Tunisie : Nidaa Tounes survivra-t-il à l’été ?
TUNIS – « J’ai toujours soutenu Youssef Chahed et je pense qu’il serait très bien aujourd’hui pour reprendre les rênes du parti, contrairement à Hafedh Caïd Essebsi [HCE] », affirme Lazar Akremi à Middle East Eye. Membre fondateur de Nidaa Tounes, cet ancien ministre de l’Éducation, fait aussi partie de ceux qui ont été écartés du parti dès 2015 par le fils du président de la République.
À l’image de la plupart des cadres et des militants de Nidaa Tounes, il attend une sortie de crise pour son parti. Une crise latente depuis la divulgation, en mars 2017, d’un enregistrement audio d’HCE critiquant Youssef Chahed et « son manque de docilité », qui a depuis éclaté au grand jour, le chef du gouvernement ayant directement accusé le leader du parti d’être à l’origine de la décomposition de Nidaa Tounes, dont le congrès électif est annoncée pour les 29 et 30 septembre.
Mais pour Lazar Akremi, la crise actuelle entre le chef du gouvernement et le directeur exécutif de Nidaa Tounes, Hafedh Caïd Essebsi (HCE), est une aubaine, l’annonce d’un retour prochain des bannis au sein du parti.
Pourtant aujourd’hui, aucun accord ne semble plus possible entre les deux hommes. Depuis plusieurs mois, le fils du président de la République demande à ce que le chef du gouvernement soit limogé, pendant que ce dernier rassemble ses alliés pour éviter un départ à moins d’un an de la prochaine élection présidentielle.
Problème : la confrontation entre les deux hommes s’est déportée sur la crise sociale et économique que traverse le pays : le pacte de Carthage, supposé donner la feuille de route économique pour les prochains mois, a été suspendue.
« De nombreux députés du groupe parlementaire de Nidaa Tounes attendent la voix du président de la République pour prendre position, et son silence actuel laisse place à toutes les interprétations »
- Zied Krichen, rédacteur en chef du quotidien arabophone Le Maghreb
Beaucoup s’interrogent également sur l’avenir politique de Nidaa Tounes et du gouvernement Chahed dont on annonce le remaniement depuis plusieurs mois. « Rien n’est clair, car si Youssef Chahed a marqué quelques points en rassemblant derrière lui, de nombreux députés du groupe parlementaire de Nidaa Tounes attendent la voix du président de la République pour prendre position, et son silence actuel laisse place à toutes les interprétations », souligne à MEE Zied Krichen, rédacteur en chef du quotidien arabophone Le Maghreb.
Un père qui se lasse des guerres de successions dans le parti qu’il a fondé et un fils qui veut à tout prix la tête du chef du gouvernement : la politique tunisienne est devenue depuis quelques mois, un feuilleton aux allures de tragédie grecque.
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Même si pour Hafedh Caïd Essebsi, les élections municipales de mai ne sont pas un échec – de nombreuses listes indépendantes élues sont proches de Nidaa, arrivé en troisième position – les résultats des élections municipales avaient déjà laissé entrevoir les problèmes du parti à rassembler.
Le 16 juin, alors que Nidaa Tounes fêtait ses six ans d’existence, le leader du parti a rappelé dans un post Facebook que Nidaa demeure un « pilier de l’équilibre politique » et réitéré le fait que le parti avait réussi les élections municipales.
Aujourd’hui, le parti arrivera-t-il à se rassembler avant les prochaines élections (la présidentielle et les législatives annoncées pour octobre 2019) ou court-il vers l’implosion ? « Les deux scenarios sont possibles, car beaucoup de gens à Nidaa ne veulent plus de l’actuelle direction et Hafedh Caïd Essebsi ne l’entend pas de cette oreille. Donc on ne sait vraiment comment ça va se passer dans les prochains mois », commente Zied Krichen.
Trois tendances
Désormais, trois tendances s’affirment au sein du parti. Autrefois, les dissensions étaient liées à l’alliance avec Ennahdha et à des guerres d’égos entre les différents aspirants à la direction du parti. Aujourd’hui, c’est l’avenir du parti face à son rival Ennahdha qui mobilise et la personnalité d’Hafedh Caïd Essebsi, gênante pour de nombreux militants.
Le premier courant est représenté par les figures marginalisées mais toujours influentes à l'intérieur du parti, à l’image de Lazar Akremi, proches de l’entourage présidentiel mais en désaccord avec le fils.
