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Législatives en Tunisie : pourquoi si peu de candidats ?

Les candidats à la députation pour les élections du 17 décembre ne sont pas légion. La faute à une loi électorale stricte, au boycott des principaux partis mais aussi à un désenchantement de la part des soutiens du président Kais Saied
Alors qu’en 2019, 15 000 Tunisiens s’étaient présentés aux législatives, ils sont à peine plus de 1 000 cette année (AFP/Fethi Belaid)
Alors qu’en 2019, 15 000 Tunisiens s’étaient présentés aux législatives, ils sont à peine plus de 1 000 cette année (AFP/Fethi Belaid)
Par Mathieu Galtier à TUNIS, Tunisie

Alors que le premier tour des élections législatives en Tunisie se tient dans un peu plus d’un mois, le 17 décembre, on sait déjà le nom de 10 députés et que 7 sièges sur les 161 seront vacants.

Jeudi 3 novembre au soir, l’Instance électorale (ISIE) a dévoilé le détail des candidatures : 1 058 participants, dont 11,5 % de femmes. C’est peu comparé aux quelque 15 000 impétrants de la précédente campagne en 2019.

Sept circonscriptions n’ont aucun candidat et dix en ont un seul. Dans le premier cas, on retrouve sept des dix circonscriptions des Tunisiens de l’étranger. Dans le second, on compte des villes du Grand Tunis pourtant peuplées comme Raoued, La Soukra ou encore l’emblématique La Goulette.

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Le nouveau scrutin uninominal à deux tours ne favorise ni la parité ni la multiplication des candidatures, contrairement à la proportionnelle qui prévalait depuis la révolution.

En outre, les critères stricts de parrainage se sont révélés un obstacle majeur, éliminant de nombreux Tunisiens et Tunisiennes. Les candidats devaient réunir 400 signatures dûment légalisées d’électeurs, dont la moitié de femmes et au moins 25 % de moins de 35 ans.

« Appel à la corruption »

« Obtenir autant de parrainages dans un pays comme l’Allemagne où les Tunisiens sont disséminés un peu partout, c’est difficile. Des ressortissants ont signé pour moi mais n’étaient pas inscrits sur les listes électorales. D’autres étaient réticents à fournir leur copie de passeport pour des raisons de protections des données personnelles », détaille à Middle East Eye Azouz Rebaï, qui n’a réussi à obtenir que 160 paraphes certifiés.

De nouvelles élections devraient avoir lieu dans les deux mois qui suivent le 17 décembre pour tenter de trouver preneur pour ces sièges vacants. 

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Sur le territoire tunisien, la chasse aux signatures s’est révélée compliquée également. Des élus locaux ont déjà été pris la main dans le sac en train d’acheter des parrainages.

« Ces parrainages, c’est un appel à la corruption. Ce sont les personnes influentes économiquement et socialement dans la circonscription qui peuvent remplir ces critères. Nous allons avoir des députés soumis à des intérêts économiques », prédit pour MEE l’essayiste Hatem Nafti.

Malmenés par un président de la République revendiquant sa méfiance envers les corps intermédiaires, les principaux partis politiques appellent à ne pas se rendre aux urnes le 17 décembre.

« Cette fois, nous boycottons », assène Anis Soltani, porte-parole du parti libéral Afek Tounes, la principale formation d’opposition qui avait appelé à voter « non » au référendum constitutionnel du 25 juillet, quand les autres optaient pour le boycott. 

« L’assemblée n’a aucun pouvoir. Même en étant une force d’opposition de l’intérieur, nos députés ne pourraient rien faire. Le président pourrait, par un simple décret-loi, abolir une loi pendant les vacances parlementaires. Nous préférons nous préparer pour l’élection présidentielle. »

« L’assemblée n’a aucun pouvoir. Même en étant une force d’opposition de l’intérieur, nos députés ne pourraient rien faire »

- Anis Soltani, porte-parole de Afek Tounes

Plus surprenant, cette campagne électorale ne suscite guère l’enthousiasme même parmi les partisans de Kais Saied.

Sur le toit de son immeuble, Amira* accueille la jeunesse contestataire du quartier populaire d’Ettadhamen. L’enseignante et ses ouailles comptaient parmi les plus farouches partisans du président.

En décembre 2021, quand Kais Saied avait annoncé le calendrier électoral, il était facile d’imaginer cette terrasse devenir un QG de campagne pour des jeunes avides de prendre part à l’édification de la démocratie horizontale vantée par Kais Saied alors qu’il était candidat à l’élection présidentielle en 2019.

