En Tunisie, les hommes victimes d’agression sexuelle sont déterminés à témoigner malgré les risques
« Je refuse de me cacher. Nous, les hommes ayant subi des agressions sexuelles, devons témoigner de nos expériences », déclare Othello Jelifi, pionnier du Me Too tunisien. L’étudiant de 20 ans renonce expressément à son droit à l’anonymat.
Le mouvement contre le harcèlement sexuel en Tunisie a été déclenché par une campagne sur les réseaux sociaux intitulée « EnaZeda » (« moi aussi » en arabe), qui encourage les survivants de violences sexuelles à s’exprimer.
« Si la vie était plus simple, je pourrais partager toutes mes histoires et faire prendre conscience de la façon dont des agressions sexuelles se produisent chez des jeunes garçons de tous âges »
- Un homme victime d’agression sexuelle
L’année dernière, Othello Jelifi a été l’un des premiers hommes, parmi un nombre record de femmes, à publier ses expériences douloureuses sur la page Facebook privée du mouvement. Ce genre de témoignages déclenche habituellement le mépris, la réprobation sociale et les clichés à l’encontre des hommes et garçons qui osent les faire publiquement, déplore-t-il.
« Une fois, je me suis plaint à un enseignant et il m’a répondu de ne pas me comporter de manière aussi ‘’efféminée’’ », raconte-t-il à Middle East Eye.
« Un jour, au collège, un camarade de classe m’a battu dans les toilettes pour me forcer à faire ce qu’il voulait », poursuit le jeune homme.
« Et ça ne s’est pas arrêté là. Plus tard, des camarades de classe plus âgés et plus forts m’ont harcelé en groupe et ont touché mon corps comme si c’était leur droit acquis. »
Othello Jelifi est également impliqué dans le mouvement LGBTQ+ Mawjoudin (« nous existons »). Ainsi, contribuer à EnaZeda était pour lui tout naturel.
« Parler aux gens de Mawjoudin m’a aidé à surmonter mon traumatisme. Je souhaite la même chose aux autres. »
Une telle prise de parole est cependant une exception en Tunisie.
Les hommes dans ce pays risquent de subir les réactions sévères de la société s’ils décident de raconter leurs expériences d’abus sexuels. Et si témoigner peut aider les victimes à se reconstruire, la grande majorité décide de le faire de manière anonyme.
« Si la vie était plus simple, je pourrais partager toutes mes histoires et faire prendre conscience de la façon dont des agressions sexuelles se produisent chez des jeunes garçons de tous âges », a confié un homme au groupe Facebook privé EnaZeda.
« Malheureusement, ce n’est pas le cas. Je suis même inquiet de partager ça de manière anonyme ! Ça me hante jusqu’à ce jour, j’en ai tellement honte. »
Agressé par des membres de la famille
Des sentiments partagés par « FC », un étudiant en comptabilité de 24 ans qui a raconté son expérience en février 2020, quelques semaines après avoir, pour la première fois de sa vie, rencontré quelqu’un en qui il pouvait avoir confiance.
« Un camarade de classe m’a encouragé à partager mon histoire sur EnaZeda », explique-t-il à MEE.
« Mon histoire est complexe. Je n’ai jamais entendu parler d’un cas similaire. Je connais des situations où c’est un cousin ou d’autres membres de la famille, mais avec son propre frère ? C’est peut-être ce qui me perturbe le plus. »
« Une fois, je me suis plaint à un enseignant et il m’a répondu de ne pas me comporter de manière aussi ‘’efféminée’’ »
- Othello Jelifi, activiste et ancienne victime
Les hommes d’EnaZeda témoignent d’abus sexuels infligés à un très jeune âge par des membres de leur famille, des voisins, des médecins ou des enseignants. Ils révèlent également des agressions dans des boîtes de nuit et dans les transports en commun.
Et nombreux sont ceux qui signalent des cas de harcèlement et d’abus sexuels commis par des membres de la police et de l’armée.
