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Un survivant des « lionceaux du califat » se bat pour sauver d’autres yézidis forcés de rejoindre l’EI

Sufian, un adolescent qui a échappé à l’État islamique, a été incapable de sauver son petit frère mais continue de se battre pour faire revenir les yézidis endoctrinés par le groupe
Rachid, le père de Sufian, montre une photo de son autre fils, Perwesh, qui combat toujours pour l’EI (MEE/Afshin Ismaeli)
Par Tom Westcott à PROVINCE DE NINIVE, Irak

Assis en tailleur sur le sol de son humble maison, les béquilles sur lesquelles il doit désormais s’appuyer posées contre le mur, Sufian tient son téléphone. Une ancienne photo d’école s’affiche sur l’écran : celle de son petit frère, Perwesh, âgé de 16 ans.

Sufian est un ancien « lionceau du califat », un membre de la communauté religieuse des yézidis d’Irak contraint de combattre dans les rangs de l’État islamique (EI). Perwesh, lui, se bat toujours avec le groupe.

« Il a été tellement affecté par le lavage de cerveau de l’EI qu’il est totalement radicalisé et endoctriné par la mentalité de l’EI », déclare Sufian, 18 ans.

« Pour être honnête, j’avais peur de lui. Imaginez, j’avais peur de mon petit frère, mais de nombreux yézidis conditionnés par l’EI ont tué leurs propres frères s’ils refusaient de se convertir. »

Lorsque l’EI a conquis le nord de l’Irak en 2014, Sufian et Perwesh comptaient parmi les milliers de membres de la minorité religieuse des yézidis qui ont été enlevés dans la ville de Sinjar et ses environs.

Les femmes sont devenues des esclaves sexuelles et les jeunes garçons comme Sufian ont été endoctrinés avec l’interprétation stricte de l’islam adoptée par l’EI et entraînés au combat.

La dernière fois que Sufian a vu Perwesh, c’était début 2017, sur une ligne de front près de la frontière irakienne avec la Syrie.

« Nous n’avions qu’une demi-heure ensemble mais nous ne pouvions pas parler de notre famille parce qu’il pensait que tous les yézidis étaient des kâfir [infidèles]. Il m’a exhorté à ne pas tenter de m’échapper », rapporte Sufian.

« Nous n’étions que des enfants »

Sufian avait déjà tenté d’échapper à l’EI en 2015, avec un petit groupe d’amis yézidis. Mais ils furent capturés, emprisonnés et torturés.

« Ils nous ont beaucoup frappés, surtout au niveau des pieds, et nous ont accusés d’être des espions. Je ne pouvais pas me tenir debout à cause de la douleur. J’avais 15 ans. Nous n’étions que des enfants et nous étions terrifiés », se souvient Sufian.

« Nous n’avions qu’une demi-heure ensemble mais nous ne pouvions pas parler de notre famille parce qu’il pensait que tous les yézidis étaient des infidèles »

- Sufian, ancien captif de l'EI

L’EI avait décidé de les tuer mais un émir de Mossoul est intervenu et, à la place, les a soumis à un an d’endoctrinement intense avant de les envoyer dans un camp d’entraînement situé dans la province de Hama, en Syrie, raconte Sufian.

Là-bas, l’adolescent et ses amis ont été entraînés par des commandants ouzbeks, russes, tchétchènes et kurdes-iraniens. Les garçons subissaient quatre heures d’entraînement physique éreintant chaque matin à partir de 5 heures. Après le petit déjeuner, ils s’exerçaient à l’usage de diverses armes et après le déjeuner, on leur enseignait la stratégie militaire.

« Ils m’ont totalement lavé le cerveau. Je me suis converti à l’islam, je priais cinq fois par jour », poursuit-il, précisant qu’il se sentait alors très fragile sur le plan psychologique.

