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Après le lait et le sucre, les Tunisiens confrontés à la pénurie de carburant

Les tensions sur l’approvisionnement seraient dues, selon les explications officielles, au refus des fournisseurs de l’État tunisien, qui se trouve en grande difficulté financière, de décharger leurs cargaisons tant qu’ils ne sont pas payés
Pour satisfaire tout le monde, certaines stations limitent l’achat de carburant à 30 dinars (environ 9 euros), ce qui ne manque pas de créer des tensions (Twitter)
Pour satisfaire tout le monde, certaines stations limitent l’achat de carburant à 30 dinars (environ 9 euros), ce qui ne manque pas de créer des tensions (Twitter)
Par Ahlem Mimouna à TUNIS, Tunisie

« Alors, tu en as trouvé ? » Voilà la question qui alimentait toutes les discussions des Tunisiens la semaine dernière. En cause : une pénurie de carburants dans les stations-service de la capitale.

L’approvisionnement des stations se poursuit « de manière normale », affirment les autorités, imputant les perturbations à une « ruée » des automobilistes qui remplissent inhabituellement leurs réservoirs, alors que d’ordinaire, ils se contentent d’une dizaine de litres d’essence.

En ce début de semaine, la situation semble toutefois revenir progressivement à la normale.

Traduction : « Des files de voitures qui attendent du carburant. »

« Il est vrai qu’il y a des problèmes d’approvisionnement par bateau... mais le produit est disponible », a déclaré la ministre de l’Énergie, Neila Nouira Gongi, évoquant les « difficultés financières » des sociétés publiques pour payer les importations de carburant.

« Avant, les fournisseurs nous donnaient un mois ou deux pour régler nos factures, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les fournisseurs ne déchargent pas leur cargaison tant que les précédentes n’ont pas été payées », a expliqué la ministre.

La Tunisie, étranglée par une dette supérieure à 100 % de son PIB et incapable d’emprunter sur les marchés internationaux, est en négociation avec le Fonds monétaire international (FMI) pour un prêt d’environ 2 milliards de dollars.

L’inflation en Tunisie a grimpé à 9,1 % en septembre, contre 8,6 % en août. Après des mois de négociations, le FMI est parvenu avec la Tunisie à un accord de prêt de 1,9 milliard de dollars.

« Je ne crois plus personne »

« J’ai demandé une autorisation de sortie au travail, pour pouvoir faire la queue comme tout le monde afin de mettre de l’essence dans ma voiture », témoigne à Middle East Eye Mohamed, qui attend dans une station-service à l’Ariana (Nord) depuis plus d’une heure.

« Il faut bien que je circule, que j’emmène les enfants à l’école ! », s’emporte ce père de famille, qui se considère chanceux car d’autres ont passé plus de trois heures à attendre.

« J’ai cru la ministre quand elle a affirmé aux médias que le carburant était disponible en quantité suffisante. Mais quand j’ai décidé de m’approvisionner, je n’en ai pas trouvé », se plaint aussi Salma, une autre Tunisienne exaspérée par les temps d’attente.

« J’ai déposé mes deux garçons à l’école et je me suis mise à la recherche d’essence d’une station-service à une autre. J’ai dû faire la queue pendant trois heures au milieu d’une foule qui se bagarre. »

Pour satisfaire tout le monde, certaines stations limitent l’achat de carburant à 30 dinars (environ 9 euros), ce qui ne manque pas de créer des tensions.

Sur les réseaux sociaux, les internautes partagent leurs informations sur les pompes où trouver du carburant, des photos d’interminables files de véhicules et de bidons en attente de remplissage (pratique pourtant interdite par la loi), des vidéos de camions de transport de carburant escortés par la police. Et alors que certains se vantent de faire le plein d’essence, d’autres s’estiment heureux de ne pas avoir de véhicule.

Traduction : « Ceci n’est pas un embouteillage, c’est la queue devant une station-service. »

« J’ai pris un jour de congé pour pouvoir mettre de l’essence. J’ai fait la queue dans une première station pendant deux heures et quand mon tour est arrivé, on m’a annoncé qu’il n’y en avait plus. Je me retrouve encore à faire la queue », s’énerve Slim, un conducteur coincé dans la file d’attente de la même station-service de l’Ariana.  

