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La bataille des idées dans la ville la plus dangereuse d’Irak

Le projet de déradicalisation de Falloujah s’est avéré si efficace qu’il est déployé dans le reste du pays
Un soldat irakien dans les rues de Falloujah (Tom Westcott/MEE)

FALLOUJAH, Irak – Khasem Abdali, enseignant, donne un cours de développement personnel devant un groupe d’Irakiens dans le centre-ville de Falloujah.

« Pourquoi Daech a-t-il tué des barbiers, des musiciens et des chanteurs ?, demande-t-il. Parce que la version de l’islam entretenue par Daech implique de tuer, de haïr et de mépriser les autres, alors que notre véritable islam appelle à la paix, à l’amour et à l’égalité pour tous. »

Assis dans une pièce sans électricité, les étudiants écoutent attentivement, hochent la tête et griffonnent des notes. Ils assistent à l’une des formations de cinq jours proposées gratuitement par le conseil Rabbat al-Mohammadi (le « conseil des cheikhs du prophète Mohammed »), une organisation basée à Falloujah qui lutte depuis une décennie contre les idéologies extrémistes dans la province agitée d’Anbar, en Irak.

Un drapeau chiite flotte près de l’un des nombreux minarets de Falloujah endommagés par les combats (Tom Westcott/MEE)

La formation n’est qu’une partie d’un programme de déradicalisation géré par l’organisation dans le but de transformer la psychologie religieuse de Falloujah, une ville irakienne qui compte 200 mosquées, suite au départ de l’État islamique.

Célèbre pour sa résistance à l’invasion américaine de 2003 et à l’occupation de l’Irak qui a suivi, Falloujah s’est forgé une réputation de ville propice à la violence et aux troubles à l’intérieur du pays comme au-delà. La province d’Anbar aurait été la partie de l’Irak où la coalition a encaissé le plus de victimes militaires.

« Avant même que Daech ne prenne le contrôle de la ville, tous les médias dépeignaient Falloujah comme une ville de terrorisme »

– Cheikh Kamel al-Fedawi

Après le départ des soldats américains, la ville est rapidement devenue un foyer de l’activité terroriste d’al-Qaïda, avant de tomber entre les mains de l’État islamique en 2014.

Le cheikh Kamel al-Fedawi, l’un des douze responsables religieux du conseil, explique comment une version ultra-conservatrice de l’islam s’est emparée de la ville. « Le wahhabisme a commencé à se répandre ici depuis les mosquées à partir de 2003, lorsque des extrémistes se sont mis à assassiner nos imams sunnites soufis et à détruire les tombes d’imams soufis. »

« Avant même que Daech ne prenne le contrôle de la ville, tous les médias dépeignaient Falloujah comme une ville de terrorisme. Parfois, nous avions l’impression que c’était une punition par rapport au fait que cette ville avait rejeté l’occupation des soldats américains. »

Frappe aérienne américaine touchant un site considéré comme un bastion militant, à Falloujah, en novembre 2014 (AFP/US Army)

Préoccupé par la propagation locale des idées wahhabites, principalement fondées selon les cheikhs sur les hadiths (les déclarations, les actes et les habitudes du prophète Mohammed), le conseil a commencé à combattre la pensée extrémiste à la racine.

Le conseil, qui s’est donné comme énorme tâche de vérifier chaque hadith en le comparant au Coran, dans le cadre d’un projet appelé « Al-Islam Al-Mohammadi » (« l’islam du prophète Mohammed »), se distancie des étiquettes sectaires sunnites et chiites en faisant la promotion de l’idée d’un islam unique.

Lorsqu’une justification coranique pouvait être trouvée, le conseil déclarait que le hadith était authentique. Il écartait les hadiths pour lesquels aucune justification coranique n’était trouvée, les déclarant faux.

« Le wahhabisme est fondé sur des hadiths horribles et faux, explique Kamel. « Daech a pris des phrases des hadiths et les a mises en pratique, mais ces phrases ne représentaient pas la pensée véritable du prophète Mohammed ou l’islam. Ces hadiths sont en réalité des phrases historiques, pas religieuses. »

La fuite des habitants de Falloujah

Le projet était bien avancé lorsque l’État islamique a pris le contrôle de Falloujah en 2014. Les cheikhs du conseil, qui avaient déjà reçu des menaces de mort en raison de leur travail, ont fui, comme environ 90 % de la population de Falloujah (la ville comptait environ 275 000 habitants en 2011).

