Vingt ans de peine : un village libanais encore sous le choc du « massacre » israélien
CANA, Liban – Au sommet d’une colline surplombant la terre historique de Galilée, dans une ville où Jésus aurait transformé l’eau en vin, se dresse le squelette d’un char israélien intact. Derrière lui, une église en ruines, l’intérieur totalement détruit. Le sol est encore jonché de restes de verre brisé, de morceaux de tissu brûlés, de pièces rouillées d’artillerie et de poteaux en bois qui soutenaient autrefois le toit.
Un monument commémoratif simple et linéaire faisant face à la route adjacente porte les noms des 106 personnes qui ont perdu la vie en l’espace de cinq minutes il y a vingt ans, lorsqu’Israël a bombardé le quartier général du bataillon fidjien de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL) – un acte qui est entré dans l’histoire comme le massacre de Cana.
À cette époque, plus de 800 civils étaient dans le complexe, y cherchant refuge contre l’opération israélienne « Raisins de la colère » – une attaque contre le sud du Liban menée par Israël durant seize jours avec l’intention déclarée d’écraser le Hezbollah.
Jamil (Jimmy) Salame (49 ans), père de trois enfants, était à l’intérieur lorsque les bombes ont commencé à tomber lors de cet avril sanglant.
Claudiquant fortement d’une jambe, Salame trotte vers les visiteurs qui franchissent le seuil du mémorial. En tant que portier auto-proclamé, il passe tous les jours de la semaine à raconter aux visiteurs l’histoire qu’il répète depuis vingt ans.
« Chaque jour, à la radio, nous entendions parler d’un autre village bombardé par Israël, tant de gens de la région sont venus à Cana pour trouver un abri dans le complexe des Nations unies », explique Salame, qui travaillait à l’époque comme homme à tout faire pour le bataillon fidjien.
« Il était un peu avant 14 heures le jeudi lorsque nous avons entendu les bombardements se rapprocher de plus en plus. Nous savions tous qu’Israël bombarderait Cana, mais nous pensions que nos familles seraient en sécurité à l’intérieur du complexe de l’ONU. »
Cela s’est avéré terriblement faux.
« Je ne voyais que feu et sang. J’ai vu des cadavres et des blessés – il manquait à certains une jambe, un bras, un œil », se remémore-t-il.
Dans une pochette attachée autour de sa taille, il conserve encore la preuve de ce qu’il a vu, montrant à volonté les images vieillissantes qu’il a réussi à prendre le jour du massacre. Salame confie que, malgré le choc et la douleur causée par les éclats d’obus qui lui ont traversé le bras et la jambe, il savait qu’il devait immortaliser ce qu’il voyait pour qu’un jour le monde sache ce qu’il s’est produit ici.
Tandis qu’il parcourt l’album photo, les images de corps déchiquetés ou gisant sans vie sur le sol maculé de sang illustrent nettement l’ampleur des destructions.
« Je vois encore les événements se dérouler devant mes yeux comme si c’était l’instant présent », affirme Jamil Salame. « J’ai ces images à l’esprit tous les jours depuis vingt ans. »
Pour lui, le complexe de l’ONU était une deuxième maison. Son père a abandonné sa famille quand il était encore en bas âge, laissant sa mère subvenir aux besoins de quatre enfants.
Il a commencé à travailler comme homme à tout faire pour le bataillon fidjien à l’âge de 20 ans afin d’aider sa famille et a rapidement noué une relation étroite avec les troupes internationales qui ont été mandatées en 1978 pour surveiller la paix entre Israël et le Liban après l’invasion israélienne suite à une série de raids menés par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP).
« J’ai appris l’anglais avec eux, mot après mot, et ils m’ont donné de la nourriture pour ma famille », raconte-t-il. « Ils étaient comme mes frères. »
Alors qu’il ne sait ni lire ni écrire l’anglais ou l’arabe, Salame a d’autres outils pour préserver le souvenir de ces événements.
« Je veux dire à tout le monde ce qui est arrivé ici parce que personne n’en parle dans les autres pays », dit-il. « Ils disent que le bombardement a duré seize jours, mais pour nous chaque jour donnait l’impression de durer un an. Je veux que chacun sache ce qu’Israël a fait, on ne doit pas l’oublier. »
Un village détruit
Les officiers israéliens affirment que le bombardement a été causé par une erreur informatique alors qu’ils tentaient de cibler les combattants du Hezbollah tirant à proximité de la base fidjienne.
