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Une lettre d’amour à mon père : offrir la lecture aux prisonniers de Tunisie

La peine d’emprisonnement que son père a vécue donne à Lina Ben Mhenni la motivation pour apporter des livres aux détenus dans les prisons tunisiennes, où la littérature religieuse nourrit le militantisme
La blogueuse tunisienne Lina Ben Mhenni apporte des milliers de livres aux prisonniers à travers la Tunisie

Des photos de livres au papier jauni apparaissent brièvement sur l’écran du projecteur pendant que Lina Ben Mhenni s’adresse à la foule de jeunes filles qui s’est rassemblée devant elle au centre culturel American Corner de Tunis.

« Ce sont les livres de mon père en prison. Ses amis les ont signés et les lui ont donnés en cadeau », explique-t-elle. Refoulant ses émotions, Ben Mhenni partage l’histoire des sept années d’emprisonnement de son père, arrêté pour activisme politique.

Normalement, sa confiance naturelle la guide facilement lors d’une présentation. Cependant, à seulement quelques centimètres devant elle est assis son père, l’homme dont elle raconte l’histoire. Parler de l’expérience traumatisante vécue par son père alors que ce dernier est assis dans le public la ramène à la case départ. Après quelques instants, elle prend une profonde inspiration et poursuit son discours au sujet de sa dernière initiative, inspirée par son père.

Lina en compagnie de son père lors d’une projection de film dans la prison de Mornaguia (avec l’aimable autorisation de Lina Ben Mhenni)

La « Collecte de livres pour les bibliothèques des prisons tunisiennes »

La « Collecte de livres pour les bibliothèques des prisons tunisiennes », qui vise à apporter autant de différents types de livres que possible dans les différentes prisons à travers la Tunisie, a été imaginée par Lina Ben Mhenni, auteure du blog renommé « A Tunisian Girl », et de son père Sadok. L’objectif est à la fois de lutter contre la radicalisation des détenus et d’apporter quelques moments de plaisir aux prisonniers coincés derrière les barreaux.

Depuis le lancement du projet, le 11 février, Ben Mhenni s’est rendue dans différents centres culturels, des bibliothèques et des écoles pour présenter sa nouvelle campagne de bienfaisance.

Son objectif est de collecter 15 000 livres aux quatre coins du pays afin de les remettre à des prisons à travers la Tunisie. Pour Lina Ben Mhenni, cette cause est très importante, étant donné que la lecture de livres était l’un des principaux passe-temps de son père lorsqu’il purgeait sa peine de prison. Les livres étaient interdits dans les prisons avant qu’il n’entame une grève de la faim avec un groupe d’amis codétenus pour que leurs familles soient autorisées à en apporter.

Sadok chérit toujours les livres qu’il a lus en prison et les conserve dans son étagère. Dans un sens, Lina Ben Mhenni a grandi entourée de livres, qui ont aidé son père à survivre en tant que dissident politique dans une prison tunisienne.

Nous nous rencontrons dans un café discret dans un coin de rue tranquille de Tunis, non loin de l’agitation du centre-ville. Elle est accompagnée de son petit ami, qui lui tient la main par intermittence tout au long de l’interview.

« J’ai pu me débarrasser de mes gardes du corps pour la journée », me dit-elle en esquissant un sourire. Lorsque je lui demande pourquoi elle pense qu’elle est si controversée, elle répond : « Parce que je suis une femme indépendante, parce que j’exprime mes opinions dans les bulletins d’information et dans des conférences. Cela dérange certaines personnes. »

Une conscience politique dès son plus jeune âge

L’histoire de son activisme a commencé avant sa naissance. « Mon père a été emprisonné avant que ma mère m’ait mise au monde ; j’ai donc grandi avec lui à la maison lorsqu’il avait déjà purgé ses sept années de prison », raconte Lina Ben Mhenni à Middle East Eye.