L’association féministe Aswat Nissa, qui modère la page Facebook d’EnaZeda, n’a pas de chiffres sur la proportion de témoignages masculins.
Othello Jelifi, cependant, les estime à « quelques centaines », ce qui, selon lui, n’est « que la pointe émergée de l’iceberg ».
Une autre victime d’agression sexuelle qui a accepté de renoncer à son droit à l’anonymat, Sedki Dahmani, déclare à MEE qu’il reste une cible.
« Je vis encore des choses qui ne sont pas normales. Récemment, un chauffeur de taxi a tout à coup posé sa main sur mon entrejambe », témoigne ce consultant en affaires de 25 ans.
« Dans de telles situations, je me fige, ce qui selon mon psychologue est normal dans mon cas. Quand j’étais enfant, un proche m’a fait des choses dont j’ai du mal à me souvenir. »
Les hommes témoignent « rarement »
Les psychologues tunisiens spécialisés dans les traumatismes qui ont répondu aux questions de MEE affirment qu’ils voient très rarement des patients de sexe masculin.
« Les victimes masculines nient généralement avoir un problème ou essaient de le refouler. Ce n’est qu’après un certain temps, après avoir essayé d’autres voies et lorsqu’ils se sentent complètement perdus dans la vie, qu’ils prennent la décision de demander de l’aide », explique à MEE Aïda Nafetti, psychologue en traumatologie à l’INJED (SOS-help).
L’INJED est le seul centre en Tunisie à offrir des soins spécialisés aux victimes d’agression sexuelle en tout genre. Ainsi, même si des hommes sont prêts à parler, ils ne trouvent souvent pas l’aide nécessaire.
« Je veux me confier à un psychologue le plus tôt possible », indique FC.
« Peut-être qu’il ou elle saura me soulager de mon fardeau. Mais je dois attendre de gagner mon propre argent pour pouvoir m’offrir une aide psychologique et je me demande aussi où trouver la bonne personne. »
Il y a environ trois ans, Sedki Dahmani a décidé de raconter à ses parents ce qu’il avait vécu : « Ma mère a gardé le silence et mon père m’a dit de l’oublier. Je ne les blâme pas, ils ont été élevés différemment », commente-t-il.
De fait, selon Aïda Nafetti, les abus sexuels commis sur des hommes sont perçus comme « catastrophiques » dans la société tunisienne.
« C’est un événement qui détruit la masculinité, ou ce que l’on entend par là. Il affecte toute la lignée familiale masculine. Je vois parfois des familles de victimes masculines déménager ailleurs », explique la psychologue.
Un constat partagé par Othello Jelifi : « La domination sexuelle par un autre homme s’apparente à une dégradation, quelque chose qui mine la masculinité. »
Cette image de « ce qu’il faut pour être un homme » fait que les victimes se sentent inférieures.
« Quand j’étais enfant, j’ai prié Dieu de faire de moi un vrai homme », confie Sedki Dahmani.
Jelifi raconte qu’à cause des abus dont il a été victime, il s’est mis à ne pas aimer son corps. « J’ai mis ce viol sur le compte de mon corps trop gras et paresseux. Pour me muscler, j’ai arrêté de manger et j’ai fait de l’anorexie. »
Les abus ont également amené FC à remettre en question son identité : « Je suis confus. Je ne sais pas qui je suis, gay ou bisexuel ? Et j’ai souvent des relations sexuelles quand j’ai besoin d’affection. »
Quand la loi fait partie du problème
Avant 2017, le viol des hommes n’existait pas dans le code pénal tunisien. Dans de tels cas, la loi ne reconnaissait que les « délits moraux ».
Légalement, les auteurs risquent la prison à perpétuité. Dans la pratique, cependant, il n’est pas toujours bien avisé d’aller porter plainte, selon les victimes.
