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« Plus libre qu’ailleurs » ? L’université franco-turque de Galatasaray

L’université Galatasaray fête cette année les 30 ans de sa création par un accord entre Paris et Ankara. L’établissement francophone est un lieu à part en Turquie, avec plus de libertés, même si le contexte politique s’invite parfois
Sur les 280 professeurs de l’université Galatasaray, 24 sont français, dont 10 universitaires et 14 professeurs de français (Twitter)
Sur les 280 professeurs de l’université Galatasaray, 24 sont français, dont 10 universitaires et 14 professeurs de français (Twitter)
Par Correspondant de MEE à ISTANBUL, Turquie

« C’est un cocon », sourit Ayşe Toy Par, enseignante en communication, en désignant l’université Galatasaray, 4 220 élèves et un statut particulier en Turquie. L’établissement stambouliote a été fondé il y a 30 ans par un accord entre les gouvernements français et turc.

« Je pense qu’on peut parler plus librement de politique ici, on critique le gouvernement sans peur », assure Emre, étudiant et futur préfet, si son ambition se concrétise. Derrière lui, d’énormes porte-conteneurs côtoient les navettes entre les deux rives du Bosphore.

« Je pense qu’on peut parler plus librement de politique ici, on critique le gouvernement sans peur »

- Emre, étudiant

Galatasaray est implantée entre les quartiers d’Ortaköy et Beşiktaş, côté européen. La cafétéria offre une vue imprenable sur toute une partie de la ville et sur le pont des Martyrs du 15-Juillet, baptisé ainsi en hommage aux victimes de la tentative de coup d’État de 2016.

Sena, étudiante en quatrième année, est assise à la terrasse, là où les élèves se détendent entre deux cours. Ici, la jeune fille se sent « plus libre qu’ailleurs » – et nombre d’étudiants et professeurs s’accordent sur ce point.

« Une certaine liberté d’expression »

« En cours, on discute, on pose des questions, on s’interroge, c’est bien », souligne Ruya, étudiante de 22 ans. « Il y a des universités plus strictes », indique-t-elle à Middle East Eye.

D’après Jean-François Polo, recteur adjoint, cette liberté relève de la formation des enseignants, dont beaucoup ont fait leurs études en France. « Ils sont dépositaires d’un certain nombre de valeurs. On apprend aux élèves à avoir un regard critique sur le monde contemporain. Donc oui, Galatasaray a une certaine liberté d’expression. »

Sur les 280 professeurs de l’établissement, 24 sont français, dont 10 universitaires et 14 professeurs de français. Ces derniers exercent lors d’une année préparatoire, au cours de laquelle les étudiants acquièrent un niveau B2, qui correspond à une maîtrise avancée de la langue de Molière.

Deux étudiantes turques discutent sur la terrasse de l’université de Galatasaray, le 5 octobre 2005, dans le centre-ville d’Istanbul (AFP /Cem Türkel)
Deux étudiantes turques discutent sur la terrasse de l’université de Galatasaray, le 5 octobre 2005, dans le centre-ville d’Istanbul (AFP /Cem Türkel)

« Ma prof de français m’a beaucoup aidé à me trouver. Sans Galatasaray, j’aurais mis plus de temps », glisse Mehmet*, un ancien élève désormais chercheur à l’université. Après l’année de prépa, le jeune homme a fait son coming out.

Mehmet se sent en sécurité dans deux endroits, chez lui et à l’université. « Ici, je ne cache pas mon identité », affirme-t-il dans un français parfait. Galatasaray a été la première université turque à se doter d’un club LGBTQI+, le Lion Queer, en 2013, signe de la liberté propre à l’établissement.

Car la pression est forte en Turquie sur la communauté, et cela se ressent au niveau universitaire. À l’Université du Bosphore, l’un des établissements les plus prestigieux de Turquie, les LGBTQI+ ont connu une forte répression après la nomination d’un recteur pro-AKP, le parti présidentiel, en janvier 2021.

Le français en recul

Les élèves de Galatasaray étudient diverses matières comme la communication, les relations internationales ou encore le droit. Environ 20 % d’entre eux proviennent des lycées français de Turquie, dont le lycée Galatasaray. Les autres sont sélectionnés via le concours commun turc, auquel participent trois millions d’élèves. Les épreuves d’admission à cette université publique sont relevées, puisque 80 % des admis ont fini parmi les 5 000 premiers au concours, d’après le recteur adjoint. Les étudiants forment une sorte d’élite francophone.

Plusieurs membres de l’université notent cependant un recul de l’usage du français en cours. « Beaucoup ne voient plus l’intérêt de le parler », regrette Ayşe Toy Par. Souvent, la leçon dévie en turc, par facilité. « Plus de la moitié des profs préfèrent parler turc quand il n’y a pas d’élèves français en classe », remarque Enes, ancien élève.

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Les professeurs venus de France jouent leur rôle, mais depuis 2018, huit postes ont disparu. « Le budget a été maintenu mais le nombre d’enseignants français a baissé à cause de l’inflation », détaille le recteur adjoint à MEE.

