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Tunisie : la loi contre les discriminations raciales ne profite pas à ceux qui en ont besoin

La nouvelle loi contre les discriminations raciales est, en pratique, peu utile aux Africains subsahariens. Régulièrement agressés, ils ne peuvent pas porter plainte car obtenir des papiers reste très compliqué
Des Tunisiennes crient des slogans lors d’une manifestation pour protester contre les discriminations et exiger une loi punissant le racisme, en mars 2014 à Tunis (AFP)
Par Stéphanie Pouessel à TUNIS

« C’est un quartier très dangereux où tout le monde, étrangers comme Tunisiens, se fait agresser. » Pascal, étudiant centrafricain, installé depuis cinq mois en Tunisie raconte à Middle East Eye avoir été agressé trois fois sur la route en attendant le bus et s’être fait voler son argent et son téléphone. 

En théorie pourtant, il devrait être protégé. Car en octobre, le Parlement tunisien a voté une loi attendue de longue date, soutenue par des députés, des ministres jusqu’au Premier ministre Youssef Chahed, la société civile et les organisations internationales, criminalisant les propos racistes, l’incitation à la haine et les discriminations, une avancée qualifiée d’« historique » par les associations défendant les minorités.

Manifestation contre le racisme, le 21 mars 2014 à Tunis (AFP)

Sur le papier, « l’incitation à la haine », les « menaces racistes », la « diffusion » et « l'apologie du racisme » ainsi que la « création » ou la « participation à une organisation soutenant de façon claire et répétitive les discriminations » sont désormais passibles d’un à trois ans de prison, et jusqu’à 3 000 dinars (1000 euros) d’amende.

La plonge, le service, la maçonnerie, la garde d’enfants ou le jardinage… dans le grand Tunis, la présence des jeunes Africains subsahariens dans les commerces s’est aujourd’hui normalisée. 

En quelques années, leur profil a part ailleurs évolué : l’étudiant de classe moyenne ou supérieure, ou le fonctionnaire de la Banque africaine du développement (BAD), ont progressivement laissé place à des nouveaux venus aux parcours plus fragmentés, plus provisoires, plus précaires. Et parmi eux, il n’est pas rare de trouver des femmes. 

Leur travail n’est pas déclaré puisqu’ils n’ont ni papiers, ni « autorisation de travail » : ils ne bénéficient donc d’aucune couverture sociale ni peuvent se prévaloir d’un quelconque droit au travail. Pourtant, tous ont pour objectif d’obtenir une carte de séjour et, pour beaucoup, de poursuivre leur chemin en Europe.

Statut précaire

Ces changements se sont accompagnés de plusieurs agressions. En décembre, le président de l’association des étudiants ivoiriens, a été tué dans une attaque au couteau. Une manifestation avait été organisée devant l’ambassade de Côte-d’Ivoire à Tunis et Naounou Herman, secrétaire général de l’Association des Ivoiriens en Tunisiens avait qualifié de crime de « raciste ». 

Des associations comme la sienne se font régulièrement l’écho d’agressions visant des personnes en raison de leur couleur de peau. En août, une femme ivoirienne qui avait réagi à des insultes à Tunis avait été violemment frappée.

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Problème : comme la plupart des Africains subsahariens vivant dans les quartiers populaires sont sans papiers, ils ne peuvent pas faire appel à la police. Et donc la nouvelle loi criminalisant le racisme leur reste hors de portée. 

Selon les récits des personnes que nous avons rencontrées, la police est susceptible de profiter de leur vulnérabilité, notamment du fait qu’ils n’ont pas de carte de résident. 

Contrôlé régulièrement dans la rue, Koffi, Ivoirien arrivé en Tunisie il y a deux ans dans l’espoir d’entamer une carrière de footballeur, se dit régulièrement racketté par la police. « Les policiers menacent de nous déférer devant la police de l’immigration si on refuse de leur donner l’argent que l’on a sur nous », témoigne-t-il à MEE.

Pour les aider, des associations communautaires prennent le relais. Ainsi, l’Assivat Tunis (Association des Ivoiriens actifs de Tunisie), en contrepartie d’une adhésion de 50 dinars (15 euros), octroie une carte et un numéro de téléphone permettant aux jeunes d’être à tout moment défendus lors d’interactions avec la police, un propriétaire ou un patron, etc. 

Préférant ignorer les effets d’annonce du gouvernement – la présidente de l’Instance nationale de lutte contre la traite des personnes, Raoudha Laâbidi, a déploré récemment l’augmentation des cas de traite des personnes en 2018 (780 cas contre 740 en 2017), l’association des Ivoiriens en Tunisie (AIT), dont le président avait été tué en décembre, a de son côté fait campagne pour réunir des biens et de l’argent en vue de secourir des compatriotes victimes d’un incendie à La Marsa.

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