dans l'attente
Sur la route qui mène vers la plage de l'hôtel Imperial Marhaba à Port el-Kantaoui, les enseignes des cafés évoquent une douceur de vivre entièrement tournée vers le tourisme : le Roméo et Juliette, le Sorry Babushka, le Monte Carlo et, en bordure de route, une école hôtelière et l'Institut supérieur du tourisme. À el-Kantaoui, le message est clair, le tourisme et le loisir y sont rois.
El-Kantaoui sous surveillance
Avant l'attentat, le port et sa marina étaient l'une des stations balnéaires les plus prisées. Aujourd'hui, on pénètre à el-Kantaoui comme dans une ville fantôme. Quelques personnes se promènent, parfois un ou deux touristes, les « revenants », comme les appellent les commerçants du centre-ville.
Pour accéder au lieu du drame, il faut désormais passer par trois contrôles de police. L'hôtel est pour sa part gardé par douze policiers qui se relayent trois fois par jour. Les voisins de ce cinq étoiles, le Bellevue Park et le Soviva, ont établi les mêmes contrôles de sécurité, incluant des détecteurs de métaux et des inspections au miroir sous les véhicules.
Afin d'accéder à la plage sans passer par l'hôtel, il faut emprunter le chemin du tueur, Seïfeddine Rezgui, qui a ouvert le feu sur une centaine de touristes le 26 juin 2015 sur la plage de l'Imperial et dans la piscine, jusqu'à la réception. L’homme a ensuite pris cette route et y a été tué une heure après les faits. Les murs ocres gardent les traces des impacts de balles des policiers.
L'attente des « revenants »
Au détour de la rue, trois magasins tenus par des Tunisiens, dont Salem Ben Youssef, âgé d'une soixantaine d'années, qui fait le guet sur le trottoir où sont exposés des articles de plage et des babioles pour touristes. Il passe ses journées à attendre, attendre des touristes qui ne viendront plus, attendre les résultats de l'enquête sur le tueur, attendre juste de savoir quel sera son avenir. Il surfe sur Facebook et regarde les vidéos de touristes et leurs messages de remerciement. Salem a caché dans son magasin une trentaine d’entre eux qui ont couru ici après les premiers coups de feu.
« Ils venaient de la plage, moi je ne comprenais pas ce qu'il se passait. On est rentré à l'intérieur et j'ai tout fermé. Le plus terrible, c'est quand le tueur est passé sur cette route, on ne savait pas s'il allait continuer à tirer », raconte-t-il à MEE. Aujourd'hui, Salem peut passer des journées entières sans rien vendre, il ne sait pas s'il va fermer boutique.
À côté, Ajmi Boubaker dit aussi avoir caché plusieurs personnes. Son enseigne et sa voiture portent des traces de balles, tout comme un tas de bouées et de paréos, désormais inutilisables. « Il y en a pour au moins 1 000 dinars [environ 450 euros] de pertes ». Pendant qu'il parle, un touriste tchèque passe devant sa boutique, c'est l’un des seuls.
Dherbi est lui aussi traumatisé. Ce Franco-Tunisien s'est installé en Tunisie pour ouvrir son magasin il y a dix ans. Le jour de l'attentat, il n'y croyait pas. Il a entendu Moncef, un ouvrier de la maison avoisinante, jeter une faïence sur le tueur et l'insulter du haut d'une fenêtre, puis les tirs reprendre jusqu'à la mort de Rezgui. Moncef, lui, dit que son geste contre le tueur n'a rien d'héroïque, qu’il n'a pas réussi à l'arrêter. Comme les autres, il vit maintenant dans l'incertitude.
Une plage presque déserte
Sur la plage, deux paysages. Du côté gauche, une plage animée où quelques Tunisiens se baignent, du côté droit, des rangées de parasols et de transats vides. Les employés qui s'occupent des touristes sont assis sur des chaises dans le sable, épuisés par la chaleur et le soleil. « On a tout dit, on a suffisamment témoigné maintenant, on n’a plus qu'à attendre », déclarent-ils. Ils refusent de parler davantage.
Derrière eux, l'eau est translucide, propre, parfaite pour la baignade, mais seul un homme en profite. C'est Sahbi, le responsable des sports nautiques de l'hôtel Imperial Marhaba. Avant l'attentat, il dit qu'il gagnait près de 2 000 dinars (environ 920 euros) par jour pour lui et son équipe grâce aux locations de jet-ski et autres animations sur l'eau. Le travail de l'été assurait le reste de l'année.
Aujourd'hui, il passe le temps en discutant avec les policiers qui viennent faire leur pause-déjeuner sous les transats. L'un d'eux accepte de parler à MEE sous couvert d'anonymat. « Chaque année, nous sommes ici, et nous repérons les gens qui passent, sauf que nous n'entrons en fonction qu'à partir du 1er juillet, soit une dizaine de jours après les attentats. »
Il reste abasourdi par le fait que le tireur ait pu tirer pendant 45 minutes mais refuse de dénoncer une défaillance de ses collègues. « Le problème est politique, tout est centralisé à Tunis et il y a eu un problème de communication avec Sousse. »
« Il y avait plus d'une centaine de personnes sur la plage ce jour là, j'en ai caché la moitié qui a pu fuir dans le local qui me sert à ranger le matériel », raconte Sahbi tout en indiquant à MEE les impacts de balle. En remuant le sable sous ses pieds, il montre une petite boule marron : « c'est du sang séché, on a beau ratisser, ça ne part pas. »
Soudain, son visage s'éclaire, il vient d'apercevoir Franck, un des seuls touristes de l'hôtel Imperial Marhaba.
