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Turquie : vivre avec la censure au temps d’Internet

Depuis plusieurs années, le gouvernement turc bloque la consultation de nombreux sites Internet. Pour contourner la censure, les Turcs ont appris, non sans humour, à utiliser tout une foule d'outils numériques
Le gouvernement turc a renforcé la censure sur Internet depuis la tentative de coup d’État des 15 et 16 juillet 2016 (AFP)

Istanbul, TURQUIE – Des friandises pour fêter la censure : au beau milieu de la rédaction stambouliote du site Sendika.org, Murat, le photographe, a déposé une grande boîte d’éclairs au chocolat. « C’est la 40e fois qu’on est bloqués ! Il fallait célébrer ça ! » s’exclame-t-il. Le site d’informations pour lequel il travaille est régulièrement censuré par le gouvernement. Mais à chaque fois, la rédaction ouvre un site miroir : même contenu, mais avec une adresse légèrement différente. De sendika.org, ils sont donc passés à www.sendika1.org, puis www.sendika2.org… ainsi de suite, jusqu’au numéro 40.

« La première fois qu’on nous a censurés, c’était il y a deux ans, raconte à Middle East Eye le rédacteur en chef, Ali Ergin Demirhan. Pendant la campagne du référendum [sur les amendements constitutionnels, qui a duré jusqu'au 16 avril], c’était quotidien. Sauf le week-end. »

Depuis, le site est régulièrement interdit par les autorités. « Certains jours, ils ‘’oublient’’. Sur Twitter, nos lecteurs en rigolent et demandent au gouvernement s’il dort », raconte Murat.

Ce jeu du chat et de la souris pourrait prêter à sourire s’il ne résumait pas le contrôle que tente d’exercer le gouvernement sur les réseaux numériques. Cent quarante-neuf sites d’information ont déjà été fermés depuis la tentative de coup d’État des 15 et 16 juillet 2016.

Et les journalistes ne sont pas les seules victimes de cette cure de silence. Craigslist, Booking, sites d’opposition… en tout, « 120 000 sites Internet et 90 000 URLs sont bloqués en Turquie, résume le juriste Yaman Akdeniz, spécialiste des libertés numériques. Presque tous les sites anti-gouvernementaux et les sites d’information kurdes sont également bloqués ».

Vivre sans Wikipedia

Dernière victime en date : l’encyclopédie en ligne Wikipedia. Toutes ses versions sont désormais bannies dans le pays. Raison officielle : certains articles feraient le parallèle entre la Turquie et des groupes « extrémistes », allégations qui « nuiraient à la respectabilité et à la réputation » de l'État turc. Certains pensent également que les commentaires défavorables à Recep Tayyip Erdoğan sur la page Wikipedia du président après sa victoire contestée au référendum du 16 avril pourrait aussi en être la raison. Faute de pouvoir censurer les articles en question, le gouvernement a opté pour un blocage total.

Conséquence : quand on essaie de se connecter, la fenêtre Internet tourne en boucle et finit sur une page d’erreur. « Le blocage est une grave atteinte à notre accès à l’information et à la liberté d’expression », s’insurge Yaman Akdeniz.

D‘autant plus qu'il peut avoir des répercussions dans les moindres détails de la vie quotidienne. « C’est super difficile de préparer des exposés avec les enfants maintenant ! », se plaint une mère de famille, quand une photographe se surprend elle-même : « Je clique machinalement dessus pour préparer des dossiers et je m’aperçois que c’est bloqué ! Je ne me rendais pas compte que j’utilisais autant Wikipedia ! ».

Traduction : « Confirmé : toutes les éditions de l'encyclopédie #Wikipedia en ligne sont bloquées en Turqie à partir de 8 h 00. »

Ce n’est pas la première fois que les Turcs doivent apprendre à mixer accès à Internet et censure. Youtube a été interdit pendant plusieurs années, tandis que, lors d’attaques terroristes, les réseaux sont considérablement ralentis – quand ils ne sont pas coupés. « Mais c’était n’importe quoi. On a vu en direct à la télévision des journalistes qui tweetaient en utilisant des connexions sécurisées », sourit Efecan, un jeune Turc de 28 ans, qui se remémore la soirée du 15 au 16 juillet 2016, lorsque, pendant la tentative de coup d'État, même le président Erdoğan était apparu en direct à la télévision depuis Facebook time.

Experts en VPN

« Les blocages peuvent servir à masquer de graves violations des droits de l'homme sur le terrain. Par exemple, il y a eu des inquiétudes après les pannes d'Internet régionales dans le sud-est de la Turquie au moment de l'arrestation de leaders politiques kurdes », indique à MEE Alp Toker, le fondateur de Turkey Blocks, un site qui tente de recenser les blocages en temps réel. Un gros travail pour cette petite équipe – quatre personnes – récemment récompensée par un Award de la liberté d'expression.