« Les dissidents sont nombreux à vouloir revenir en vue du congrès électif qui doit se tenir avant le mois de décembre, même certaines têtes comme Mohsen Marzouk ou encore Ridha Belhaj [ils ont tous deux démissionné et fondé leur propre parti] », affirme-t-il.
Les proches de Mohsen Marzouk démentent toutefois toute velléité de retour de ce dernier, même s’il est très présent dans les négociations autour des accords de Cartage II.
Les détracteurs de Youssef Chahed invoquent le manque d’expérience politique de ce dernier en tant que leader de parti et le conflit d’intérêt à gérer en même temps un gouvernement et un parti
Le 25 juin, Mohsen Marzouk a déclaré qu’il aimerait voir Chahed faire comme l’ancien Premier ministre Habib Essid, s’adresser à l’assemblée pour décider de sa démission. Il a précisé que son parti ne le soutiendrait pas mais soutiendrait un éventuel remaniement.
Des membres comme Lazar Akremi seraient favorable à la tenue d’un congrès électif pour que l’actuelle direction s’en aille et que le parti recommence à zéro avec pour leader Youssef Chahed. Mais les détracteurs de cette tendance invoquent le manque d’expérience politique de Youssef Chahed en tant que leader de parti et le conflit d’intérêt à gérer en même temps un gouvernement et un parti.
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La seconde tendance est incarnée par Hafedh Caïd Essbesi et de ses soutiens, qui valident la tenue d’un congrès électif mais demandent aussi le départ de Youssef Chahed.
Directement accusé par Youssef Chahed d’être à l’origine directe de la destruction du parti, il se dit fréquemment « victime » d’une « campagne de dénigrement » dont les médias tunisiens se délectent. Mais son entourage commence aussi à le lâcher.
« Les députés sont déchirés »
Le groupe de députés à l’assemblée qui fait encore bloc autour de Nidaa Tounes a rendu, le 26 juin, son avis lors d’une commission parlementaire concernant l’évaluation du bilan de Youssef Chahed au gouvernement. Reçus par le Premier ministre, les députés ont exprimé un avis favorable à son maintien et se sont déclarés « partisans de la stabilité politique à la tête du gouvernement ».
Ramzi Ben Khemis, le chef de la commission parlementaire, qui n’est pas partisan de Hafedh Caïd Essebsi, a ajouté que « l’appui à la stabilité politique va de pair avec l’introduction d’améliorations au sein de l’équipe gouvernementale, améliorations qui seront décidées par le chef du gouvernement lui-même et par Nidaa Tounes, le parti auquel il appartient ».
« Il n’y a pas de mot d’ordre du bureau politique, ni de réunion. Il y a surtout beaucoup de pressions et ça ne fait que fragiliser davantage la situation »
- Wafa Makhlouf, députée
« Les députés sont déchirés car ils ne savent pas qui suivre, le groupe parlementaire ou le parti ? Il n’y a pas de mot d’ordre du bureau politique, ni de réunion. Il y a surtout beaucoup de pressions et ça ne fait que fragiliser davantage la situation », explique à MEE la députée Wafa Makhlouf.
Ce groupe de députés représente cette troisième tendance encore assez incertaine sur son camp, et qui ne représente pas tous les militants de la base.
À ces divergences s’ajoutent les conflits ouverts. Mongi Harbaoui, porte-parole officiel de Nidaa Tounes, a par exemple déclaré dans les médias que certains députés de la commission avaient travaillé en solo et que l’avis de la commission n’avait pas été donné en accord avec les organes de décision du parti.
Les propos de Mongi Harbaoui ont été ensuite désavoués par Sofiene Toubel, député pourtant proche de Hafedh Caïd Essebssi. La députée Zohra Drissa également réfuté les propos du porte-parole dans un média tunisien.
Grand silence également du comité restreint de soutien à Hafedh Caïd Essebsi composé de Selma Elloumi et Faouzi Elloumi, Anis Ghedira ou encore Borhen Bsaies.
« La confusion est grande et le parti ressort avec l’image d’un navire sans capitaine, qui ne peut pas gérer les luttes intestines et qui n’a pas vraiment respecté les promesses faites à son électorat. C’est le flou absolu pour 2019. Nidaa restera-t-il associé à Ennahda et deviendra-t-il donc réellement un parti unique conservateur de droite ou bien un parti d’alternance ou d’opposition ? », s’interroge le journaliste, chroniqueur et producteur Elyes Gharbi, sollicité par MEE.
