Turquie : la grève de la faim, arme du désespoir
Lundi 22 mai, 3 heures du matin. Ankara, la capitale turque, dort à poings fermés. C’est l’heure choisie par la police pour arrêter, chez eux, Semih Özakça et Nuriye Gülmen. Les deux professeurs sont en grève de la faim depuis 75 jours. La raison de leur arrestation ? La police craignait que leur action ne devienne un « jeûne de la mort » et ne conduise à un mouvement similaire à celui du parc Gezi, qui a fait vaciller le pouvoir il y a quatre ans.
Malgré les tentatives de résistance de leur famille ou de leurs avocats, ils sont placés en détention, puis écroués. Ils sont accusés d'appartenir à une « organisation terroriste », le Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple (DHKP-C), une formation marxiste liée au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) qui est interdite en Turquie, tout comme aux États-Unis et dans l’Union européenne.
Les deux enseignants, l’une professeure de littérature anglaise à l’université, l’autre instituteur, avaient décidé de protester contre la perte de leur poste suite aux purges menées par le gouvernement, après le putsch raté du 15 juillet dernier.
Au fil des jours, la presse, leurs avocats ou leurs soutiens documentaient la lente déliquescence de leurs corps : si au début, ils se rendaient tous les jours devant le monument des droits de l’homme, à Ankara, ils ont dû rapidement porter un masque pour éviter les infections. Puis, ils n’ont pu se déplacer qu’en chaise roulante. Avant de pouvoir à peine quitter leur maison.
« On leur a nié l’accès à la justice, à toutes les voies légales pour protester, indique à Middle East Eye un de leur avocat, Selçuk Kozağaçli. La grève de la faim a été une manière de montrer leur sincérité. »
Culture du martyr
En Turquie aussi, la grève de la faim est utilisée comme une arme politique. « Ça a commencé après le coup d’État de 1980. C’est devenu un des répertoires d’action de l’extrême gauche, et dans une moindre mesure du mouvement kurde », explique à MEE Jean-François Pérouse, directeur de l’Institut français d’études anatolienne (IFEA).
« En Turquie, le sacrifice de soi reste une option dans le combat politique, où la culture du martyr est encore très forte. »
Arrêter de s’alimenter est un processus technique qui nécessite une organisation millimétrée : les militants ingurgitent de l’eau salée, du jus de citron sucré et des vitamines, « pour empêcher les dommages au cerveau », précise Selçuk Kozağaçli.
Le mélange permet de tenir des semaines, voire des mois. Mais n’empêche pas l’issue fatale. En 1996, douze prisonniers ont perdu la vie dans une grève de la faim suivie par plus de 300 détenus. En 2001, lors d’une grève connue comme la plus dévastatrice du pays, plus de 100 personnes – prisonniers et sympathisants – sont mortes et des centaines sont restées handicapées. Certains avaient tenu plus de 200 jours sans manger.
« C’est l’ultime recours. Le répertoire d’action du désespoir, détaille Jean-François Pérouse. Plus le contexte politique est extrême, plus les répertoires d’actions choisis par les mouvements politiques le sont. »
Depuis, des prisonniers organisent sporadiquement des grèves de la faim. Cette année, les prisonniers kurdes ont lancé une grande vague de jeûnes « en alternance » – parfois plus de 30 jours – pour protester contre leurs conditions de détention.
Début avril, Selahattin Demirtaş, le leader du HDP (parti pro-kurde), incarcéré, tout comme les principales figures du parti, pour appartenance ou soutien au PKK, classé comme organisation terroriste, a lui aussi annoncé une grève de la faim pour protester contre ses conditions de détention « inhumaines ». Avant de l’interrompre le soir même, indiquant qu’un dialogue avec l’administration pénitentiaire avait été ouvert.
« L’État ne peut pas les forcer à s’alimenter »
Mais Nuriye Gülmen et Semih Özakça ont fait entrer la grève de la faim dans une autre sorte de combat politique. « C’est inhabituel que des intellectuels fassent la grève de la faim », confirme leur avocat, Selçuk Kozağaçli.
Dans le pays, sur les campus ou dans la rue, il n’était d’ailleurs pas rare de croiser des soutiens, en jeûne « solidaire ». Et cette année, les journalistes européens Gabriele del Grande et Mathias Depardon, retenus en prison par la police turque, ont eux aussi décidé de cesser de s’alimenter pour être entendus par les autorités.
Nuryie Gülmen et Semih continuent leur grève de la faim derrière les barreaux.
« Tant qu’ils ne perdent pas conscience, l’État ne peut pas les forcer à s’alimenter », précise l’avocat Selçuk Kozağaçli.
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Dans une vidéo, diffusée sur les réseaux sociaux, ils se sont déclarés « déterminés » à poursuivre leur « résistance ». Partout en Turquie, les mouvements de protestation contre leur détention ont été sévèrement réprimés.
En 2001, un jeune homme, au bout de son 126e jour de jeûne volontaire, avait déclaré : « Je sais que ma mort est inévitable. Mais je sais aussi qu'elle servira à quelque chose. J'aime la vie, je veux vivre moi aussi, mais dans de telles conditions, ce n'est pas vivre réellement. »
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