Comment l’impasse chypriote sert les intérêts britanniques
La présence de Boris Johnson aux brèves négociations sur l’unification de Chypre la semaine dernière en Suisse devait davantage aux intérêts stratégiques de la Grande-Bretagne qu’à ses obligations historiques envers l’île méditerranéenne divisée, selon les analystes.
Bien que la réunion entre les représentants chypriotes turcs et grecs et les responsables d’Athènes et d’Ankara à Genève se soit terminée jeudi dernier sans que la plupart des observateurs notent de grands de progrès dans la résolution de ce problème qui persiste depuis des dizaines d’années, le secrétaire britannique aux Affaires étrangères semble avoir une opinion plus positive des événements.
« Je me réjouis des progrès réels accomplis ces derniers jours en vue d’une solution à la crise chypriote, en particulier sur la sécurité future d’une Chypre unie », a-t-il déclaré.
Mais comme l’a souligné Ayla Gürel, de la branche chypriote de l’Institut de Recherche pour la Paix d’Oslo (PRIO), en ce qui concerne les intérêts britanniques, le débat sur la sécurité ne concernait pas seulement la sécurité future du peuple chypriote de part et d’autre de la « ligne verte » qui sépare la République turque de Chypre du Nord de la République de Chypre, État membre de l’UE.
« Chypre est un pays stratégique important et des bases britanniques se trouvent sur l’île », a déclaré Gürel à Middle East Eye. « La Grande-Bretagne tente de faire profil bas. Elle n’a pas d’opinions bien arrêtées sur une solution tant que personne ne touche à ses bases. »
Conservées lorsque Chypre a obtenu son indépendance de la Grande-Bretagne en 1960, ces bases et installations militaires font partie des « bases souveraines » (Sovereign Base Areas) – un territoire britannique d’outre-mer.
Récemment, elles ont joué un rôle crucial dans la lutte internationale contre le groupe État islamique en Syrie et en Irak et contribuent à ECHELON, un réseau mondial d’espionnage dirigé par la Grande-Bretagne et les États-Unis qui a été révélé par Edward Snowden, le lanceur d’alerte qui a dévoilé des informations détaillées sur les opérations de surveillance de l’Agence de sécurité nationale américaine (NSA) en 2013.
Possédant le même statut que Gibraltar ou les îles Malouines, les bases souveraines comportent des villes et des villages abritant environ 10 000 Chypriotes, dont beaucoup avaient fui lorsque la Turquie envahit et occupa l’île en 1974.
Le gouvernement britannique affirme être prêt à céder près de la moitié de ses bases souveraines si les deux parties parviennent à un accord, bien que le ministère des Affaires étrangères ait assuré à MEE que la remise des terres n’aurait pas d’incidence sur les fonctions militaires des bases.
« Cette offre n’empêchera pas le personnel militaire sur les bases de mener son travail vital pour promouvoir notre sécurité et celle de la région élargie », a promis un porte-parole.
« Les bases souveraines mènent une série d’activités prioritaires, y compris contre Daech [EI], ainsi que des opérations humanitaires et de prévention des conflits ».
Toutefois, compte tenu de leur importance, Gürel a estimé qu’il existait « des raisons de soutenir que la division de l’île contribue à ce que les bases britanniques demeurent telles quelles ».
William Mallinson, ancien diplomate britannique et expert des relations britannico-chypriotes à l’Université Marconi de Rome, a indiqué à MEE qu’une politique basée sur la lutte pour le pouvoir continuait de façonner l’attitude du Royaume-Uni envers une île où elle maintient une présence militaire depuis l’accord de 1878 par lequel l’Empire ottoman en a cédé le contrôle à la Grande-Bretagne.
Du Grand Jeu à la guerre froide
Mallinson a expliqué que l’opinion du Royaume-Uni vis-à-vis de Chypre avait évolué au fil du temps, passant de la vision romantique d’une possession impériale au même titre que l’Inde et l’Égypte à l’idée qu’elle représentait un fardeau, avant de devenir finalement une pierre angulaire de la soi-disant « relation spéciale » avec les États-Unis.
L’acquisition de Chypre par le Royaume-Uni se produisit dans le cadre du « Grand Jeu » qui opposa la Russie et l’Empire britannique en Asie et au Moyen-Orient. Au cours des deux guerres mondiales, Chypre demeura cruciale pour la projection de la puissance mondiale du Royaume-Uni.
Néanmoins, après l’invasion turque de 1974, la Grande-Bretagne affaiblie fut sur le point de se retirer de l’île, un mémo interne du bureau des affaires étrangères stipulant que les bases avaient « généralement représenté davantage un fardeau qu’un atout ».
L’indifférence grandissante de la Grande-Bretagne alerta Washington, le secrétaire d’État américain Henry Kissinger craignant que Chypre ne tombe sous l’influence soviétique, ce qui suscita un échange houleux avec le secrétaire britannique aux Affaires étrangères, James Callaghan.