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Si l’alliance entre Ennahdha et Nidaa Tounes au sein du gouvernement est mise à mal par le désaccord autour du sort de Youssef Chahed, dans les négociations autour des élections des maires et des conseils municipaux, aucun mot d’ordre (faire ou pas alliance avec Ennahdha) n’a été donné par Nidaa Tounes à l’échelle nationale.
À Sfax, un maire nahdhaoui a été élu avec le soutien de Nidaa Tounes. Dans d’autres villes, c’est l’inverse. Et à Tunis, le désaccord entre les deux partis sur la présidence a finalement donné lieu à l’élection d’une candidate nahdhaouie Souad Abderrahim.
Pourtant dans l’entretien qu’il avait accordé à MEE, Hafedh semblait vouloir privilégier les alliances avec des listes indépendantes plutôt qu’avec Ennahdha. Une ligne directrice qui ne semble pas voir été mise en application. « C’est vraiment révélateur d’un malaise où les choix politiques nationaux ne sont pas en phase avec les alliances municipales, cela montre qu’il n’y a pas un bloc uni au sein de Nidaa Tounes mais seulement des individualités. Nous sommes dans une situation d’attente ou de calme avant la tempête avec cette crise et le parti n’en sortira pas grandi », ajoute Elyes Gharbi.
Retour de certains et silence présidentiel
Neji Jaloull, ancien ministre de l’Éducation aujourd’hui président de l’Institut tunisien des études stratégiques (ITES), un think tank proche de la présidence, estime qu’il faut arrêter de « diaboliser Hafedh » et commencer à réfléchir à rassembler les militants de Nidaa Tounes autour d’un vrai projet politique.
« Aujourd’hui, les gens ne partent pas forcément à cause d’une personne mais plutôt faute de vision du parti. Ils voient seulement un parti en crise qui a fait une alliance avec les islamistes. Moi, je propose un plan en cinq points autour de la souveraineté alimentaire et économique et un retour à notre ligne idéologique progressiste qui défend une identité tunisienne », déclare-t-il à MEE. Comme beaucoup, il attend le congrès électif tout en affirmant ne pas vouloir briguer le poste de directeur exécutif, mais se dit ouvert à tout rôle dans le parti.
Pendant ce temps, les négociations autour du pacte de Carthage II se font désormais en coulisses entre l’UGTT, la centrale syndicale, encore réticente au maintien de Chahed mais qui s’exprime moins ces derniers jours, et les différents ministères, prêts à faire des concessions sur les privatisations des sociétés étatiques – un des points de litige avec l’UGTT.
Du côté de la Présidence, si Béji Caïd Essebsi est pressé par certains de faire une allocution télévisée, il ne s’exprime plus sur la gestion du parti par son fils. Sa ligne a toujours été la suivante : si la Tunisie est une démocratie, chacun a le droit de faire de la politique, même son propre fils.
Les bruits de couloir laissent entendre que BCE ne briguera pas une candidature pour la prochaine élection présidentielle et que son but est avant tout de laisser sa marque à Carthage, plus que de gérer les atermoiements d’un parti dont il n’est plus le leader
Il ne soutient pas non plus ouvertement Youssef Chahed, qui a su rester dans ses bonnes grâces jusqu’à présent. Le palais de Carthage semble être revenu à son rôle présidentiel, laissant de côté celui d’arbitre.
Avec un rapport de 235 pages publié le 12 juin sur l’état des lieux des libertés individuelles et de l’égalité dans le pays par la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (COLIBE), commanditée par la présidence pour faire ce rapport, le président remet dans le débat l’une de ses priorités de fin de mandat : faire passer l’égalité dans l’héritage qu’il défend depuis son discours du 13 août 2017.
Les bruits de couloir laissent entendre qu’il ne briguera pas une candidature pour la prochaine élection présidentielle et que son but est avant tout de laisser sa marque à Carthage, plus que de gérer les atermoiements d’un parti dont il n’est plus le leader.
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Certains de ses propres conseillers ne soutiennent pas non plus son fils, comme l’a confirmé une dispute publique sur Facebook entre Firas Guefrech et Hafedh sur le fait que le président de la République doive utiliser ou pas l’article 99 de la Constitution, qui permet de demander à l’Assemblée le vote sur le retrait de confiance au gouvernement.
« Reste que pour beaucoup, si Béji Caïd Essebsi ne se présente pas à la présidentielle », prévient Zied Krichen, « Hafedh sera politiquement mort ».
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