« Certains yézidis ont mémorisé tout le Coran, d’autres sont devenus des kamikazes. L’un de mes amis proches a suivi six mois de formation aux explosifs et a fabriqué des bombes pour l’EI. »

Le père de Sufian, Rashid, qui participe à la conversation, se penche alors en avant. Deux garçons de leur famille élargie ont été kamikazes pendant la bataille de Mossoul, dit-il calmement.

Rashid, agriculteur, indique à MEE qu’il a douze enfants, avant de se corriger. « J’en ai treize, mais l’un d’entre eux est toujours avec l’EI », précise-t-il. « C’est encore pire pour nos voisins, ils ont toujours vingt membres de leur famille avec l’EI. »

Deux des jeunes cousins de Sufian sont également encore aux mains de l’EI.

Un « mort vivant »

Après son entraînement, Sufian a été envoyé sur le front dans la province syrienne de Deir ez-Zor.

« En tant que combattant de l’EI, vous mourez cent fois par jour. On vit chaque jour comme un mort-vivant », décrit-il.

Au sein de la Katiba Shingal (Brigade de Sinjar), dans laquelle chaque position militaire était occupée par quatre combattants de l’EI et deux yézidis, il a participé à trois batailles majeures avant d’être blessé par une frappe aérienne sur une ligne de front à la frontière.

Même si sa jambe cassée n’était pas une blessure grave en soi, sans hôpital en activité dans la zone désertique, la plaie s’est noircie et gangrenée. Sa blessure a empiré de jour en jour, forçant l’EI à l’aider à se faire soigner.

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L’EI lui a fabriqué une fausse carte d’identité syrienne et deux combattants du groupe l’ont conduit dans un hôpital syro-kurde de la ville de Hassaké, dans le nord-est du pays. À l’hôpital, les membres de l’EI se sont présentés comme des civils, prétendant, face au personnel, que Sufian avait été blessé lors d’une frappe aérienne.

« J’avais besoin de toute urgence d’une transfusion sanguine, mais l’hôpital n’avait pas de sang, alors ils ont envoyé les deux membres de l’EI chercher du sang quelque part », raconte Sufian.

« Et puis un commandant du PKK [Parti des travailleurs du Kurdistan, qui combat l’État islamique en Syrie] est venu me parler et je lui ai dit en kurde que j’étais un captif yézidi et que les gars qui m’accompagnaient appartenaient à l’EI. »

Le combattant du PKK a donné son sang pour le sauver et ses forces « se sont occupées » des deux combattants de l’EI à leur retour. Sufian dit ne pas savoir ce qui leur est arrivé.

Après un mois d’hospitalisation au cours duquel sa jambe gangrenée a dû être amputée au niveau de la cuisse, Sufian a été arrêté par les Forces démocratiques syriennes (FDS) à majorité kurde et emprisonné pendant 34 jours.

Son père lui a rendu visite en prison, avec des photos de son enfance et une preuve de son identité, et il est finalement retourné en Irak au mois de mars.

Déradicaliser les autres yézidis

Depuis son évasion de l’EI, Sufian s’emploie à déradicaliser d’autres yézidis contraints de se battre pour l’EI en Syrie.

Jusqu’à présent, il a réussi à déradicaliser quatorze garçons et à les ramener chez eux, déclare-t-il. L’ami yézidi qu’il a aidé dernièrement a été exfiltré clandestinement d’Irak il y a un peu plus d’un mois.

« J’espère que la communauté internationale aidera à sauver les yézidis qui sont toujours avec l’EI et qu’elle comprendra également qu’ils ont été forcés à se battre avec l’EI et qu’ils ne sont pas comme les vrais membres de l’EI », remarque Sufian.

Le processus de déradicalisation des garçons yézidis qui ont été forcés de rejoindre les rangs de l’EI peut prendre entre un mois et demi et deux mois, ajoute-t-il.

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La première étape consiste à contacter les garçons sur WhatsApp, où ils échangent des messages en arabe, étant donné que de nombreux yézidis, forcés par l’État islamique de ne parler que l’arabe, ont oublié leur langue maternelle kurde ou l’ont rejetée en tant que langue kâfir.

