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Au Yémen, des pêcheurs font fortune en trouvant du « vomi de baleine »

Un énorme morceau d’ambre gris, matière précieuse utilisée dans la fabrication des parfums de luxe, a été trouvé dans le corps d’un grand cachalot au large d’Aden, apportant la richesse à tout un village
Des pêcheurs yéménites photographiés près des 120 kg d’ambre gris qu’ils ont trouvés dans le corps d’un grand cachalot (réseaux sociaux)
Par Correspondant de MEE à ADEN, Yémen

Être pêcheur est devenu presque impossible au Yémen depuis le déclenchement de la guerre il y a six ans.

Partir en mer peut être dangereux en raison des tensions entre belligérants, tandis que de nombreuses zones maritimes sont devenues des zones interdites, affectant les revenus de milliers de Yéménites.

Dans la province méridionale d’Aden, les restrictions sont plus souples, ce qui attire les pêcheurs déplacés de côtes plus dangereuses comme Hodeida. Mais le travail est rare, tout comme les équipements ou les bateaux, et, bien souvent, les Yéménites qui possédaient autrefois leurs propres embarcations rejoignent maintenant des parties de pêche plus importantes pour partager les coûts – mais aussi les prises.

Un jour de février cependant, un groupe de pêcheurs du village d’al-Khaisah, dont certains ont été déplacés d’Hodeida par la guerre, ont pris la mer pour ce qui allait s’avérer une pêche des plus rentables, une de celles capables de changer toute une vie.

Les pêcheurs sont en effet tombés sur un cadavre géant de cachalot, qui contenait un gigantesque morceau d’ambre gris, une substance rare surnommée « or flottant » ou encore « trésor de la mer ».

Baleine Yémen

« Lorsque les pêcheurs sont passés devant ce gros poisson mort, un pêcheur déplacé de Hodeida a crié aux autres qu’il s’agissait d’un cachalot », raconte Abdulrahman*, l’un des hommes présents, à Middle East Eye.

« Les pêcheurs d’Hodeida ont de l’expérience dans la reconnaissance des grands cachalots. Nous avons croisé ce même poisson mort plus d’une fois, sans y prêter attention, car la mer est pleine de poissons morts. Mais l’expérience du pêcheur d’Hodeida a fait la différence. »

L’ambre gris est une masse solide de matière consommée par les cachalots qui pousse dans leurs intestins sur plusieurs années. Également connu sous le nom de « vomi de baleine », il serait parfois régurgité mais, le plus souvent, passerait à travers le système digestif avant d’être éjecté dans les excréments. Moins de 5 % des cachalots morts contiennent de l’ambre gris.

Bien que les humains l’utilisent depuis un millénaire, l’origine de ce mystère de la nature n’a été connue qu’au XIXe siècle, lorsque des baleiniers ont réalisé qu’il provenait d’une seule source : les cachalots.

Lorsqu’elle est extraite, cette curieuse substance semblable à de la roche a une odeur répugnante, qui se transforme en un musc beaucoup plus sucré en séchant. Cette matière est incroyablement précieuse : une huile est extraite de l’ambre gris pour prolonger la durée des parfums et n’est utilisée que pour les fragrances les plus onéreuses.

Un morceau d’ambre gris (musée national d’histoire américaine, Smithsonian Institution)
Un morceau d’ambre gris (musée national d’histoire américaine, Smithsonian Institution)

L’utilisation de l’ambre gris n’a cependant pas toujours été limitée au parfum. Il y a des siècles, les Arabes employaient des chameaux spécialement dressés pour le chercher et utilisaient l’ambre gris dans la composition de médicaments pour le cœur, le cerveau et les sens.

Ils s’en servaient également comme aphrodisiaque, une propriété dont Nostradamus et beaucoup d’autres à travers l’histoire l’ont cru doté.

Une pêche d’1,5 million de dollars

Au cours de toutes ses années de pêche, Abdulrahman n’avait jamais trouvé d’ambre gris. Il dit être probablement passé à côté de cachalots flottant dans l’eau mais sans jamais les reconnaître, étant seulement à la recherche de poissons vivants.

« Le pêcheur déplacé était dans un bateau avec d’autres, un autre groupe se trouvait dans une embarcation à proximité, mais ils ne pouvaient pas ramener seuls la baleine morte sur la côte », se souvient Abdulrahman.

« Ils ont alors demandé à neuf bateaux de les aider et ils ont ramené la baleine morte sur une plage au large de la montagne de Shamsan, à Aden », ajoute-t-il.

À midi ce jour-là, les pêcheurs ont commencé à trancher la carcasse de l’animal. Ils ont trouvé de la graisse, des tripes et des os… puis, enfin, le précieux ambre gris qui allait changer leur vie.

« Plus de cent pêcheurs ont aidé à amener le cachalot sur la côte, à l’ouvrir, puis à monter la garde et à vendre l’ambre gris »

- Abdulrahman, pêcheur

« Plus de cent pêcheurs ont aidé à amener le cachalot sur la côte, à l’ouvrir, puis à monter la garde et à vendre l’ambre gris », poursuit Abdulrahman.

Pour éviter tout différend, les pêcheurs se sont mis d’accord sur le pourcentage qui reviendrait à chacun avant de vendre l’ambre gris. Ils l’ont ensuite vendu pour 1,3 milliard de rials yéménites, soit environ 1,5 million de dollars au marché noir.

L’ambre gris pesait 127 kg et les pêcheurs l’ont vendu à un négociant des Émirats arabes unis, Abdulrahman agissant en tant que négociateur.

