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« Je n’oublierai jamais ce jour-là » : il y a vingt ans, le retrait humiliant d’Israël du Sud-Liban  

Le 25 mai 2000, 22 ans après sa première invasion du Sud-Liban, Israël quitte sans gloire la bande frontalière qu’elle occupait aux côtés de sa milice supplétive, l’Armée du Liban-Sud. Retour sur un événement qui a changé la donne dans la région
Par Jenny Saleh à Khiam, SUD-LIBAN

En ce chaud dimanche de printemps, le village de Khiam, au Sud-Liban, apparaît comme endormi. Le soleil n’est pas encore écrasant, mais les ruelles ont presque été désertées par les habitants, sans doute sous l’effet conjugué du jeûne du Ramadan et du confinement imposé dans tout le pays pour enrayer l’épidémie de coronavirus.

Un calme à mille lieues de ces journées de mai 2000, durant lesquelles les villageois ont regagné leur liberté, après 22 ans d’occupation israélienne.

Surplombant le village, le centre de détention de Khiam est toujours debout, offrant un point de vue panoramique – et stratégique – à quelques kilomètres à peine d’Israël et de la Syrie.

Cet ancien fort de l’armée française, reconverti dans un premier temps en caserne de l’armée libanaise, se situe au cœur de ce qui avait été nommé par Israël « la zone de sécurité » au Sud-Liban. Un large portail rouge et blanc sur lequel flottent des drapeaux libanais et du Hezbollah en barre l’entrée.

Quelques mètres plus loin, un portrait bienveillant du secrétaire général du parti chiite, Hassan Nasrallah, accueille les visiteurs avec cette mention : « Nous n’abandonnons pas nos détenus en prison. »

La « prison de la honte », comme l’avait surnommée Amnesty International, est entretenue par le « Parti de Dieu » et d’anciens détenus depuis sa libération, le 23 mai 2000. Depuis sa création en 1985 jusqu’à mai 2000, près de 5 000 Libanais dont 500 femmes, ainsi que des Palestiniens, y ont été incarcérés. Certains y sont morts. D’autres ont disparu.

Combattants actifs du Front de la résistance nationale libanaise (une coalition de partis de gauche), du Hezbollah, d’organisations palestiniennes, ou simples habitants refusant de collaborer avec Israël y ont été enfermés et torturés, sans aucune forme de procès.

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Parmi eux, des adolescents, dont un jeune garçon du village de Houla âgé de 12 ans, mais aussi des vieillards (le plus vieux détenu était âgé de 77 ans, accusé d’avoir caché des membres de la résistance), des mères ou des sœurs, emprisonnées parfois uniquement dans le but de faire parler un père, un frère, un fils.

Dans la grande cour d’entrée, trois affiches ont été placardées sur les murs des bâtiments encore debout.

L’une d’elles, représentant le sombre couloir menant aux cellules, égrène méthodiquement les noms des collaborateurs libanais qui ont officié dans le centre de détention pour le compte de l’Armée du Liban-Sud (ALS), la milice supplétive des forces israéliennes fondée en octobre 1976 par Saad Haddad, un dissident de l’armée libanaise, dans un Liban alors en pleine guerre civile (1975-1990).

Une autre affiche a été érigée en mémoire des martyrs tombés à Khiam, sous la torture et les coups. Le dernier panneau met en scène Amer Fakhoury, le visage goguenard, aux côtés de deux photos du centre de détention, surmontées de l’inscription « Made in USA ».

Surnommé le « boucher de Khiam » par d’anciens détenus, ce Libanais est l’un des anciens responsables de la prison, récemment exfiltré par les États-Unis après son retour sur le territoire libanais en septembre 2019, se pensant couvert par la prescription, vingt ans après sa fuite du pays dans la foulée du retrait israélien du Sud-Liban. Il était notamment poursuivi pour torture, enlèvement et meurtres.

