Tunisie : un an après l’attentat contre la garde présidentielle, l’état d’urgence en question
Les images des douze cercueils recouverts du drapeau rouge tunisien et des agents de la Garde présidentielle en larmes avaient ému le monde entier. C’était un 25 novembre 2015 au palais de Carthage à Tunis.
La veille, douze agents de la Garde présidentielle tunisienne, sous-lieutenants, sergents ou même capitaines, avaient trouvé la mort dans un attentat revendiqué par le groupe État islamique (EI). Sur l’avenue Mohamed V, à Tunis, Houssem Abdelli, dit Abou Abdallah al-Tounissi, était monté dans leur bus et avait déclenché sa ceinture d’explosifs.
Cette attentat venait clôturer une année 2015 sanglante : le 26 juin, 39 personnes avaient été tués dans une fusillade sur une plage de Sousse. Le 18 mars, un attentat au musée du Bardo, dans la capitale, avait aussi tué 21 touristes.
Le 24 novembre au soir, les autorités tunisiennes avaient décidé de réactiver l’état d’urgence, depuis, sans cesse renouvelé. Le 15 octobre dernier, le président tunisien Béji Caïd Essebsi a de nouveau prolongé l'état d'urgence pour trois mois (jusqu'à janvier 2017). Une décision qui soulève de plus en plus de questions au sein de la société civile et même chez les politiques, d’autant que même les décideurs le reconnaissent : l’année 2016 a été beaucoup plus calme que 2015.
La dernière attaque de grande ampleur remonte à mars, lorsque des dizaines de combattants armés ont lancé une attaque coordonnée contre des structures des services de sécurité à Ben Guerdane, petite ville de 50 000 habitants, au sud-est tunisien, à la frontière avec la Libye, tuant treize membres des forces de l'ordre. Sept civils avaient également péri.
« La situation sécuritaire est stable. Je dirais que nous ne sommes pas plus menacés que d'autres pays au monde », a affirmé début novembre le chef du gouvernement, Youssef Chahed.
En juillet, l'ex-Premier ministre Habib Essid s'était même réjoui du premier mois de Ramadan sans attaque depuis 2012. « Nous avons énormément investi en équipements militaires et aussi en ressources humaines pour sécuriser le pays », a fait valoir Youssef Chahed.
Plusieurs pays européens (Allemagne, France, Grande-Bretagne) ainsi que les États-Unis ont renforcé leur coopération : mardi soir, le président Béji Caïd Essebsi a ainsi confirmé la présence de 60 à 70 formateurs américains dans le cadre de la surveillance de la frontière libyenne par des drones.
« Des tensions sociales croissantes »
Pourquoi, dans ces conditions, maintenir l'état d'urgence ? « Des éléments terroristes se déplacent toujours dans les montagnes de l'ouest (frontalières de l'Algérie) bien que l'étau se resserre et qu'un certain nombre de leurs dirigeants aient été tués », explique à l'AFP un responsable de la Sécurité sous couvert d'anonymat.
Au début du mois, un militaire a été tué à son domicile dans la région du mont Mghilla, un des principaux repaires des combattants armés en Tunisie. Son assassinat a été revendiqué par l'EI.
« Presque pas une semaine ne passe sans que la police ne démantèle une cellule terroriste ou ne saisisse des armes et des munitions », insiste le même responsable.
Il y a dix jours, cinq caches d'armes dont certaines particulièrement fournies ont été découvertes dans le sud, où un « système d'obstacles » sur la moitié des 500 km de frontière avec la Libye a été érigé.
Ce jeudi, l’agence de presse tunisienne, la TAP, annonçait qu’une cellule terroriste composée de quatre individus avait été démantelée à Kalaat Senan (gouvernorat du Kef).
L'enseignant-chercheur Rafaa Tabib, spécialiste de la Libye, juge nécessaire de maintenir l'état d'urgence « au vu du chaos » dans le pays voisin.
Mais la lutte antiterroriste n'est pas le seul motif derrière le maintien de cette mesure, selon l'analyste Tarek Belhaj Mohamed, qui y voit aussi une conséquence des « tensions sociales croissantes ».
En janvier, en plus de l'état d'urgence, le gouvernement avait décrété plusieurs jours de couvre-feu nocturne en réponse à la plus importante contestation sociale depuis la révolution de 2011, partie du centre défavorisé.
Si bien que le maintien de l'état d'urgence inquiète la société civile mais aussi certains politiques.
Début novembre, dans un témoignage recueilli par Middle East Eye, le député Riadh Jaïdane expliquait avoir lancé une initiative législative visant à réglementer l’état d’urgence en Tunisie, co-signée par dix-huit députés de toutes les sensibilités politiques.
« Chaque décision qui a été prise de prolonger l’état d’urgence est inconstitutionnelle car la nouvelle Constitution, adoptée en janvier 2014 prévoit clairement dans son article 49 que tout limitation des droits et des libertés doit être fixée par une loi, c’est à dire un texte voté par le parlement », avait-il expliqué à Middle East Eye. En d’autres termes, il suffirait qu’une association dépose un recours devant un tribunal administratif pour que l’état d’urgence soit annulé.
A la Ligue tunisienne des droits de l'Homme (LTDH), Messaoud Romdhani relève également que l’état d’urgence « a limité la liberté de nombreuses personnes placées par les services de sécurité sous surveillance administrative pour de simples soupçons ».
Le recours, dans ce cadre, aux assignations à résidence « provoque la stigmatisation de nombreux individus, qui sont dans l'incapacité de poursuivre leurs études ou de se rendre à leur travail », a souligné Human Rights Watch (HRW).
De plus, « ce n'est pas l'état d'urgence qui va en finir avec le phénomène terroriste », juge Messaoud Romdhani. « Les solutions se trouvent dans la résolution des problèmes socio-économiques et dans le développement de l'enseignement et de la culture. »
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