L’enquête technique menée par l’ONU a cependant conclu qu’il était « peu probable que le bombardement du complexe des Nations unies soit le résultat de grossières erreurs techniques et/ou de procédure. »
Contrairement aux dénégations répétées des responsables israéliens, une vidéo a confirmé la présence de deux hélicoptères et d’un drone au-dessus de la zone de Cana avant l’attaque, ce qui semble contredire l’assertion d’Israël affirmant ignorer la présence de civils dans le camp de l’ONU.
À la grande colère des habitants, le rapport d’enquête de l’ONU ainsi que la vidéo ont été tout d’abord dissimulés en raison des fortes pressions politiques des États-Unis et d’Israël. Cependant, ils ont été rapidement divulgués à The Independent par la FINUL, suscitant une indignation générale.
En 2005, un groupe de survivants a déposé une plainte devant un tribunal américain contre l’ancien chef d’état-major de l’armée israélienne Moshe Ya’alon. Le tribunal américain a rejeté la plainte, affirmant que Ya’alon avait droit à l’immunité en vertu de la Loi relative à l’immunité de la souveraineté étrangère.
La détresse liée aux cent vies perdues dans une communauté très soudée combinée aux frustrations face à leur incapacité à obtenir justice auprès de la communauté internationale font que vingt ans après les blessures guérissent lentement et qu’un grand nombre de proches des victimes ne réussissent toujours pas à tourner la page.
Le traumatisme s’est encore aggravé quand, il y a dix ans, Israël a de nouveau déclenché une guerre contre le Hezbollah, dévastant une grande partie du sud du Liban. Cana a été frappé une fois de plus et 28 personnes ont été tuées par une frappe aérienne le 30 juillet 2006.
« Tout le monde ici fait sa part du travail », explique Imad Sbeity, un habitant de Cana. « Certains nettoient le mémorial, d’autres conduisent les bus de touristes, et ainsi de suite. »
Jamil Salame officie en tant que guide touristique bénévole depuis des années, vivant des pourboires des visiteurs, et affirme que peu importe à quel point les temps peuvent être difficiles, il continuera à faire son travail. Il estime qu’il est important de répéter aux gens les horreurs qui se sont produites dans le village, lequel reste une destination touristique pour les fidèles qui croient que Jésus a accompli son premier miracle ici.
« Il a trois enfants et ne reçoit pas de salaire de la municipalité, tout ce qu’il fait est du bénévolat », a déclaré Imad Sbeity à MEE.
Beaucoup de survivants – dont certains ont perdu plus d’un proche – continuent à se rassembler au cimetière chaque semaine pour pleurer leurs morts.
Mais peu ont perdu autant que Sadallah Balhas. L’attaque israélienne de 1996 a tué 31 membres de sa famille et lui a aussi coûté un œil. Avant de mourir il y a quelques années, il était connu pour le pendentif avec les photos de ses proches décédés qu’il portait et son action en tant qu’élément moteur à l’origine du procès intenté contre Ya’alon.
« Ce n’est pas quelque chose que quelqu’un peut oublier ni, si j’ose dire, voudrait oublier », déclare Nicholas Blanford, un journaliste qui a été témoin des suites immédiates du bombardement et qui a écrit récemment un article pour en marquer le 20e anniversaire.
« Je pense qu’il y aura toujours un lien entre ceux qui ont vécu le massacre, que ce soit les survivants civils, les troupes de la FINUL ou les journalistes.
« Ce que je vis ce jour-là a été l’expérience la plus pénible et traumatisante que j’ai vécue. J’avais du mal à entrer dans des boucheries parce que l’odeur de sang et de viande fraîche me ramenait tout droit à Cana », ajoute-t-il.
Les souvenirs étaient tellement éprouvants que Blanford rapporte que, pendant des années, il a regardé une vidéo du massacre à chaque anniversaire.
« Ce n’étaient pas les images qui me bouleversaient – les images étaient toujours présentes à mon esprit. Ce sont les sons – les cris, les pleurs, c’est cela qui me touchait le plus et me ramenait à Cana », dit-il.
Tandis que Jamil Salame verrouille la porte du mémorial derrière lui à la fin de la journée, il confie qu’il n’oubliera jamais les tragédies qui ont frappé son petit, mais ancien, village.
« Nous ne pouvons pas changer ce qui est arrivé », dit-il. « La seule chose à faire est d’empêcher que nos histoires ne soient pas entendues. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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