Si certains des membres de l’ALS se sont enfuis en Israël avec leurs familles (environ 7 500 y résident toujours et ne peuvent pas rentrer au Liban), d’autres ont été jugés et ont passé quelques mois en prison. Certains d’entre eux ont depuis été incorporés dans les forces de sécurité régulières.

Torture et harcèlement

Âgé d’une soixantaine d’années, Ahmed Hussein al-Amine promène sa silhouette fourbue dans l’enceinte de la prison, où le Hezbollah a entreposé quelques-unes de ses prises de guerre israéliennes, comme des chars Merkava.

De la prison originelle, il ne reste plus que des monceaux de gravats et quelques murs chancelants, après qu’elle a été dévastée par les bombes israéliennes, dans la nuit du 19 au 20 juillet 2006, lors des 33 jours de guerre durant lesquels le Hezbollah et Israël se sont affrontés.

« Pour nous faire parler, [les geôliers de l’ALS] nous suspendaient nus à un poteau dans la cour, surnommé ‘’la colonne des souffrances’’, puis […] nous envoyaient des décharges électriques. Après, ils mettaient du sel sur nos blessures »

-  Ahmed Hussein al-Amine, ancien détenu de Khiam

L’homme raconte à Middle East Eye ses quatre années d’incarcération à Khiam. Arrêté en septembre 1996 alors qu’il participait à des opérations avec le Hezbollah, al-Amine n’en ressortira libre que le 23 mai 2000, quand les habitants du village et les combattants du Parti de Dieu déferlent comme une marée humaine sur la prison pour les libérer, lui et ses 143 codétenus, dont trois femmes.

De sa détention, Ahmed Hussein al-Amine garde gravées dans sa mémoire et dans son corps les tortures qu’il a subies.

« Pour nous faire parler, ils [les geôliers de l’ALS] nous suspendaient nus à un poteau dans la cour, surnommé ‘’la colonne des souffrances’’, puis nous aspergeaient en alternance d’eau chaude et d’eau froide ; d’autres fois, ils nous envoyaient des décharges électriques. Après, ils mettaient du sel sur nos blessures », témoigne-t-il, la mémoire vive.

Il confie aussi avoir été placé en isolement durant cinq longs mois, dans une cellule d’un mètre carré sans fenêtre, verrouillée par une lourde porte en métal. Jusqu’à aujourd’hui, son corps perclus de douleurs lui rappelle les sévices subis.

Pourtant, avoue-t-il, « le pire, c’était la torture psychologique, d’entendre les cris de souffrance, les hurlements, les menaces permanentes : ils nous disaient qu’ils s’en prendraient à nos familles, à nos proches ».

Vue de la cour de la prison de Khiam le 24 mai 2000, un jour après la libération des détenus (AFP)
Vue de la cour de la prison de Khiam le 24 mai 2000, un jour après la libération des détenus (AFP)

À leur arrivée à Khiam, les détenus menottés se voyaient infliger par les miliciens de l’ALS ou les soldats israéliens le supplice du sac en toile de jute sur la tête, les privant de tout contact avec le monde extérieur.

D’autres ont connu les privations de lumière pendant des jours ou l’enfermement au « nid », comme le relate la journaliste Véronique Ruggirello dans son livre Khiam, la prison de la honte, un ouvrage qui rassemble les récits d’une douzaine de détenus.

« Une boîte de 90 cm de haut dans laquelle on était placé pour rester en position fœtale pendant des heures, parfois des jours entiers », raconte ainsi Afif, l’un des anciens détenus de Khiam.

En 1978, 25 000 soldats israéliens déferlent sur le Liban

Si ce lieu de sinistre mémoire reste emblématique jusqu’à aujourd’hui de la marque israélienne et de sa milice supplétive, l’occupation du Sud-Liban a connu plusieurs phases.

Dans la nuit du 14 au 15 mars 1978, 25 000 soldats israéliens envahissent le territoire sur une profondeur d’environ 40 km, jusqu’au fleuve Litani, lors d’une opération entachée de massacres. L’objectif est de repousser les combattants palestiniens et de constituer une « ceinture de sécurité » frontalière. 

