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Tunisie : la bataille écologique des élections municipales

En attendant les élections municipales du 17 décembre 2017, étape clé du processus de la décentralisation, les écologistes revendiquent plus d’espace et s’activent pour montrer que l’écologie est encastrée dans le local
En Tunisie, les crises environnementales qui ont éclaté depuis la révolution ne manquent pas : sur cette photo, la côte de Gabès, au sud, est contaminée par des tonnes de phosphogypse radioactif (SOS Environnement Gabès)

TUNIS - « Si vous demandez aux Tunisiens ce qu’ils attendent des prochaines élections municipales, 99 % diront espérer une amélioration de leur environnement ». Pour Morched Garbouj, le président de l’association SOS Biaa (SOS environnement), un écologiste convaincu, l’environnement est « une affaire locale » par excellence. La gestion des déchets, l’assainissement, la gestion des parcs et des espaces verts ou encore l’aménagement des plages sont, à l’origine, l’apanage des municipalités.

« L’élimination des déchets liquides était du ressort des communes », rappelle à titre d’exemple Samir Jemmali dans son mémoire de doctorat dédié à la gestion des déchets dans le droit tunisien. « Mais la loi du 3 août 1974, qui a créé l’Office national de l’assainissement, a dessaisi les communes de cette attribution au profit d’un organisme spécialisé sous le statut d’établissement public à caractère industriel et commercial, notamment chargé de la collecte des eaux usées, de leur traitement dans les stations d’épuration, et éventuellement leur utilisation pour l’irrigation. »

En 1994, le juriste souligne déjà que « malgré des résultats satisfaisants au niveau du branchement des égouts et du traitement dans les stations d’épuration, l’ONAS ne collecte et ne traite que les eaux usées domestiques et exclut les déchets liquides dangereux. »

Seulement un tiers des communes urbaines bénéficient de services d’assainissement

Les limites de ce monopole central, seront exposées au grand jour, vingt ans après, dans un rapport accablant de la Cour des comptes.  Un audit intégral publié en 2014 a révélé plusieurs dysfonctionnements dans les contrats de l’office avec les concessionnaires privés autorisés, depuis 1997, à exploiter les stations publiques d’épuration. Les appels d’offres internationaux n’ont pas échappé à la corruption, Zine el-Abidine Ben Ali manipulant illégalement les marchés juteux.

Ces pratiques ont eu des répercussions fâcheuses comme des retards de plus de huit ans dans la réalisation de certaines stations et une détérioration manifeste dans la qualité des services.

Le rapport révèle que seulement un tiers des communes urbaines bénéficient de services d’assainissement. Le taux de couverture par les services d’assainissement s’amenuise drastiquement dans les zones rurales pour ne bénéficier qu’à 10 % des populations. En 2011, environ 76 millions de mètres cubes d’eaux usées non traitées ont été déversés dans le milieu naturel : les oueds et la mer, surtout dans la vallée de Medjerda et le golfe de Tunis.

La gestion des déchets, l’assainissement, la gestion des parcs et des espaces verts ou encore l’aménagement des plages sont, à l’origine, l’apanage des municipalités (AFP)

« Même en 2005, l’Agence nationale de la gestion des déchets [solides] a été d’abord créée pour apporter une assistance technique aux municipalités. Sauf qu’il y a eu un ‘’coup d’État’’ : l’agence s’est accaparée la gestion et le traitement et a laissé aux municipalités le ramassage », explique Morched Garbouj à MEE.

Des crises locales

En plus des textes de loi, des rapports d’audit et des études de terrain de son association, Garbouj se base sur le quotidien des Tunisiens pour démonter « l’échec du modèle centralisateur des agences ».

Les crises environnementales qui ont éclaté depuis la révolution ne manquent pas.

Kasserine, au centre, est empoisonnée par des tonnes de mercure et de chlore. Les hépatites et les dyspnées (difficultés respiratoires) y sont très répandues.

La côte de Gabès, au sud, est contaminée par des tonnes de phosphogypse radioactif (sous-produit de la fabrication de l'acide phosphorique et des engrais).

« Gabès Labess » est un documentaire qui questionne les modèles actuels de développement en mettant l’accent sur l’oasis de Gabès, la seule oasis côtière dans le monde. Ce qui était autrefois considéré comme « le paradis du monde » a été transformé en une catastrophe économique, sociale et écologique, par la construction, dans les années 1970, d’un complexe industriel chimique qui a privé les agriculteurs locaux de leur eau, de leurs terres arables, de leur bien-être économique et de leur dignité.