« Jamais, n’allez jamais voir la police. Si vous avez de la chance, dans le meilleur des cas, ils se moqueront de vous, s’ils ne vous arrêtent pas »
- Othello Jelifi
« Jamais, n’allez jamais voir la police. Si vous avez de la chance, dans le meilleur des cas, ils se moqueront de vous, s’ils ne vous arrêtent pas », affirme Jelifi.
Il cite l’article 130 du code pénal, qui punit les actes sexuels entre deux adultes consentants du même sexe jusqu’à trois ans d’emprisonnement.
En février 2019, un homme connu sous le nom d’Ahmed a été condamné à six mois de prison après avoir déclaré avoir été violé et agressé par deux voleurs.
Étant donné que les vides juridiques et les incohérences de la loi permettent aux auteurs d’éviter les sanctions, les survivants d’agressions sexuelles disent se sentir « à leur merci ».
« Parfois, j’ai l’impression que je suis davantage une ‘’chose’’ qu’un être humain. Les gens peuvent faire ce qu’ils veulent. Je ne suis pas en sécurité. Il n’y a nulle part où aller », déplore Dahmani.
Le mouvement LGBTQ+ critiqué
Selon Aïda Naffeti, la société civile tunisienne devrait s’atteler à combler un vide dans la prestation de services d’aide aux victimes.
« Les abus sexuels sur les femmes ne sont plus un sujet tabou, mais pourquoi n’y a-t-il pas d’organisations qui défendent les hommes ? Nous savons que cela existe. Il y a suffisamment de cas connus. Mais ils sont complètement ignorés. Nous avons ici une lacune majeure », estime la psychologue.
Pour Othello Jelifi, cependant, il s’agit principalement d’une question de stratégie.
« La [communauté] LGBTQ+ s’exprime haut et fort sur les agressions sexuelles contre les hommes, même si ce n’est peut-être pas si visible », déclare-t-il.
« Nous avons créé un numéro de téléphone spécial qui est également accessible aux victimes hétérosexuelles. Mais, surtout, nous voulons être francs dans la lutte contre les discriminations, comme avec l’abolition de l’article 130. »
C’est précisément là qu’un éventuel schisme s’ouvre entre le mouvement et les hommes victimes de violences sexuelles, ajoute-t-il.
« Puisque les groupes LGBTQ+ opèrent presque uniquement dans la ville plus libérale qu’est Tunis, ils seraient déconnectés des éléments conservateurs de la société tunisienne », explique-t-il.
FC accuse quant à lui le mouvement LGBTQ+ de ne pas avoir déployé suffisamment d’efforts pour protéger les hommes victimes de harcèlement.
« Ils se concentrent toujours sur la loi qui criminalise l’homosexualité, mais cela augmente la différenciation entre les sexualités, ce qui ne fait qu’entraîner davantage de discriminations », souligne-t-il.
Pour Sedki Dahmani, la prétendue dépendance du mouvement à l’égard des financements étrangers rend ses membres « suspects » aux yeux de certains Tunisiens.
« Ces organisations vivent dans un monde différent, loin de la société conservatrice », dit-il. « Elles ont intérêt à montrer autant de victimes que possible pour soutenir leur raison d’être. »
Il fait toutefois valoir que d’autres canaux émergents semblent conduire à un lent démantèlement des stéréotypes.
« Les abus sexuels sur les femmes ne sont plus un sujet tabou, mais pourquoi n’y a-t-il pas d’organisations qui défendent les hommes ? […] Nous avons ici une lacune majeure »
- Aïda Naffeti, psychologue
« Grâce à Netflix, la nouvelle génération est plus tolérante », relève Dahmani.
FC observe lui aussi un certain progrès : « Des segments de la société ont changé leur vision machiste et insensible de la masculinité, même si ce n’est toujours pas suffisant. EnaZeda a brisé la glace, je crois. »
En prenant la parole, cette nouvelle génération d’hommes victimes d’agression sexuelle tente de faire face à la résistance au changement en Tunisie.
« J’insiste pour être cité par mon nom », répète Sedki Dahmani. « Les hommes devraient en parler. »
Traduit de l’anglais (original).
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