« Toute la communauté a peur » : en Arabie saoudite, les chiites sont contraints à la clandestinité
Lorsqu’en février, les forces de sécurité saoudiennes ont fait irruption chez Abdullah à Awamia, une ville majoritairement chiite située dans la province orientale de Qatif, il était introuvable. Il avait fui pour se cacher après la première perquisition de son domicile en mai 2017.
Depuis, Abdullah* rapporte qu’il a trouvé refuge dans différentes habitations et magasins locaux, changeant de cachette tous les deux jours.
Abdullah est inquiet à l’idée de ne jamais revoir sa famille s’il est pris. Il n’a pas encore fait connaissance avec sa fille, née il y a six mois.
« Je n’ai pas vu ma femme depuis neuf mois et j’ai juste une photo [de mon bébé] », a-t-il déclaré à Middle East Eye dans une interview par téléphone. « Ça fait tellement mal de ne pas pouvoir être avec eux. »
Selon des activistes sur le terrain, des dizaines d’autres jeunes hommes d’Awamia ont dû se cacher, sans aucun endroit où aller à cause des check-points installés en août dernier, moment où les forces saoudiennes ont rasé la majeure partie de la vieille ville et transféré de force un grand nombre de ses habitants.
« Je n’ai pas vu ma femme depuis neuf mois et j’ai juste une photo [de mon bébé]. Ça fait tellement mal de ne pas pouvoir être avec eux »
- Abdullah, habitant d’Awamia
« Je ne sais toujours pas pourquoi ils sont après moi. Je pense que c’est parce que j’ai participé à des manifestations contre l’État [pendant le Printemps arabe] », a déclaré Abdullah. « Toute la communauté a peur. Je crois que je connais une cinquantaine de personnes au moins qui ont été arrêtées par la police [à Awamia]. »
Six membres de la famille d’Abdullah ont été arrêtés au cours de la dernière année. Il raconte que le jour même où les forces de sécurité ont perquisitionné sa maison en février, son neveu a été traîné hors de chez celle de sa sœur sans explication. Abdullah affirme que les personnes arrêtées à Awamia sont emmenées dans une prison de la ville de Dammam, dans l’est du pays, et accusées plus tard d’héberger des terroristes ou de tenter de renverser l’État.
Ces accusations, soupçonne Abdullah, sont lancées contre les personnes qui ont manifesté contre la famille régnante lors des révolutions arabes qui ont éclaté en 2011. À l’époque, de nombreux chiites saoudiens s’étaient ralliés derrière le charismatique religieux chiite Nimr al-Nimr, qui appelait à la fin de la monarchie saoudienne et dénonçait la discrimination religieuse et politique à l’égard des chiites dans le royaume.
« Chaque fois que je vais [lui rendre visite en prison], je constate que sa santé se détériore. Il boite souvent et il est devenu très maigre »
- Zakih, épouse d’un condamné à mort
Al-Nimr a été arrêté par les autorités saoudiennes en 2012 et condamné à mort. Le 2 janvier 2016, il a été exécuté avec 46 autres prisonniers, la plupart détenus pour terrorisme, provoquant des manifestations dans toute la région.
L’Arabie saoudite est connue pour son intolérance envers les minorités religieuses, notamment les chiites qui continuent d’être arrêtés, emprisonnés et même condamnés à mort à l’issue de procès inéquitables.
Dans un rapport publié en 2017, Amnesty International a indiqué avoir enregistré ces dernières années une augmentation du nombre de condamnations à mort contre des dissidents politiques en Arabie saoudite, y compris des membres de la minorité musulmane chiite. Amnesty International et Human Rights Watch ont indiqué qu’au moins 38 membres de la communauté chiite saoudienne – qui représentent 10 % à 15 % de la population du royaume – sont actuellement condamnés à mort.
Coupables par association
Les membres de la famille du religieux exécuté affirment que le gouvernement s’en prend désormais à eux. L’un de ses cousins, Jihad al-Nimr, craint pour sa vie et cherche un moyen de fuir Awamia.
« Je pense que je suis recherché parce que j’ai rejoint [al-Nimr] lors de manifestations et protesté contre son exécution », a-t-il déclaré à MEE. « J’ai également protesté lorsque les autorités ont refusé de rendre son corps afin que nous puissions lui donner une sépulture décente. »
Quelques jours à peine après que Jihad soit passé dans la clandestinité en novembre, la police a fait irruption chez lui et a arrêté ses frères et ses neveux. Les femmes, a raconté Jihad, ont été emmenées de force dans une pièce séparée d’où elles ont crié les noms de leurs fils et maris qui étaient entraînés au loin.