Sfax, le centre industriel du sud du pays, étouffe des gaz toxiques rejetés par une usine d’acide phosphorique. Le bassin minier, d’où vient le phosphate, est un vivier de maladies respiratoires et épidermiques, de pauvreté et de chômage. Les décharges anarchiques débordent et se multiplient au grand dam des riverains.

Dans tous ces foyers de crise, les revendications environnementales, s’allient souvent à des problèmes sociaux et économiques locaux.

L’enveloppe allouée à l’infrastructure et aux services économiques a représenté 34 % de l’aide publique au développement reçue par la Tunisie entre 2014 et 2015

Selon Morched Garbouj, les crises sont d’autant plus inacceptables que « la Tunisie reçoit plusieurs centaines de millions de dinars [plusieurs dizaines de millions d’euros] sous formes d’aides et de crédits pour l’environnement ».

Les statistiques de l’Organisme de coopération et de développement économique (OCDE) montrent que l’enveloppe allouée à l’infrastructure et aux services économiques, y compris la décentralisation et les services liés à l’environnement, a représenté 34 % de l’aide publique au développement reçue par la Tunisie entre 2014 et 2015, soit une somme d’environ 476 millions de dollars (plus de 420 millions d’euros).

Les batailles des compétences et de l’argent

« Le pouvoir central va-t-il lâcher le morceau ? » se demande le président de SOS Biaa. La réponse devrait être fournie par le code des collectivités locales et ses textes réglementaires. Les documents devraient concrétiser le chapitre 7 de la Constitution de 2014, et opérer un transfert massif et progressif du pouvoir, de l’État avec ses ministères et ses agences centrales vers les collectivités locales (communes, régions, et districts).

Selon Mokhtar Hammami, le directeur général des collectivités locales, le gouvernement a déjà dénombré plus de 1 652 services de proximité qui devraient être transférés des ministères l’Environnement, mais aussi de la Santé, de l’Équipement, de l’Éducation et du Transport aux conseils municipaux et régionaux élus.

Or, à quelques mois des élections, annoncées pour décembre, ces documents fondateurs de la décentralisation ne sont pas prêts. Seule la loi électorale a été adoptée le 31 janvier dernier, à la défaveur des écologistes d’ailleurs.

Les élections municipales en Tunisie ont été fixées au 17 décembre 2017 (AFP)

« On voulait des votes uninominaux où les candidats sont jugés et élus selon leurs propres compétences, on nous a imposé le vote par listes qui favorise les calculs politiques », regrette Ridha Achour, président de l’Association pour la protection de la ville de Hammam-Lif (banlieue sud de la capitale).

Agacé par l’ONAS qui déverse les eaux usées sur les plages de sa ville, l’activiste est intransigeant. « Nous avons déjà perdu la bataille du mode de scrutin, nous ne devons pas perdre la bataille des compétences, ni celle des financements », affirme-t-il d’un ton ferme.

Les activistes écologistes rejoignent ainsi les associations spécialisées dans les domaines de la gouvernance, de l’aménagement du territoire, des élections et des affaires locales pour insister sur la nécessité d’adopter le projet du code des affaires locales avant le 17 décembre prochain.

L’été s’annonce déjà chaud sur le terrain de l’écologie

Pour Moez Bouraoui, président de l’Association tunisienne pour l’intégrité et la démocratie des élections (ATIDE), « aucun candidat ne pourra monter un programme et mener sa campagne électorale sans connaître les prérogatives qu’il aura une fois élu ». Il explique à MEE que « certaines parties œuvrent pour reporter l’adoption du code après la tenue des élections afin de tailler une loi sur mesure ».

Riadh Mouakher, ministre des Affaires locales et de l’environnement, a soumis le projet du code des collectivités locales au parlement fin avril. L’Instance électorale (ISIE) a été la cible d’accusations de dépassements financiers et de mauvaise gestion. La démission du tiers de ses membres, son président Chafik Sarsar et ses deux vice-présidents, a remis en question tout le calendrier électoral. Les associations ATIDE, Al Bawsala, Kolna Tounes et l’Association tunisienne de la gouvernance locale estiment que le code pourrait être adopté en plénière vers la fin du mois d’août. L’été s’annonce déjà chaud sur le terrain de l’écologie.

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