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Tunisie, la colère des blouses blanches

Impuissants face aux défaillances d’un système de santé sclérosé et aux accusations dont ils font l’objet, les médecins tunisiens veulent une meilleure protection juridique, ou quitter le pays
Les médecins tunisiens manifestent contre la précarité des services de santé dans le pays le 8 février 2017 à Tunis (Sofienne Hamdaoui/AFP)

TUNIS et GABÈS, Tunisie – Alors que se multiplient depuis plusieurs années les accusations contre les médecins dans les médias, peu de familles portent plainte en justice. Selon ATAVEM, une association d’aide aux victimes d’erreurs médicales créée en 2012, environ 460 cas ont été recensés en 2015. Il y aurait en moyenne 500 plaintes adressées par an au ministère de la Santé.

« Jusqu’à présent, nous étions protégés par le couvercle socioreligieux, c’est-à-dire que beaucoup de familles ne portaient pas plainte car elles attribuaient la perte de leur proche au mektoub [destin] même s’il y avait eu faute médicale », déclare à Middle East Eye Faouzi Charfi, médecin libéral à Tunis.

Il aura pourtant suffi de deux morts consécutives suspectes, l’une à Sousse, dans un hôpital public, d’un nourrisson né prématurément le 4 février et l’autre le 3 février dans une clinique privée de Gabès d’un patient ayant reçu une transfusion qui ne correspondait pas à son groupe sanguin, pour que la profession se retrouve devant les tribunaux. Les deux médecins ont en effet été arrêtés. 

Après avoir vu leurs collègues être directement arrêtés et emprisonnés sous la pression des familles des victimes avec pour motif d’accusation non seulement l’erreur médicale mais aussi celle d’homicide volontaire, les blouses blanches sont en colère. Dans les médias, ces deux affaires ont fait sensation, bien qu’elles ne soient que la suite de beaucoup d’autres.

Les défaillances sont liées à des problèmes structurels qui durent depuis plus de dix ans et que l’on refuse de voir

« Il n’y a pas plus d’erreurs médicales qu’avant, c’est juste qu’on en parle plus et mal puisqu’il faut prouver via une enquête qu’il y a réellement eu erreur, et, entretemps, cela déclenche les passions », ajoute Faouzi Charfi, lui-même démuni face aux problèmes que rencontrent ses confrères au quotidien.

Lui, comme la plupart des médecins interviewés par Middle East Eye, ne nie pas le laxisme et les défaillances qu’il peut y avoir au sein de sa profession, mais elles sont, selon lui, « liées à des problèmes structurels qui durent depuis plus de dix ans et que l’on refuse de voir ».

Les affaires de Gabès et de Sousse ont ainsi relancé un mouvement de protestation parmi les médecins, amorcé il y a quelques années à cause en partie du manque de cadre juridique régissant la profession.

La revendication d’une protection juridique

Les jeunes médecins ne sont pas seulement indignés par les arrestations récentes ; pour eux, il s’agit seulement du coup ultime porté à une profession déjà sous tension.

« Ces affaires ont été la goutte qui a fait déborder le vase, notre mouvement fait suite aux arrestations abusives mais nous voulons vraiment faire pression pour que le projet de loi que nous proposons depuis deux ans pour mieux encadrer la profession soit de nouveau mis sur la table à l’Assemblée », commente Zied Bouguerra, interne à l’hôpital Wassila Bourguiba en gynécologie et membre de l’Organisation tunisienne des jeunes médecins.

2 000 jeunes étudiants en médecine se sont réunis à la faculté de médecine de Bab Saâdoun le jeudi 9 février (MEE/Lilia Blaise)

Le projet de loi en question a été rédigé il y a plus d’un an et déposé au ministère de la Santé. Les médecins demandent un cadre juridique clair protégeant davantage leur profession et définissant l’erreur médicale, qui est aujourd’hui encore jugée comme un homicide involontaire sur la base de l’article 217 du Code pénal tunisien.

Le projet de loi devrait aussi expliquer dans quels cas la responsabilité devrait être portée par le médecin ou par l’hôpital, car les plaintes visent souvent la personne plutôt que l’établissement. Outre une loi relevant du droit civil, les médecins demandent également davantage d’encadrement, surtout pour les résidents et les jeunes médecins, souvent surchargés de travail.

« Cela fait six mois que nous sommes en négociation avec le ministère de la Santé, mais à cause des remaniements, nous devons à chaque fois repartir de zéro », explique Zied Bouguerra. Pour lui, le régime actuel favorise l’erreur médicale car les internes se retrouvent souvent sans supervision.

« Il n’y a rien dans la loi qui organise la profession, nous sommes supposés avoir un temps de repos après 36 heures de garde, or ce n’est pas le cas, nous sommes souvent livrés à nous-mêmes, surtout dans les hôpitaux universitaires », argumente-t-il.

« En 2013-2014, nous étions déjà montés au créneau via ce qu’on appelle la “révolution du bistouri” quand le gouvernement voulait forcer les médecins spécialistes à faire trois ans dans des régions intérieures pour combler le manque de médecins, mais souvent dans des conditions catastrophiques et sans garanties d’avoir l’équipement nécessaire », déclare Cyrine Ben Saïd, 25 ans, résidente en psychiatrie et l’une des portes-paroles du mouvement des jeunes médecins.