Pour Emre, la diminution du nombre de professeurs français est loin d’être un problème. Il est venu pour le prestige de l’université, non pas pour sa dimension francophone. Ruya, elle, trouve d’importantes vertus au français. « Une autre langue sert à avoir une autre perception du monde, c’est une richesse. »

Enes renchérit : « Parler français m’a permis de mieux connaître l’histoire et la culture françaises, donc je préférais prendre des cours avec des profs français. »

Crise politique

Les postes des professeurs français ont été sévèrement menacés récemment, outre les soucis budgétaires. « En septembre 2020, on nous a annoncé qu’on devait rentrer en France si nous n’avions pas notre B2 en turc », explique une universitaire française, en poste depuis plus de dix ans.

La Turquie a exigé ce niveau de maîtrise du turc en riposte à la réforme française des ELCO, enseignement de langue et de culture d’origine, devenus les EILE, enseignements internationaux de langue étrangère. Avec cette mesure, Emmanuel Macron a annoncé en février 2020 que les enseignants étrangers en France devraient désormais avoir un certain niveau en français, et des professeurs turcs sont concernés.

« En période électorale, il y a toujours des tensions. Le souci est de ne pas en provoquer davantage »

- Jean-François Polo, recteur adjoint

« En France, les professeurs et imams travaillent dans des institutions où on ne parle pas turc », remarque Gülsün Güvenli, professeure en faculté de communication à Galatasaray depuis 1994. « Ici, les enseignants français sont dans un établissement francophone. Donc pourquoi on leur demanderait le B2 ? »

Jean-François Polo se montre plus modéré. « Quand on vient enseigner dans un pays étranger, c’est important de faire l’effort d’apprendre la langue du pays hôte. Mais le B2 exige un certain nombre d’heures de cours, il aurait peut-être fallu laisser le temps aux professeurs français d’apprendre le turc. »

La situation est devenue critique en décembre 2020 pour les universitaires français n’ayant pas validé le B2, une fois les 90 jours de leur visa touristique écoulés. « On s’est retrouvés sans papiers », détaille une des universitaires françaises dont la demande de visa n’avait pas abouti. On devait faire très attention, on ne pouvait pas sortir d’Istanbul. C’était une prison à ciel ouvert. »

À l’été 2021, les permis de séjour ont finalement été accordés.

Une université turque avant tout

La crise du B2 s’inscrivait dans un contexte de tension entre la France et la Turquie, où l’université Galatasaray a en quelque sorte servi de fusible. « La période était très compliquée », admet Hervé Magro, l’ambassadeur français en Turquie, interrogé par MEE. « Galatasaray reste sur le territoire turc, et dépend des politiques menées par le gouvernement turc. »

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Si l’accord de 1992 a été signé conjointement par les deux gouvernements, l’implication de Paris et Ankara reste déséquilibrée. La France gère le financement des professeurs français sur place, tandis que la Turquie s’occupe du reste, soit la majeure partie.

« Le 50-50 dans la gouvernance de l’université est impossible, ce ne serait pas logique », appuie Bayram Balci, chercheur et spécialiste de la Turquie.

L’approche de l’échéance de l’élection présidentielle turque, programmée en juin 2023, se fait en outre ressentir dans l’enceinte de l’université. « Tout le monde en parle », confie Onur, assis sur les marches de l’établissement.

Le recteur adjoint sait qu’il marche sur des œufs. « En période électorale, il y a toujours des tensions. Le souci est de ne pas en provoquer davantage. » Notamment pour éviter une crise similaire à celle de 2016, quand des universitaires de Galatasaray avaient signé un appel à la paix dans le Sud-Est de la Turquie, en proie à des affrontements entre l’armée turque et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).

L’une des signataires, Gülsün Güvenli, avait d’abord écopé de quinze mois de prison avec sursis, avant d’être acquittée. « Ça m’a beaucoup découragée dans mon travail, surtout pour faire de la recherche académique », confie-t-elle à MEE.

Une échéance importante au printemps 2023

Lors des procès liés à la pétition, les liens de Galatasaray avec la France n’ont pu suffire à protéger les professeurs. « Une intervention serait considérée comme de l’ingérence, et contre-productive », remarque Bayram Balci.

Le climat actuel turc, avec de nombreuses arrestations d’opposants, n’épargne pas les universitaires de Galatasaray. « On a un poids sur le dos qui nous empêche de faire notre métier avec enthousiasme », déplore Ayşe Toy Par.

« On a un poids sur le dos qui nous empêche de faire notre métier avec enthousiasme »

- Ayşe Toy Par, enseignante

Malgré la relative liberté de parole pendant les cours, les enseignants se savent sur le fil. « Il y a toujours un risque qu’un élève enregistre ce qui se dit en classe », rapporte une enseignante turque. Les sujets des Kurdes, des LGBTQI+ et liés à la religion restent particulièrement sensibles.

À Galatasaray, le recteur adjoint est français, nommé par le Quai d’Orsay. Le recteur est turc, choisi par le président Recep Tayyip Erdoğan. Il en nommera un nouveau au printemps 2023. Le recteur actuel, sans être conservateur, « mène l’affaire », selon Bayram Balci.

« En fonction de l’orientation politique du prochain, peut-être que je prendrai ma retraite », affirme une enseignante turque. L’ambassadeur comme le recteur adjoint, eux, préfèrent ne pas anticiper l’échéance. En Turquie, tout peut aller très vite. Même pour un établissement franco-turc.

* Le prénom a été modifié pour conserver l’anonymat de la personne.

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