« Ils ont pris mes deux frères et mes neveux », a déclaré Jihad. « Leurs épouses et mères ont essayé de savoir où ils étaient détenus, mais les autorités ne leur ont rien dit. »
Le porte-parole du bureau du procureur général saoudien n’avait pas répondu aux sollicitations de MEE au moment de la publication.
Pendant ce temps, le prince héritier Mohammed ben Salmane affirme que le royaume n’a pas de problème avec les chiites mais plutôt avec l’Iran, comme il l’a répété dans une interview récente avec The Atlantic. Toutefois, Jihad est persuadé qu’un plus grand nombre de chiites mourront sous son règne.
Un réformateur ?
Alors que les chiites saoudiens ont longtemps été marginalisés dans ce royaume gouverné par les sunnites, certains affirment que la répression s’est aggravée depuis que Mohammed ben Salmane a été désigné par son père comme son successeur au trône en juin dernier.
« Les autorités continuent d’utiliser la peine de mort comme arme politique contre la minorité chiite d’Arabie saoudite »
- Dana Ahmed, militante d’Amnesty en Arabie saoudite
Selon Dana Ahmed, militante d’Amnesty en Arabie saoudite, 26 hommes ont vu leur condamnation à mort confirmée par la Cour suprême depuis la nomination de ben Salmane, rendant leur exécution imminente.
« Les autorités continuent d’utiliser la peine de mort comme arme politique contre la minorité chiite d’Arabie saoudite », a-t-elle déclaré à MEE.
Peu de temps après que ben Salmane est devenu l’héritier du trône, Awamia était pilonné par les forces de sécurité saoudiennes. Des affrontements avec des habitants chiites armés avaient lieu depuis le mois de mai.
Les habitants résistaient à la démolition du quartier historique d’al-Masora. En avril 2016, les Nations unies ont demandé au gouvernement saoudien de faire cesser la démolition de ce quartier fortifié vieux de 400 ans, avertissant que cela menaçait « le patrimoine historique et culturel de la ville de dommages irréparables ».
Cependant, après avoir affirmé que le quartier hébergeait des militants chiites, le gouvernement saoudien a déclaré qu’il envisageait à sa place un projet de développement, notamment la construction d’un centre commercial. Awamia, la ville natale d’al-Nimr, a souvent été le point de départ des manifestations de la minorité chiite saoudienne depuis les révolutions arabes en 2011.
Au moment où les combats ont cessé en août, les forces de sécurité avaient installé des points de contrôle à chaque sortie de la ville et y conservaient une forte présence. Avec les raids de police en cours, les chiites d’Awamia et d’ailleurs en Arabie saoudite affirment vivre perpétuellement dans la peur.
« [Ben Salmane] n’arrête pas de raconter à l’Occident qu’il va réformer l’islam, mais il continue de faire des raids chez les chiites et de nous dépouiller de tous nos droits politiques »
- Ali, habitant d’Awamia
Le prince Salmane, âgé de 32 ans, se présente depuis longtemps comme un réformateur et a récemment fait son premier voyage à l’étranger en tant que prince héritier dans une tentative de séduire les dirigeants étrangers.
Après sa nomination en tant que prince héritier, l’Arabie saoudite a annoncé que les femmes seraient autorisées à conduire, mettant fin à une politique séculaire. Toutefois, d’après Ali, un habitant d’Awamia, la communauté chiite n’adhère pas à l’image que ben Salmane se donne.
« Ben Salmane agit déjà comme s’il était roi d’Arabie saoudite », a-t-il déclaré à MEE par téléphone. « Il n’arrête pas de raconter à l’Occident qu’il va réformer l’islam, mais il continue de faire des raids chez les chiites et de nous dépouiller de tous nos droits politiques. »
Couloir de la mort
Abbas al-Hassan est l’un des 26 prisonniers à attendre leur tour dans le couloir de la mort. Son épouse, Zakih, a déclaré à MEE qu’il avait été arrêté le 2 juin 2013. Ses deux filles, raconte-t-elle, se sont accrochées à lui pendant que les policiers l’arrêtaient chez eux à Djeddah. Maria, qui n’avait que 15 ans à l’époque, se souvient de l’emprise de la main de son père, qu’elle voyait pour la dernière fois.