« Depuis lundi [10 octobre], on nous dit qu’il n’y aura plus de problèmes, mais ça dure depuis une semaine ! Je ne crois plus personne », lance à MEE Mustapha, un sexagénaire.

« Depuis une semaine, je me réveille stressé chaque matin à l’idée d’aller chercher du carburant. Comment voulez-vous qu’on circule dans ce pays ? Même les transports publics sont dans un état déplorable ! »

À certains endroits, les files d’attente ont bloqué la circulation et ont nécessité une intervention policière.

Traduction : « Le périple à la recherche de l’essence. »

Dans ce contexte, la panne sèche est parfois inévitable. C’est ainsi que jeudi à 20 h, Jihed, la trentaine, s’est retrouvé, son bidon à la main, à faire la queue dans une station-service à Denden (banlieue ouest de Tunis), avec une dizaine de personnes.

Pourtant, la station est fermée et ses lumières sont éteintes. « La voiture de mon père est tombée en panne sèche, alors j’ai pris mon vélo et j’ai fait le tour des stations dans le quartier, jusqu’à ce que j’arrive ici et qu’on me dise qu’un transporteur allait arriver pour alimenter la station. Cela fera bientôt trois heures que j’attends. »

Il raconte à MEE que son père n’a pas pu, depuis trois jours, se rendre chez sa grand-mère malade, à laquelle il a l’habitude de rendre visite quotidiennement.

« Ces images, on les voyait à la télé dans des pays comme le Liban ! »

« Ces images [de gens avec des bidons à la main], on les voyait à la télé dans des pays comme le Liban ! Jamais je n’aurais cru qu’on allait vivre ça ! », commente une autre personne dans la file avec Jihed.

Tous imputent cette situation à l’État et sa « mauvaise gouvernance ».

« Cette frénésie est due au manque de confiance en l’État. En France, chaque jour, un responsable sort pour parler avec le peuple. Chez nous, personne ne nous parle. Le peuple n’a plus de visibilité. Voilà pourquoi il se rue dans les stations », ajoute une autre personne dans la file.

Traduction : « Soirée sous la pleine lune et à la station… Ambiance de folie… »

Le PDG de la Société nationale de distribution des pétroles (SNDP), Khaled Bettine, a affirmé que l’approvisionnement en carburant allait reprendre mercredi 12 octobre après l’arrivée d’un navire à Bizerte (Nord).

À ce sujet, Neila Nouira Gonji a fini par dire, en fin de semaine dernière, que « la priorité » devait être donnée « à la sécurité énergétique et alimentaire ».

Salouen Smiri, secrétaire général de la Fédération générale du pétrole, a indiqué par ailleurs que les réserves stratégiques en carburant « ne devraient pas dépasser les 10 jours contre les 60 jours habituels ».

D’autres déclarations n’ont pas arrangé les choses.

Questionnée sur les raisons de cette perturbation, la PDG de la Société tunisienne des industries de raffinage (STIR), Fekhta Mehouachi, a imputé la crise au « beau temps qui a poussé les Tunisiens à sortir en masse et donc à consommer plus de carburants ».

En dehors de Tunis, la pénurie touche aussi Sousse (Est) et Nabeul (Nord-Est). Certains Tunisiens racontent être allés jusqu’à Bizerte (à une heure de Tunis) pour s’approvisionner.

Traduction : « Même pour s’immoler, on n’a pas d’essence. »

En plus du carburant, la Tunisie connaît depuis quelques mois une pénurie de plusieurs produits de base. Dans une autre station-service de la capitale, Faycel, un homme d’une cinquantaine d’années, exténué, lance à MEE : « Ça devient habituel en Tunisie. On doit faire la queue pour le sucre, pour le lait, l’eau et maintenant le carburant. »

Lobna, sa femme, rétorque : « Quand on trouve du café, c’est le sucre qui manque. Quand on trouve du sucre, il n’y pas de lait. On est frustrés. On se croirait dans un pays en guerre. »

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