Après avoir été libéré, il est resté actif sur le plan politique. Dans sa jeunesse, Lina Ben Mhenni a appris de l’exemple de son père. « Alors que la plupart des autres enfants regardaient des dessins animés, je regardais les informations avec mon père », poursuit-elle.

Quelques-uns des amis du père de Lina qui étaient en prison en même temps que lui pour leur activisme de gauche (avec l’aimable autorisation de Lina Ben Mhenni)

« J’ai fait toutes mes études en Tunisie et en 2007, j’ai commencé à bloguer. Je critiquais ouvertement l’ordre établi », raconte-t-elle.

En 2008, des manifestations ont éclaté dans le gouvernorat minier de Gafsa en raison du népotisme perçu par certains en faveur de nouveaux employés. Lina Ben Mhenni a blogué au sujet de ce mouvement de protestation sous son propre nom. « C’était la première fois que le gouvernement censurait mes publications », se souvient-elle.

Elle a continué de bloguer et a développé des liens étroits avec d’autres membres de la communauté des blogueurs. En mai 2010, elle a planifié avec d’autres blogueurs une manifestation dans le centre de Tunis pour dénoncer la censure. Moins d’une semaine avant la date prévue, des assaillants inconnus ont fait irruption dans la maison des Ben Mhenni. « Ils ont tout détruit sur leur passage. Le message était clair : quelqu’un voulait me faire taire. »

La révolution

Malgré la menace, Lina Ben Mhenni et ses collègues blogueurs ont mené à bien leur projet de protestation. Quelques mois plus tard, Mohamed Bouazizi s’est immolé par le feu et des manifestations ont éclaté à nouveau dans une ville négligée au cœur de la Tunisie.

Dans un environnement de censure abondante, Lina Ben Mhenni a veillé à diffuser le message du mécontentement tunisien à travers les médias du monde entier. Le 25 décembre, elle a organisé une manifestation devant le siège de l’Union générale tunisienne du travail à Tunis. Une fois l’année 2010 terminée et au début de la nouvelle année, Ben Mhenni s’est rendue à Kasserine pour couvrir les manifestations à travers la ville. Elle était l’une des rares sources médiatiques indépendantes à avoir couvert les manifestations et le massacre finalement subi par les manifestants.

Ce travail a bâti sa renommée et a fait d’elle un porte-étendard des valeurs de la révolution tunisienne, telles que les droits de l’homme et la dignité humaine. Elle a même été nommée pour le prix Nobel de la paix en 2011. Dans le même temps, ses actions l’ont également placée dans la ligne de mire d’individus aux idées plus néfastes.

« Numéro 1 sur une liste de personnes à tuer »

Les hommes politiques de gauche Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi ont été tués respectivement en février et en juillet 2013. Si leurs assassins sont toujours en liberté, les analystes de la sécurité attribuent toutefois leur mort à Ansar al-Charia, un groupe militant qui dispose d’éléments à travers l’Afrique du Nord.

Seulement une semaine après la mort de Brahmi, la police a frappé à la porte de Lina Ben Mhenni pour l’informer qu’il lui faudrait désormais une protection armée 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Ils l’ont informée qu’elle était « numéro 1 sur une liste de personnes à tuer » et que « des plans [avaient] déjà été élaborés » en vue de son assassinat.

Bien qu’elle soit venue sans ses gardes du corps pour me rencontrer dans le café, Ben Mhenni explique qu’« [elle] les [a] toujours 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 ». Cependant, si ses actions passées ont pu déranger certaines personnes, son action actuelle n’a pratiquement recueilli que des éloges, non seulement des Tunisiens mais aussi de personnes du monde entier. Son organisation a déjà reçu 6 000 livres, dont une importante cargaison de livres donnée depuis l’étranger par un Suisse.