Des soldats israéliens près du fleuve Litani après l’invasion israélienne du Sud-Liban, le 20 mars 1978 (AFP)
Des soldats israéliens près du fleuve Litani après l’invasion israélienne du Sud-Liban, le 20 mars 1978 (AFP)

Quelques jours plus tard, le Conseil de sécurité des Nations unies enjoint Israël, via la résolution 425, de retirer « sans délai » ses troupes de « la totalité » du Liban jusqu’à la frontière internationale, simultanément avec la création d’une force intérimaire de l’ONU au Liban, la FINUL.

Les troupes israéliennes se replient mais, au lieu de confier leurs positions à la FINUL, elles les remettent à l’Armée du Liban libre créée par Saad Haddad, sous la supervision d’Israël.

En juin 1982, nouvelle invasion israélienne avec l’opération « Paix en Galilée » pour, cette fois, détruire l’infrastructure de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP).

Deux ans plus tard, Antoine Lahad succède à Saad Haddad, mort d’un cancer, à la tête de ce qui est devenu l’Armée du Liban-Sud.

Ce n’est qu’en 1985 qu’Israël se retire de Saïda, Tyr et du sud de la Békaa pour conserver ce que les Israéliens nomment la « zone de sécurité » : un millier de km2 le long de leur frontière avec le Liban, ainsi que la région de Jezzine, plus au nord, sous contrôle de l’ALS.

Des vexations au quotidien

Dans le territoire occupé par Israël, c’est le règne de la terreur. Au Sud-Liban, les habitants sont nombreux à se remémorer les humiliations, la peur permanente, les proches enlevés par les miliciens de l’ALS ou par les soldats israéliens.

« Ils ont fait sortir tous les garçons pour les fouiller et les ont plaqués au sol en les frappant, comme ça, pour rien »

- Nawal, témoin

Âgée de 20 ans en 1983, Nawal* se souvient avec effroi de ces années noires. Habitant avec sa famille dans une localité proche de Tyr, elle se remémore l’angoisse permanente : « Nous préférions dormir tout habillés, avec nos papiers d’identité sous l’oreiller, au cas où les Israéliens décidaient de faire une descente. »

« Un jour, ma sœur s’est retrouvée nez à nez, sur le balcon, avec la tourelle d’un tank israélien. Des soldats sont sortis et ont pénétré dans notre maison, où mon frère jouait aux cartes avec ses amis. Ils ont fait sortir tous les garçons pour les fouiller et les ont plaqués au sol en les frappant, comme ça, pour rien », raconte-t-elle à Middle East Eye.

Quelques années plus tard, après le retrait d’Israël de Tyr, Nawal se rappelle aussi des obus qui s’abattaient sur la ville, lancés par les miliciens de l’ALS, sans raison valable.

« Nous avions tout le temps peur de nous déplacer ; pour les filles seules, c’était hors de question. »

Une défaite sans précédent pour Israël

Soumaya* conserve des souvenirs d’un ordre différent. Mariée en 1990 à un Libanais originaire de Khiam, mais partie vivre en dehors de la zone occupée car elle « ne supportai[t] pas de voir les Israéliens se balader là, comme chez eux », elle raconte le parcours du combattant chaque fois qu’ils souhaitaient visiter leurs proches au village.

« Pour obtenir un laissez-passer, nous devions nous y prendre au moins une semaine avant, nous attendions parfois plus de trois heures devant la porte à Kfar Tebnine [permettant d’accéder en zone occupée] pour savoir s’ils nous laisseraient entrer dans la zone ou pas, c’était comme une grande prison, sans aucune liberté », dit-elle.

Avec la peur, chaque fois, de ne plus en revenir. Les renseignements israéliens proposent à son mari, médecin, d’espionner pour eux, sans quoi ils lui interdiront de revenir dans le village. Soumaya et son époux ne reviendront plus, jusqu’à la libération.