Bien que de nombreux yézidis ayant été contraints de se battre pour l’État islamique se trouvent sur certaines des dernières lignes de front les plus dangereuses, Sufian pense que le processus visant à établir la confiance avec eux ne doit pas être précipité.

Surtout, Sufian explique aux garçons yézidis asservis qu’il est la preuve vivante que l’une des principales menaces de l’EI – qui est utilisée pour les garder au sein du groupe – est un mensonge. Les dirigeants de l’EI disent en effet aux garçons que tout yézidi converti à l’islam et combattant avec l’EI sera, dans le pire des cas, tué par le gouvernement irakien, qui condamne régulièrement à mort d’anciens combattants de l’EI. Au mieux, affirment les membres du groupe, les yézidis rentrant chez eux seront rejetés et bannis par leur propre communauté.

Sufian dit aux garçons qu’il a été bien accueilli dans sa famille et dans son pays d’origine et qu’il est respecté au sein de sa communauté – et qu’ils peuvent l’être aussi.

Pour Shereen Shingal, une jeune femme qui aide à faire sortir clandestinement de Syrie des yézidis réduits en esclavage, Sufian est d’une grande aide. « Sufian a fait un travail remarquable et nous a beaucoup aidés car il avait été déplacé dans différents endroits. Il savait donc où se trouvaient de nombreux yézidis. Il parle à beaucoup de nos garçons qui se trouvent actuellement dans les rangs de l’EI et les aide à changer leur état d’esprit. »

Après l’EI, une nouvelle vie de peur

Malgré ses efforts, Sufian n’a pas été en mesure de déradicaliser son propre frère et les membres de sa famille disent ne pas savoir s’ils reverront Perwesh un jour.

« J’ai aussi essayé de parler à mon frère, mais c’est sans espoir. Il est totalement conditionné », déplore Sufian, qui confie également que bien qu’il ait été accueilli les bras ouverts après son évasion de l’EI, s’adapter à la vie normale n’a pas été facile.

« Je n’ai rien fait depuis mon retour. Il n’y a rien à faire. En fait, j’ai peur de faire quoi que ce soit ou d’aller où que ce soit parce qu’il y a des espions de l’EI partout. »

Une organisation internationale basée au Kurdistan irakien lui a fait une prothèse. Mais à part cela, Sufian dit n’avoir reçu aucune aide ou soutien psychologique et que personne ne lui a jamais parlé de sa propre déradicalisation.

« Cela peut être dangereux pour lui de sortir. Il a aidé beaucoup de ses amis au sein de l’EI et ce travail de déradicalisation lui fait courir de grands risques »

- Rashid, le père de Sufian

La famille de Sufian fait tout ce qui est en son pouvoir pour l’aider à s’adapter à la vie civile, mais il est toujours recherché par l’EI.

L’une des principales routes en direction du sud de la ville de Baaj, dans le nord de l’Irak, où le calife autoproclamé Abou Bakr al-Baghdadi a fait son premier appel à rejoindre l’EI, se trouve à proximité de la maison de la famille.

« Il est en grand danger. Nous ne le laissons jamais sortir tard car l’EI a des espions partout », déclare son père.

Un jour, un émir de l’État islamique a appelé Rashid, affirmant qu’ils avaient tenté de faire sortir son fils de l’hôpital de Hassaké mais qu’ils n’avaient pas réussi à pénétrer la sécurité des FDS. L’émir l’a averti que l’EI voulait récupérer Sufian.

« Cela peut être dangereux pour lui de sortir », indique Rashid. « Il a aidé beaucoup de ses amis au sein de l’EI et ce travail de déradicalisation lui fait courir de grands risques. »

Pour Rashid, le seul endroit sûr pour son fils, c’est à l’étranger, et c’est un sentiment partagé par Sufian : « Pour être honnête, aujourd’hui, je veux juste quitter l’Irak. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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