Les rares touristes solidaires
Ce Français et sa femme Patricia, arrivés il y a deux semaines, n'ont pas voulu annuler la réservation qu'ils avaient faite depuis mai. Le ministère des Affaires étrangères français est l'un des seuls à ne pas avoir déconseillé la destination Tunisie, contrairement à son voisin britannique par exemple. Patricia et Franck sont donc partis comme tous les ans, et sont parmi les seuls clients de l'hôtel. « Il y a tellement de policiers que c'est difficile ne pas se sentir en sécurité », assurent-ils.
Pour eux, les vacances se sont transformées en un geste de solidarité. « Les Tunisiens viennent souvent nous voir sur la plage, ils nous posent des questions. C'est terrible parce que beaucoup culpabilisent alors qu'ils n'y sont pour rien. Tout le monde se sent concerné. Nous, nous sommes juste une petite pierre à l'édifice, j'espère que d'autres viendront aussi. »
Culpabilité et anxiété
Ce sentiment de culpabilité, le psychiatre Souhail Bannour l'a expérimenté avec les employés de l'hôtel qu’il a pris en charge. Dans son bureau à l'hôpital Farhat Hached de Sousse, il se souvient des premières heures après l'attentat. « Je suis arrivé avec des collègues pour essayer de mettre en place une cellule de crise. C'était le chaos, surtout que personne ne savait si c'était fini. Nous n'étions pas sûrs que tout fût entièrement sécurisé. »
La plupart des gens venus le voir était sous le choc. Certains viennent encore le consulter aujourd'hui. « Le sentiment général, c'est vraiment la culpabilité, car la notion d'hospitalité en Tunisie fait partie de la culture. Ces Tunisiens ont le sentiment d'avoir été trahis. »
Ce ressenti dépasse la zone sécurisée de Port el-Kantaoui. Sur le marché du quartier populaire d’Erriadh, par exemple, tous les commerçants ont le même mot à la bouche : « c'est la catastrophe » disent-ils, surtout pour l'économie.
« Tout le monde a un membre de sa famille ici qui travaille dans l'hôtellerie ou le tourisme, c'est un coup dur », commente Salah, la trentaine. Son frère était barman dans un hôtel, il vient de perdre son travail faute de clientèle.
Les pertes économiques pour les hôtels se font sentir. Makram Halloul, directeur du marketing de l'hôtel Riadh Palms, qui avait été la cible d'un attentat avorté en 2013, dresse un bilan catastrophique. « J'avais des semaines remplies à 70 % et même des week-ends over-bookés. Là, on est descendus à 150 clients pour un hôtel de 650 chambres. » Il a dû également réduire le nombre de ses employés, de 400 pour la haute saison à 200, et a fait installer 96 caméras de vidéo surveillance en plus de la centaine existante.
Renforcement sécuritaire
Même si le ministère de l'Intérieur a déployé près de 1 000 agents supplémentaires pour sécuriser les zones touristiques, l'attentat de Sousse a exposé des failles sécuritaires à plusieurs niveaux, le temps que le tueur a passé seul sans être arrêté et le manque de sécurité sur la plage étant des exemples parmi d'autres.
Le problème risque d'empirer, selon l'expert de l'International Crisis Group, Michaël Ayari. Il a publié le 23 juillet un rapport, intitulé « Réforme et stratégie sécuritaire en Tunisie », dans lequel il parle des problèmes structurels du ministère de l'Intérieur tunisien et du manque de politiques publiques en matière de sécurité.
« Vu qu'à chaque gouvernement, toutes les têtes changent et les échelons inférieurs aussi, il n'y a pas de réelle stratégie globale pour lutter contre le terrorisme, sans compter les nombreux dysfonctionnements au sein des forces de sécurité intérieure », explique-t-il à MEE. La brigade antiterroriste en Tunisie compte environ 150 hommes et le nombre d'agents techniques en charge des investigations s'élèverait à une cinquantaine seulement. « Il y a des démonstrations de force mais c'est seulement la partie visible, il faut une réforme en profondeur », ajoute-t-il.
Aujourd'hui, le gouvernement garde le silence alors que le porte-parole officiel du ministère de l'Intérieur vient d'être limogé. Au manque de communication sur les suites de l'enquête s'ajoute le vote de la nouvelle loi antiterroriste qui a été adoptée le vendredi 23 juillet 2015. Très similaire à celle en vigueur sous Ben Ali, elle pourrait par ailleurs symboliser la levée du moratoire contre la peine de mort.
Mi-juillet, de fausses alertes ont déclenché des mouvements de panique sur l'avenue Bourguiba à Tunis et dans un parc de jeux à Sousse, et les autorités craignent des attentats dans des grandes surfaces – un rappel que la menace terroriste ne touche pas seulement les militaires ou les touristes, mais la population tunisienne dans son ensemble.
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