Elle a présenté son projet de bienfaisance sur Dubai TV, tandis que sa publication initiale sur Facebook à propos de cette idée a été largement diffusée. La seule critique mineure qu’elle a reçue provenait de certaines personnes qui estiment que les livres devraient être donnés d’abord aux hôpitaux et aux écoles. Mais pour Lina Ben Mhenni, les prisons sont la priorité absolue.

« J’ai visité les prisons et tous les livres qu’ils ont sont des livres religieux fondamentalistes, explique-t-elle à Middle East Eye. Il n’y a pas de littérature, de philosophie ou de non-fiction. »

Les prisons de toute la Tunisie sont bel et bien équipées de livres, tandis que les prisonniers reçoivent une liste des livres disponibles et peuvent choisir ce qu’ils souhaitent lire. Toutefois, les options sont limitées. « Nous acceptons tous les livres, quels que soient la langue et le genre, poursuit-elle. Les détenus pourront ainsi choisir ceux qu’ils aimeront et ceux qu’ils préféreront. »

Des amis du père de Lina pendant son séjour en prison (avec l’aimable autorisation de Lina Ben Mhenni)

Des communautés de détenus surpeuplées et mixtes

Lina Ben Mhenni identifie deux problèmes majeurs au sujet des prisons tunisiennes. « Tout d’abord, elles sont extrêmement surpeuplées et sont à 200 % de leur capacité, explique-t-elle. En outre, ils mélangent les prisonniers. Quelqu’un qui s’essaie une fois au cannabis peut se retrouver dans la même cellule que quelqu’un qui a voyagé en Syrie pour combattre dans les rangs de l’État islamique. »

Ce second point est particulièrement pertinent au vu de ce que la Tunisie traverse actuellement. Bien qu’elle soit devenue un peu moins sévère, la législation tunisienne en matière de consommation et de possession de cannabis est particulièrement stricte.

Auparavant, les primo-délinquants recevaient une peine d’un an d’emprisonnement et une amende de 1 000 dinars tunisiens (environ 430 dollars), une peine appelée localement « un an et une Vespa ». Cette loi a été transformée en une politique en trois temps.

Pourtant, de nombreux jeunes, hommes et femmes, qui ne sont que des criminels mineurs, sont toujours emprisonnés. Une fois derrière les barreaux, ils sont mêlés à des salafistes radicaux et à des membres d’organisations militantes. Même s’ils choisissent de rester éloignés de ce genre de personnes, les seules lectures auxquelles ils ont accès sont de type fondamentaliste religieux.

Lorsque je lui demande si elle avait des amis auparavant « normaux » qui sont allés en prison avant de partir en Syrie pour rejoindre l’État islamique, elle marque une pause, puis raconte : « Vous connaissez le rappeur tunisien Emino ? Je correspondais avec lui avant qu’il aille en prison. Il était complètement normal. » Interrogée au sujet de ce qui lui est arrivé ensuite, elle poursuit : « Ensuite, il a échoué à un test de dépistage de drogue et a été envoyé en prison. Une fois libéré, il était devenu une personne totalement différente. Il a commencé à m’envoyer des messages pour critiquer les vêtements que je portais et m’a dit que je n’agissais pas de façon appropriée. J’ai dû le bloquer suite à cela. » Emino s’est plus tard rendu en Syrie, où il a rejoint l’État islamique. Aucune des personnes auxquelles j’ai parlé ne sait s’il est en vie ou non.

Ben Mhenni croit que son action de bienfaisance peut cibler spécifiquement ce groupe de jeunes hommes relativement inoffensifs qui sont emprisonnés pour des infractions mineures et les aider à conserver une vision plus modérée de la vie. On pourrait supposer que sans la législation draconienne en matière de drogue en Tunisie, Emino aurait pu ne jamais se radicaliser. Mais la réalité est que ces lois existent et qu’en attendant leur amendement, des activistes tels que Lina Ben Mhenni recherchent des solutions. Accroître la popularité des livres plus traditionnels auprès des prisonniers est considéré par beaucoup comme un pas significatif dans la bonne direction.

Quelles chances de succès ?