Depuis la ville de Haditha, à 200 km au nord-ouest de Falloujah, le conseil a intensifié ses efforts de déradicalisation. Complètement encerclée et assiégée par l’État islamique pendant dix-huit mois, Haditha a pourtant été la première ville où les cheikhs ont réussi à reprendre le contrôle de toutes les mosquées aux prédicateurs wahhabites radicaux.

Les forces pro-gouvernementales irakiennes attaquent l’État islamique au sud de Falloujah, en juin 2016 (AFP)

Après la libération de Falloujah en juin 2016 par les forces armées irakiennes, le conseil est retourné dans ses anciens locaux en ruines et saccagés et a hissé son « drapeau blanc » islamique au-dessus de sa mosquée, que les combattants de l’État islamique avaient dévastée.

Les lettres bleues sur fond blanc de l’étendard sont inspirées des descriptions dans les hadiths du propre drapeau du prophète Mohammed et contrastent délibérément avec le drapeau noir privilégié par l’État islamique et al-Qaïda.

« Désormais, nous n’avons que des cellules terroristes dormantes, et elles ont peur »

– Haider al-Abbas, garde du corps

Au cours des seize mois qui se sont écoulés depuis que Falloujah a été libérée de l’État islamique, le conseil affirme avoir repris les 200 mosquées de la ville aux imams wahhabites radicaux.

Selon les habitants, la ville n’a jamais été aussi sûre depuis la chute de Saddam Hussein.

« Nous sommes plus en sécurité et plus libres aujourd’hui qu’avant Daech, parce qu’alors, nous avions al-Qaïda, a expliqué Haider al-Abbas, un garde du corps de 29 ans. Désormais, nous n’avons que des cellules terroristes dormantes, et elles ont peur. »

Le cheikh Mohammed al-Nouri est le chef adjoint du conseil des cheikhs. S’exprimant lors d’une conférence axée sur la lutte contre le terrorisme, organisée fin octobre par les forces irakiennes des Hachd al-Chaabi, il a déclaré : « Après notre prise de contrôle de toutes les mosquées de la ville, Falloujah est devenue une ville irakienne qui croit en la coexistence. »

Le drapeau blanc islamique, utilisé par le conseil des cheikhs du prophète Mohammed à Falloujah (Tom Westcott/MEE)

Il a déclaré que le succès des opérations de déradicalisation à Haditha et Falloujah pouvait servir d’exemple pour d’autres pays, y compris en Europe. « L’Irak est en train de devenir un noyau de la lutte contre le terrorisme dans le monde entier. »

Le travail du conseil a rencontré un si grand succès local que le gouvernement irakien a demandé aux cheikhs d’étendre leur portée à l’échelle nationale. Ils ont déjà diffusé 67 programmes à la télévision irakienne et, selon eux, leurs idées commencent à se répandre au-delà des frontières du pays.

« Nous avons produit un message d’une minute que nous diffusons via Facebook, explique Fedawi. Avec les bons mots, une minute suffit pour commencer à changer les mentalités. »

« Mais bien évidemment, le changement des mentalités au sujet des questions religieuses est plus efficace lorsqu’il se produit depuis des minarets et dans les mosquées. »

Des familles persuadées par des enfants endoctrinés

Le conseil a presque terminé ses travaux de recoupement sur les milliers de hadiths. Néanmoins, s’il a enregistré plusieurs succès notables, il considère que son travail est loin d’être terminé. 

« Nous avons deux batailles à livrer contre Daech et les extrémistes, explique le cheikh Kamel. La première est la bataille militaire et la seconde est la bataille des pensées. La bataille des pensées sera plus dure et plus longue que n’importe quelle bataille militaire. »

Dans le cadre de ses objectifs à long terme, le conseil soutient les efforts de déradicalisation en essayant de renforcer les opportunités d’éducation depuis ses bureaux, dans le cœur de la vieille ville de Falloujah, où il propose des cours de développement personnel à destination des adultes, afin de stimuler les compétences en communication et en leadership.

Les cours sont destinés en particulier aux communautés les plus pauvres de Falloujah, qui ont connu plus de deux ans de cruauté et de lavages de cerveaux infligés par l’État islamique, ainsi qu’aux nombreux habitants sans emploi de la ville.

L’État islamique a saccagé l’intérieur de cette mosquée utilisée par le conseil, mais son plafond a survécu (Tom Westcott/MEE)

Beaucoup de familles ont été radicalisées par le biais de leurs enfants lorsque l’État islamique a pris le contrôle de toutes les écoles de Falloujah et endoctriné des enfants d’à peine 10 ans, a expliqué Abbas, dont la famille n’avait pas les moyens de payer le tarif de 4 000 dollars imposé par l’État islamique pour fuir la ville.