Des Libanaises célèbrent le retrait de l’Armée du Liban-Sud (ALS), supplétif d’Israël, du village de Marqaba, le 22 mai 2000 (AFP)
Des Libanaises célèbrent le retrait de l’Armée du Liban-Sud (ALS), supplétif d’Israël, du village de Marqaba, le 22 mai 2000 (AFP)

Quand elle évoque le retrait israélien, Soumaya a la chair de poule.

« Je n’oublierai jamais ce jour-là. Nous sommes partis de Beyrouth à 5 h du matin. Nous voulions venir avant le 23 mai mais il y avait encore des collaborateurs [l’ALS]. C’était magnifique, dans les maisons, les femmes criaient de joie en faisant la zalghouta [bénédiction chantée d’un mariage], pleuraient », confie-t-elle à MEE.

Ahmed Hussein al-Amine a vécu ce jour depuis sa cellule.

« C’était magnifique, dans les maisons, les femmes criaient de joie

- Soumaya, témoin

« Une semaine avant la libération, nos geôliers sont soudainement devenus très gentils, très polis. Ils sentaient que c’était fini. On a eu peur qu’ils se vengent. Le 23 mai, avant la tombée de la nuit, les gardiens ont pris la fuite en Israël, les habitants et le Hezbollah sont rentrés et ont cassé les portes pour nous libérer », se souvient-il avec émotion.

Si, dès l’invasion israélienne, des opérations de résistance sont menées par divers groupuscules, le Hezbollah se distingue à partir de novembre 1982 – avec l’attentat kamikaze perpétré par Ahmad Kassir contre le QG militaire israélien à Tyr, qui fera 74 victimes, dont des haut gradés israéliens – par son organisation, ses attaques de grande envergure, le courage de ses combattants, sa guérilla contre l’occupant.

Il est soutenu par une résistance populaire qui s’organise, elle aussi. Les coups de boutoir du mouvement chiite au fil des ans pousseront Israël à se retirer de la région dans la débandade, sans le moindre accord politique, tandis que l’ALS se délite.

Des tensions encore fréquentes

Le 25 mai 2000, le retrait israélien du Liban s’achève, au terme de dix jours qui voient les villages être libérés les uns après les autres par la Résistance. La porte de Fatima, au niveau de Kfar Kila, par laquelle les derniers soldats israéliens et les miliciens de l’ALS sont partis, est fermée définitivement.

« C’est la première fois qu’Israël a dû se retirer inconditionnellement d’un territoire occupé, c’était une vraie défaite, dans des conditions extrêmement humiliantes, c’est pour cela qu’il s’est vengé en 2006 », explique à MEE Walid Charara, chercheur au Centre consultatif pour les études et la recherche.

« Cela a d’ailleurs encouragé les Palestiniens à lancer la deuxième Intifada en septembre 2000 », estime-t-il.

« Israël teste en permanence la détermination du Hezbollah en faisant des démonstrations de force. Mais [les Israéliens] savent que s’ils dépassent le seuil, la riposte sera immédiate »

- Walid Charara, chercheur

Si l’occupation israélienne du Sud-Liban prend fin, les violations de la souveraineté libanaise se poursuivent, suscitant de fréquentes montées de tension, comme récemment en août 2019.

« Le Liban subit un véritable blocus en armement pour permettre à Israël de conserver sa suprématie. Tant qu’on ne lui permet pas d’acquérir des moyens défensifs dignes de ce nom pour empêcher les incursions israéliennes, le Hezbollah prendra en charge la défense du territoire, avec ses moyens », prévient l’analyste.

« Israël, qui foule aux pieds les résolutions de l’ONU, teste en permanence la détermination du Hezbollah en faisant des démonstrations de force. Mais [les Israéliens] savent que s’ils dépassent le seuil, la riposte sera immédiate », conclut Walid Charara.

* Les prénoms ont été modifiés.

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