D’après les statistiques du HCDH sur les prisons tunisiennes, 55 % des prisonniers ont entre 18 et 29 ans, 50 % ont terminé l’école primaire et plus de 50 % sont emprisonnés pour des infractions relatives à la drogue. Face à ces chiffres, quelques conclusions peuvent être tirées. Les prisonniers sont pour la plupart jeunes et peu instruits, ce qui les rend particulièrement influençables face aux lignes de pensée tant modérées que radicales.

Heureusement pour Lina Ben Mhenni et son projet de bienfaisance, 50 % de la population carcérale a appris à lire au moins au stade de l’école primaire, tandis que les autres sont encore plus avancés. Par conséquent, la plupart des détenus peuvent réellement améliorer leur niveau d’alphabétisation à travers le programme. Avec seulement 4 % de prisonniers analphabètes, les chances de succès sont élevées.

Lina Ben Mhenni estime que parmi les livres donnés, environ 50 % seraient en français, 30 % seraient en anglais et 20 % seraient en arabe. Selon les estimations, plus de 60 % de la population tunisienne parle français. La moitié des journaux du pays sont en français, tandis que les autres sont en arabe. Les élèves de l’école publique apprennent l’anglais à partir de la cinquième année de primaire. L’anglais gagne de plus en plus en popularité mais l’arabe et le français demeurent les langues dominantes.

Lorsque je lui demande pourquoi tant de livres donnés sont en français, Lina explique que cela est lié au fait que « les personnes qui ont donné les livres lisent en français. Si vous inspectez ma bibliothèque ou celle de mes parents, vous verrez que la plupart des livres sont en français. Je pense qu’il y a beaucoup de Tunisiens qui préfèrent lire en français. »

Une petite sélection des livres qui ont été recueillis pour le projet (avec l’aimable autorisation de Lina Ben Mhenni)

Lina Ben Mhenni nourrit de grands espoirs quant au succès de ce projet. Dans la mesure où plus de 50 % des détenus sont emprisonnés pour des infractions relatives à la drogue, principalement de nature relativement mineure, et puisque les délinquants ont encore toute la vie devant eux, elle pense que le programme de « Collecte de livres pour les bibliothèques des prisons tunisiennes » a de bonnes chances de les aider à se remettre sur les rails.

« Nous avons organisé la projection d’un film marocain présenté l’an dernier au festival du film de Carthage et ils étaient très enthousiastes à ce sujet. Ils n’ont pas arrêté de poser des questions au sujet des autres films, me raconte-t-elle. Pour la projection, nous avons choisi plus particulièrement des jeunes et des délinquants auteurs d’infractions relatives à la drogue parce que nous pensons que c’est avec eux que nous pouvons réaliser le meilleur travail. »

Lors de ses visites dans différentes prisons à travers la Tunisie, elle a été impressionnée par le nombre de détenus qui étaient au courant de ce qui se passait à l’extérieur. « Ils ont au moins une télévision dans chaque cellule et sont autorisés à regarder des séries et des programmes d’information pré-examinés à des moments déterminés », ce qui représente une amélioration.

Entre pessimisme à court terme et espoir sur le long terme

Lina Ben Mhenni s’efforce de changer les choses étape par étape en Tunisie. Elle est fière des succès rencontrés jusqu’à présent par son œuvre de bienfaisance et espère continuer à apporter des changements progressifs mais significatifs dans la façon dont les détenus sont traités. Concernant sa vision globale de la Tunisie post-révolution, elle essaie de relativiser les choses.

« Je suis tout à fait pessimiste à court terme mais optimiste sur le long terme, confie-t-elle à MEE. Je suis très fière de la révolution. Nous avons apporté tant de changements que tout le monde ne peut pas voir, car ces derniers sont généralement intangibles. Mais nous devons encore fournir de véritables efforts en vue de futurs changements positifs. Ce n’est là qu’une étape dans cette direction. »


Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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