Alp Toker a eu l'idée de fonder son site lors des attentats d'Ankara, en octobre 2015. Là, juste après les explosions, les réseaux sociaux ont été ralentis. « Les gens n'ont pas pu s'informer correctement sur ce qu'il se passait, rappelle-t-il. Or, il ne peut pas y avoir de démocratie sans une presse libre. Et il ne peut pas non plus y avoir de presse libre sans un Internet libre. »

Les jeunes Turcs ont alors appris au fil du temps à utiliser Internet de façon détounée. Pour beaucoup, utiliser un VPN (réseau privé virtuel, qui permet de se géolocaliser ailleurs qu’en Turquie) sur son téléphone ou son ordinateur est devenu un réflexe. Opera, Holà, ZenMate, Hotschield, etc., les « bons VPN » s’échangent comme les bons plans.

« Ça fait quatre ans que je les utilise. J'ai découvert leur utilisation avec la censure. Depuis, j'en ai un sur mon ordinateur et un sur mon téléphone », explique Ozan, trentenaire stambouliote.

Efecan a lui aussi acquis une petite expertise : « J’en utilise depuis que j’ai un ordinateur. Ça fait au moins dix ans. En fait, je n’arrive même pas à imaginer une vie sans », indique le jeune homme, qui connaît aussi par cœur l’adresse des DNS publics [serveurs qui permettent de changer son adresse IP] de Google. Ceux-ci étaient d’ailleurs taggués sur les murs d'Istanbul durant les événements de Gezi, en 2013, pour permettre aux manifestants d'accéder aux informations.

Parfois, l'utilisation de ces contournements est devenue tellement naturelle que la censure se fait oublier. « Je me demande encore pourquoi j’ai posté mon annonce sur Craigslist alors que c’est interdit. C’était un réflexe », soupire Can (prénom d’emprunt), qui cherche un colocataire.

Casse-tête

Pourtant « utiliser un VPN n’est pas naturel pour tout le monde », souligne le juriste Yaman Akdeniz. Avec deux autres confrères, il a déposé un recours devant le conseil constitutionnel turc contre l’interdiction de Wikipedia. Il n’exclut pas d’aller devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). « Wikipedia a perdu 85 % de son trafic en Turquie. Cela veut dire que tout le monde n’utilise pas – ou ne sait pas utiliser – un VPN », rappelle-t-il.

« Utiliser Tor [un réseau informatique qui permet de naviguer anonymement] ou un VPN est légal mais ce n'est pas la solution idéale, renchérit Alp Toker. Ils nécessitent une bonne connaissance technique et souvent des autorisations administratives. La grande majorité de la population n'y a pas accès. Par ailleurs, notre rapport de décembre 2016 montre que des mesures ont été prises pour bloquer plusieurs de ces outils en Turquie ». Le gouvernement a en effet tenté d'interdire l'usage de Tor et des dix VPN les plus populaires dans le pays cet hiver.

Traduction : « Les usagers aussi ont des droits ! Les professeurs de droit @cyberrights & @KeremALTIPARMAK ont déposé un recours auprès de la Cour constitutionnelle au sujet de l'interdiction de Wikipedia. » 

Un casse-tête difficile à démêler. « Nous organisons des sessions de formation pour apprendre aux militants à communiquer de façon sécurisée. Le b.a.-ba, c’est de mettre un mot de passe pour ouvrir ses appareils électroniques et d’en changer régulièrement. Mais à partir du moment où on utilise un ordinateur ou un téléphone, de toute façon, on peut être espionné. Il n’y a pas de solution miracle », rappelle Ali Ergin Demirhan, de Sendika.org.

Et trop se protéger peut aussi mener en prison. L’emploi de la messagerie sécurisée Bylock, utilisée par les réseaux gülenistes, soupçonnés par le gouvernement d’être à l’origine de la tentative de coup d’État, est désormais devenu un argument à charge utilisé par les tribunaux.

Alors beaucoup préfèrent se noyer dans la masse. « Je n’utilise ni Tor, ni Signal, précise une jeune avocate. Et je n’utilise un VPN que lorsque c’est indispensable. »

« Aujourd’hui, la seule chose qui peut nous rassurer, c’est qu’ils ne peuvent pas surveiller tout le monde », note Ali Ergin Demirhan, qui a été placé six jours en détention la semaine dernière pour « organisation de protestations sur les réseaux sociaux visant à montrer le résultat du référendum comme illégitime ». Son ordinateur et son téléphone portable ont été saisis.

« Mais même si je suis mis en prison, d’autres prendront le relais. Et nous continuerons toujours à créer de nouvelles versions de notre site. » Il sourit : « Nous ne nous lasserons pas. La résistance, c'est ça qui nous rend plus forts. »

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