« Kais Saied nous a volé notre 25 juillet 2021 », déplore Amira, amère, en référence au coup de force du président il y a plus d’un an. « Il disait vouloir construire une nouvelle Tunisie. Objectivement, aujourd’hui, on a des pénuries alimentaires, des soins de santé qui se dégradent pour les plus pauvres et des jeunes qui se font arrêter en nombre. Qu’il assume ses responsabilités, mais sans moi maintenant. » 

Des partis toujours en vie

Si Amira refuse aujourd’hui de donner son identité, c’est par crainte des représailles d’une police de plus en plus répressive.

Ettadhamen a ainsi été le théâtre d’affrontements nocturnes entre les habitants du quartier et la police après la mort d’un jeune poursuivi par les forces de l’ordre à la mi-octobre.

Le Mouvement du 25 juillet (créé en soutien aux actions de Kais Saied) est l’un des trois partis avec al-Chaâb (nationaliste arabe) et le Mouvement des patriotes démocrates (gauche) à prendre part officiellement à la campagne.

Pourtant, nombreux sont ces militants à avoir demandé un report du scrutin.

Des manifestants lancent des pierres sur les forces de sécurité à Ettadhamen, le 14 octobre 2022, le jour où un Tunisien de 24 ans est décédé à l’hôpital des suites de blessures subies fin août après un accident lors d’une poursuite policière (AFP/Fethi Belaid)
Des manifestants lancent des pierres sur les forces de sécurité à Ettadhamen, le 14 octobre 2022, le jour où un Tunisien de 24 ans est décédé à l’hôpital des suites de blessures subies fin août après un accident lors d’une poursuite policière (AFP/Fethi Belaid)

Contrairement à Amira et ses amis, ce n’est pas la dérive autoritaire de Kais Saied qu’une partie du Mouvement du 25 juillet dénonce, mais le refus du président à renverser totalement la table.

En 2019, le candidat Kais Saied appelait à la suppression des élections législatives. Le pouvoir central devait être « une synthèse des différentes administrations locales ».

Une vision du bas vers le haut que même les plus fervents partisans de l’ancien enseignant en droit ont dû mal à percevoir.

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Certes, l’Assemblée des représentants du peuple partagera le pouvoir législatif avec un Conseil des régions et des territoires, mais ce dernier se fait encore attendre. Et les partis politiques, qui devaient « disparaître d’eux-mêmes », toujours selon Kais Saied en 2019, sont encore là.

« Il y a eu beaucoup d’appels pour rectifier la loi électorale car le nouveau découpage induit des inégalités entre les circonscriptions [il peut y avoir un rapport de un à cinq quant au nombre de votants entre des circonscriptions qui enverront le même nombre d’élus] et surtout, il n’empêche pas Ennahdha de soutenir indirectement des candidats », explique à MEE Hajri Toumi, militant du Mouvement du 25 juillet.

Selon les observateurs, le parti islamo-conservateur Ennahdha – perçu comme le principal responsable des maux du pays par les partisans de Kais Saied – pourrait en profiter pour placer des hommes qui lui sont proches, car c’est le seul parti tunisien implanté sur tout le territoire.

Un scrutin « favorable aux personnes soutenues politiquement »

Les partis boycotteurs ne peuvent pas afficher leur logo ou financer des campagnes électorales. Mais l’ISIE leur donne le droit d’apporter leur soutien.

Les formations politiques qui ne boycottent pas l’élection peuvent organiser librement des meetings ou soutenir publiquement des candidats, assure-t-on au parti al-Chaâb. Le mouvement de gauche panarabe, qui présentera environ 120 candidats, espère bien jouer un rôle de premier plan à l’assemblée.

Pour l’ONG Al Bawsala, qui milite pour la transparence des politiques publiques, les conditions imposées par la loi électorale et le mode de scrutin favorisent les « personnes soutenues politiquement ou idéologiquement, contrairement à ce que le président de la République a promu sur l’ouverture de la sphère publique à tous les citoyens et citoyennes » et contrairement à son slogan de campagne de 2019 : « Le peuple veut ».

« La majorité des électeurs votera », assure pourtant Hajri Toumi. « Malgré les inconvénients de cette loi, il faut bien un Parlement. »

* Le prénom a été modifié.

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