« Toutes les familles d’al-Khaisah étaient heureuses, car elles ont toutes tiré un peu d’argent de la vente de l’ambre gris », explique Abdulrahman. « Certains pêcheurs ont obtenu 30 millions, d’autres moins, d’autres plus, et même les gardiens ont reçu 250 000 rials chacun. Chacun a reçu de l’argent en fonction de son rôle. »

Partage du trésor

Dans une période aussi difficile de l’histoire du Yémen, où les deux tiers des 30 millions d’habitants dépendent de l’aide humanitaire et où au moins 230 000 personnes ont été tuées dans le conflit, les bonnes nouvelles sont rares.

Mais la découverte de l’ambre gris transformera la vie des habitants d’al-Khaisah, village d’un millier de familles situé dans le district d’al-Buraiqa, au sud de la ville d’Aden.

« Les pêcheurs ont donné de l’argent aux nécessiteux du village dans un acte de charité pour l’amour de Dieu. Tout s’est bien passé et la charité a rendu plus heureux les habitants du village », commente Abdulrahman.

Selon lui, la plupart des pêcheurs ayant participé à l’opération n’ont pas leurs propres bateaux et ont du mal à joindre les deux bouts et à faire vivre leurs familles.

« Trente millions de rials yéménites suffisent de nos jours pour construire une maison et se marier, et c’est à cela que la majorité des pêcheurs dépensent leur argent. »

Abdulrahman lui-même est pêcheur depuis son enfance. C’est une vie qu’il apprécie, il aime passer du temps sur les mers chaudes du Yémen avec ses amis.

Mais la découverte de l’ambre gris a laissé un goût amer à d’autres pêcheurs, qui déplorent que le poisson qu’ils attrapent vaille tellement moins que la précieuse substance du cachalot.

« Nous pouvons vendre du poisson pour environ 1 million de rials dans les meilleurs cas. Nous en dépensons une partie en carburant et location de bateaux, et nous partageons le reste », précise-t-il.

« Mais l’ambre gris a été vendu pour une quantité énorme, alors les pêcheurs sont frustrés par le peu de revenus qu’ils tirent de la vente de poisson. »

Une crique de pêcheurs à Sirah, province d’Aden, dans le sud du Yémen (MEE)
Une crique de pêcheurs à Sirah, province d’Aden, dans le sud du Yémen (MEE)

Gaber* n’a pas eu la chance d’être parmi les pêcheurs qui ont trouvé l’ambre gris, mais ces derniers lui ont quand même donné de l’argent.

« Les pêcheurs sont partis en mer et la situation était très difficile, alors ils ont prié Dieu de les aider et il a accepté leurs prières car tout à coup, ils ont trouvé le cachalot », déclare-t-il.

Le pêcheur souligne que beaucoup d’hommes ont des enfants à leur charge et que d’autres n’ont pas assez d’argent pour se marier et fonder une famille, de sorte que la vente d’ambre gris va alléger leurs souffrances.

« Nous avons hérité ce travail de nos grands-pères et nous ne pouvons pas vivre loin de la mer »

- Gaber, pêcheur

« Les habitants du village étaient tous heureux pour les pêcheurs et nous avons essayé de les aider de toutes les manières possibles. Lorsqu’ils ont vendu l’ambre gris, ils nous ont aidés en nous donnant de l’argent ou des médicaments », ajoute-t-il.

La plupart des pêcheurs d’al-Khaisah appartiennent à la même famille élargie et tout le monde a reçu de l’aide.

« Tous les habitants d’al-Khaisah travaillent comme pêcheurs, et même ceux qui ont d’autres emplois vont pêcher dans leur temps libre », explique-t-il. « Nous avons hérité ce travail de nos grands-pères et nous ne pouvons pas vivre loin de la mer. »

Même les pêcheurs qui ont trouvé l’ambre gris sont restés à al-Khaisah et partent toujours en mer chaque jour avec leurs collègues.

La mer est imprévisible

Saeed Morie, un pêcheur déplacé de Hodeida, a été abasourdi quand il a entendu parler de l’ambre gris. Il est ravi que certains de ses collègues aient fait fortune et trouvé un moyen de sortir de la souffrance que vivent tant de Yéménites.

Un pêcheur vend un homard à Sirah, dans la province d’Aden, dans le sud du Yémen (MEE)
Un pêcheur vend un homard à Sirah, dans la province d’Aden, dans le sud du Yémen (MEE)

« La mer est imprévisible. Nous prions Dieu et parfois nous avons assez de poisson. Mais parfois non. C’est selon ce que Dieu nous donne », déclare-t-il à MEE.

« Les pêcheurs qui trouvent des cachalots sont les plus chanceux, car ils peuvent quitter la vie de manœuvres au service d’autres personnes et devenir les propriétaires de leurs propres bateaux, embauchant eux-mêmes des marins. »

Saeed Morie connaît certains des hommes qui ont découvert l’ambre gris et affirme que leur vie a changé d’une manière dont ils ne pouvaient que rêver.

« J’en connais qui possèdent maintenant des bateaux après avoir vendu l’ambre gris. Mais je connais aussi des pêcheurs qui ont perdu leur bateau et même leur vie en mer parce que le vent est imprévisible. Travailler comme pêcheur, c’est l’aventure, pour le meilleur ou pour le pire. »

* Le prénom a été changé à la demande de la personne interviewée.

Traduit de l’anglais (original).

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