Par la suite, Callaghan écrivit à Kissinger : « Nous ne procéderons pas dans les circonstances actuelles à notre politique privilégiée consistant à nous retirer complètement des bases souveraines ».
En 1980, les bases souveraines étaient devenues « irremplaçables » et considérées comme une « contribution essentielle à la relation anglo-américaine », selon un haut-responsable des Affaires étrangères qui mettait également en garde contre la perspective d’une résolution rapide de la fracture politique chypriote : « Nos intérêts sont mieux servis par un mouvement continuel vers une solution – sans perspective d’arrivée. »
D’après Mallinson, la présence continue de la Grande-Bretagne sur l’île avait permis à Washington et à Londres de « garder Chypre à portée de l’OTAN » et en dehors de la sphère d’influence russe.
Selon un traité signé par Chypre à son indépendance, la Grèce, la Turquie et la Grande-Bretagne sont en droit de « rétablir l’état des choses » si le pays est menacé par l’« enosis » – le désir de certains Chypriotes grecs de s’unir à la Grèce – et le « taksim », l’objectif historique de certains Chypriotes turcs de diviser l’île.
Mallinson a indiqué que la correspondance des Affaires étrangères britanniques montrait que la Grande-Bretagne avait eu connaissance de l’invasion turque de 1974 avant qu’elle ne se produise et l’avait soutenue tacitement après qu’un soulèvement grec-chypriote plus tôt cette année-là menaça de renverser le gouvernement et d’unifier l’île avec la Grèce.
D’après Mallinson, les responsables des Affaires étrangères avaient alors déclaré que « les Turcs [étaient habilités à] prendre des mesures unilatérales » en vertu du Traité de garantie, et que la Grande-Bretagne envisageait même de participer à l’invasion.
Alors que l’action de la Turquie était motivée par des liens historiques, juridiques et fraternels avec l’ancienne possession ottomane, l’invasion et la division subséquente de l’île par un autre membre de l’OTAN avaient également servi les intérêts anglo-américains dans la Méditerranée orientale, soutient Mallinson.
Les bases britanniques ne sont « pas remises en question »
Pour d’autres, la Grande-Bretagne joue un rôle plus honnête en tant que garante de l’indépendance de Chypre face à des divergences insolubles entre la Grèce et la Turquie.
Harry Tzimitras, directeur du PRIO et ancien professeur à Cambridge et dans des universités turques, a déclaré à MEE que la Grande-Bretagne était à l’avant-garde des négociations en tant que « porte-plume [dans le processus des] Nations unies » à Genève.
« La Grande-Bretagne est en première ligne des pays qui cherchent à trouver une solution au problème », a-t-il ajouté.
« Savoir si la Grande-Bretagne renoncera à ses bases, a-t-il poursuivi, n’a pas été discuté » par les négociateurs.
Mais si le principal parti politique d’opposition chypriote parvient à ses fins, alors les forces britanniques et turques pourraient bientôt être sur le chemin du retour.
Le Parti communiste progressiste des travailleurs (AKEL) a remporté les élections législatives de 2008 sur la promesse de démilitariser l’île.
Elias Demetriou, porte-parole du parti, a déclaré à MEE : « AKEL s’est toujours opposé à la présence des bases britanniques à Chypre. Chez AKEL, notre position est la suivante : si et quand un accord est atteint concernant le problème chypriote, il sera alors possible que la question des bases britanniques soit saisie par le peuple chypriote dans son ensemble. De cette façon, l’objectif d’une île démilitarisée pourra être atteint. »
Gürel, qui a contribué à la sensibilisation aux questions politiques sur l’île, est d’avis que si les relations chypriotes avec les bases sont parfois « schizophrènes », le principal obstacle à la paix est que les Chypriotes grecs ont beaucoup plus à perdre que les Chypriotes turcs.
« Ils sont un État reconnu […] la nouvelle situation devra être une continuation de la République de Chypre existante, voilà leur limite », a-t-elle expliqué.
Cependant, a-t-elle ajouté, la découverte récente de ressources en hydrocarbures dans les mers de Chypre pourrait affecter leur hésitation.
« Les dirigeants politiques chypriotes-grecs savent que, pour tirer le plus de bénéfices des hydrocarbures dans les eaux de Chypre sur le plan économique, il vaut mieux résoudre le conflit. C’est fondamental. »
Mallinson a indiqué à MEE que Chypre est comme prise au piège par les réalités géopolitiques, comme elle le fut pendant le Grand Jeu au XIXe siècle ou la guerre froide au XXe siècle.
Chypre ne deviendra pas un « pays indépendant à proprement parler », a-t-il prédit, tant que « cette hystérie OTAN-Russie continue ».
« À moins que Trump et Poutine ne soient d’accord. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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