À Tunis, se sont déroulées les mercredi 8 et jeudi 9 février des grèves générales et des marches de jeunes médecins vers l’Assemblée des représentants du peuple et le ministère de la Santé pour plaider en faveur du vote de ce projet de loi qui protège mieux la profession et définit l’erreur médicale.Le jeudi 9 février, à la faculté de médecine de Bab Saâdoun, 2 000 jeunes étudiants en médecine, selon les chiffres donnés sur place, s’étaient également réunis sous l’égide de slogans percutants tels que « les médecins en prison, terroristes à la maison », en référence aux autres manifestations du début d’année sur la question du retour des combattants tunisiens de Syrie et le manque d’encadrement juridique à ce sujet.

Des problèmes structurels depuis plus de dix ans

Aujourd’hui, les médecins semblent pris dans un cercle vicieux : ils sont peu aimés de la population, stigmatisés, et leurs revendications trouvent rarement écho. Les problèmes structurels continuent de s’accumuler, rendant la profession encore plus tendue et démunie. Le médecin arrêté à Gabès, Slim Hamrouni, a d’ailleurs fait un infarctus juste après son arrestation.

À Gabès, dans le sud du pays, beaucoup de médecins ne veulent plus parler à la presse de peur d’amplifier encore la diabolisation autour du secteur. Même l’avocat de Slim Hamrouni, actuellement emprisonné, dit ne pas vouloir communiquer « pour respecter le secret de l’instruction ».

« Nous sommes tous paranoïaques maintenant, moi j’ai peur dès que je dois faire une ordonnance. Je connaissais très bien ce collègue, c’était un médecin irréprochable et maintenant, à cause d’une faute, si faute il y a puisqu’il est supposé être présumé innocent, il se retrouve en prison comme un criminel », témoigne un médecin libéral de Gabès qui a préféré préserver son anonymat.

« Quand nous n’avons qu’un seul médecin anesthésiste pour près de 400 passages par jour aux urgences, comment fait-on pour opérer ? »

À l’hôpital régional de Gabès, c’est l’omerta. Il faudrait, pour interviewer les médecins, une autorisation directe du Conseil des médecins, qui demande lui-même une autorisation spéciale du conseiller média du ministère de la Santé.

C’est au service des urgences que le docteur Imen Rejeb, chef de service, accepte de répondre aux questions de MEE. Son constat est sans appel, le désengagement des médecins et les erreurs parfois dues au laxisme sont liés à un problème bien plus large : le manque de moyens.

« Oui, je l’admets, parfois il peut y avoir des erreurs liées à l’absence du médecin de garde, par exemple, mais quand nous n’avons qu’un seul médecin anesthésiste pour près de 400 passages par jour aux urgences, comment fait-on pour opérer ? », demande-t-elle.

« Beaucoup tentent de transférer les patients dès qu’il y a une opération à faire et c’est encore le service des urgences qui prend en charge le transfert vers l’hôpital de Sfax ou de Sousse, qui sont à deux voire quatre heures de route. Lorsqu’il s’agit d’une urgence vitale, le patient peut mourir juste pendant ce transfert », conclut Imen Rejeb.

Dr Imen Rejeb (MEE/Lilia Blaise)

Après avoir travaillé dans les hôpitaux de Sfax et de Gabès, elle dénonce aussi l’engorgement des urgences, qui est devenu un vrai problème. Les patients se rendent aux urgences pour un simple mal de tête car la consultation coûte 4 dinars, contrairement aux 20 à 30 dinars en ville.

« Nous avons 110 000 passages par an aux urgences et il y a un manque de coordination entre les médecins des cabinets, ceux des dispensaires qui sont supposés assurer ces consultations et les services d’urgence qui se retrouvent à faire le tri sans arrêt », ajoute-t-elle.

L’exode face au manque de réformes

Face à cette conjoncture, beaucoup de médecins quittent désormais le pays pour s’installer à l’étranger. C’est le cas d’un médecin qui a aussi souhaité parler sous couvert d’anonymat. Diplômé en médecine dans son pays, il a choisi de partir à cause du manque d’opportunités et de la dégradation de l’image de l’hôpital public.

Les urgences de Gabès (MEE/Lilia Blaise)

« Les conditions de travail difficiles – définition des tâches, encombrement des hôpitaux, délais pour l'obtention d'examens complémentaires, manque de médicaments, plateau technique vieillissant et limité, patients de plus en plus revendicateurs et, surtout, tyrannie du personnel paramédical –, la grande disparité de revenus entre le privé et le public [un chirurgien peut gagner en un jour au privé ce qu'il gagne en un mois à l'hôpital], la quasi-absence de challenge scientifique à part pour quelques services de pointe, autant de facteurs qui font qu’aujourd’hui les médecins partent en France, dans les pays du Golfe ou encore au Sénégal et en Allemagne », déclare-t-il.

« Globalement, nous avons des médecins très bien formés mais nous ne sommes pas à la hauteur de nos ambitions en termes de qualité de soins et d’infrastructures, c’est cela qui crée soit l’exode, soit un corporatisme où chacun se défend face à ? des problèmes grandissants », conclue Faouzi Charfi.

Alors que tout le monde s’accorde, même la ministre de la Santé, sur le vide juridique dans lequel se retrouve la profession, les pressions des médecins continuent pour qu’une réelle réforme s’amorce en Tunisie, et que les problèmes structurels soient adressés.

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