« Ma mère m’a arrachée à mon père pour que la police puisse l’emmener », a-t-elle rapporté à MEE. « J’espère de tout cœur que mon père reviendra. Il nous manque vraiment et nous avons besoin de lui. »
« J’espère de tout cœur que mon père reviendra. Il nous manque vraiment et nous avons besoin de lui »
- Maria, fille d’un prisonnier dans le couloir de la mort
Après avoir passé trois ans dans une prison de Djeddah, al-Hassan a été condamné à mort en décembre 2016 pour conspiration ostensible avec les autorités iraniennes et gestion d’une cellule d’espionnage en Arabie saoudite, des accusations que sa famille et lui nient.
Les preuves apportées contre al-Hassan reposaient sur des aveux qui, selon lui, ont été obtenus sous la torture. Il n’a jamais raconté à son épouse les détails des mauvais traitements qu’il a subis, sauf que ses jambes étaient attachées à ses mains et qu’il n’a pas pu dormir pendant plusieurs jours.
Les autorités auraient également menacé d’emprisonner sa femme et ses enfants s’il ne leur disait pas ce qu’ils voulaient entendre.
Dana Ahmed, la militante d’Amnesty, a déclaré à MEE que d’autres prisonniers avaient été torturés, se faisant gifler et frapper dans le dos.
Selon elle, quatorze chiites auraient été menacés de nouveaux passages à tabac à moins qu’ils ne signent des aveux devant un juge.
« Les autorités auraient dû enquêter sur les allégations de torture, mais elles ne l’ont jamais fait », a-t-elle déclaré à MEE.
Des semaines après la condamnation à mort d’al-Hassan, ses avocats ont fait appel de la décision en janvier 2017. Pendant ce temps, Zakih a rendu visite à son mari toutes les deux semaines en prison.
« Chaque fois que j’y vais, je constate que sa santé se détériore. Il boite souvent et il est devenu très maigre », a-t-elle rapporté.
En décembre, les gardiens de prison ont dit à Zakih que son mari avait été transféré dans une prison de la capitale, Riyad, et qu’elle n’était pas autorisée à lui rendre visite.
Craignant le pire, elle s’est rendue à Riyad pour se renseigner sur son mari auprès de la Cour suprême. Les juges lui ont dit que la condamnation à mort d’al-Hassan avait été ratifiée par la Cour suprême, tout comme celle de onze autres prisonniers chiites, dans ce qui a été décrit par Amnesty International comme un « procès collectif contraire aux normes d’équité les plus élémentaires ».
Amnesty a constaté que les condamnations à mort étaient souvent ratifiées sans informer les familles ou les avocats des détenus.
« Je refuse d’accepter que mon mari soit tué. Ce n’est pas juste pour lui ou pour notre famille », a déclaré Zakih à MEE.
« Je refuse d’accepter que mon mari soit tué. Ce n’est pas juste pour lui ou pour notre famille »
- Zakih, épouse d’un condamné à mort
Taha Hajji, un avocat des droits de l’homme chiite saoudien qui conseille Zakih depuis l’Allemagne, a déclaré que les avocats des prisonniers politiques risquaient des représailles s’ils parlaient à la presse.
Il a été contraint de quitter le pays pour avoir tenté de persuader les autorités d’épargner la vie du religieux al-Nimr il y a plus de deux ans.
« Peu de temps après l’exécution [d’al-Nimr], j’ai reçu un appel du bureau du procureur m’informant que j’étais recherché pour être arrêté », a-t-il déclaré à MEE.
« Je ne connais pas avec certitude les accusations officielles, mais j’ai pensé que je ferais mieux d’essayer de me rendre à Istanbul depuis l’Arabie saoudite, malgré le risque d’être arrêté à l’aéroport. J’ai eu de la chance que rien de grave ne se passe », a-t-il ajouté.
Al-Hassan, lui, pourrait ne pas avoir autant de chance. Zakih explique qu’ils ne peuvent pas faire appel de la condamnation à mort une fois qu’elle a été ratifiée. Elle continue néanmoins de rendre visite à son mari, qui a été renvoyé à la prison de Djeddah en janvier.
Les autorités ne lui ayant pas communiqué la date de l’exécution, elle ne sait pas combien de fois elle pourra encore lui rendre visite.
« Je ne peux pas envisager une vie sans mon mari », a-t-elle confié à MEE. « Je souffre énormément, mais j’essaie d’être forte devant lui. »
* Les noms ont été modifiés pour protéger l’identité des personnes concernées.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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