« L’enseignement qu’ils prodiguaient à nos enfants était pervers ; ils utilisaient des livres qui enseignaient le djihad aux enfants et leur montraient comment tuer et fabriquer des bombes », affirme-t-il.

« Ce sont souvent les enfants qui ont convaincu leur famille de croire aux idéologies de Daech. Même les filles de la ville ont été endoctrinées au point de devenir des kamikazes. »

« Les gens de Daech ont persuadé nos enfants de penser comme eux et d’obéir à leurs ordres, mais nous faisons de notre mieux pour changer ces façons de penser »

– Khasem Abdali, enseignant

« Les gens de Daech ont persuadé nos enfants de penser comme eux et d’obéir à leurs ordres, mais nous faisons de notre mieux pour changer ces façons de penser », a expliqué Abdali dans les locaux du conseil, où des cours séparés sont proposés aux femmes et aux enfants.

Bénévole au sein du conseil, Abdali est également membre de la fondation culturelle Rasheed, une autre organisation apparue après le départ de l’État islamique, qui œuvre à promouvoir l’organisation d’activités culturelles dans la ville.

« Nous avons de nombreux projets à Falloujah suite au départ de Daech, en particulier pour les femmes et les enfants, poursuit-il. Et je suis heureux d’avoir le temps, l’énergie et la formation nécessaires pour aider à changer les pensées des jeunes ici. » 

La reconstruction après le règne de la terreur

Alors que Falloujah commence à se remettre de la douleur psychologique occasionnée par quinze années de violence et d’extrémisme, de modestes efforts de reconstruction peuvent également être observés à travers la ville.

Ceux-ci sont principalement financés par des habitants plus riches et par l’ONU, tandis que le gouvernement irakien consacre encore ses ressources à la lutte contre l’État islamique.

Une grande partie de la ville porte les cicatrices de la guerre, notamment des maisons démolies par des frappes aériennes, des minarets à moitié tombés suite aux tirs et des bâtiments criblés d’impacts de balles.

Certains lieux appartenant à des familles locales qui ont soutenu l’État islamique depuis sa création comportent une croix encerclée sur leurs murs et leurs portes.

Jabar et Kamel al-Fedawi, deux membres du conseil des cheikhs du prophète Mohammed (Tom Westcott/MEE)

Certains des hommes qui vivaient dans ces maisons, affirment des habitants, ont été tués en combattant l’armée irakienne, tandis que les autres ont fui vers des camps avec leur famille.

L’État islamique a régné par la terreur à Falloujah, lapidant à mort les femmes qui refusaient de porter le niqab, marquant au fer rouge la langue des poètes et des chanteurs et arrêtant des centaines de personnes qui n’ont toujours pas été retrouvées aujourd’hui. Les partisans de l’État islamique qui vivaient dans la ville ne sont pas invités à revenir.

La sécurité renforcée et les immenses bollards en béton placés aux postes de contrôle de la ville rappellent les menaces potentielles que représentent encore les combattants de l’EI à Anbar et au-delà.

À l’ouest se trouve la dernière poche de territoire contrôlée par l’État islamique en Irak, une bande désertique d’Anbar contiguë à la frontière syrienne, où le Premier ministre irakien Haïder al-Abadi a annoncé la libération d’al-Qaïm, une ville clé du désert.

« Auparavant, les sunnites, les chiites, les chrétiens et les mandéens vivaient ensemble pacifiquement à Falloujah, mais par la suite, al-Qaïda et Daech sont venus pour diviser le pays selon des lignes sectaires »

– Cheikh Kamel al-Fedawi

Pourtant, malgré la large présence militaire, les postes de contrôle et les bollards qui protègent les étals des marchés contre les kamikazes potentiels, les rues du centre de Falloujah sont animées, les habitants mettant le passé derrière eux et abordant l’avenir avec un optimisme prudent.

Avant 2003, la différenciation entre sunnites et chiites dans la ville était minime : les mariages interconfessionnels étaient tellement courants que même l’une des épouses du cheikh sunnite du conseil était chiite.

« La véritable culture irakienne n’établit pas de distinction en fonction des religions et des partis, explique Kamel. Auparavant, les sunnites, les chiites, les chrétiens et les mandéens vivaient ensemble pacifiquement à Falloujah, mais par la suite, al-Qaïda et Daech sont venus pour diviser le pays selon des lignes sectaires. » 

Il faudra probablement plusieurs années pour que la minorité chrétienne de Falloujah, qui a fui suite à la montée du terrorisme en 2003, envisage un retour.

Mais pour le moment, les drapeaux chiites qui flottent sporadiquement à travers la ville confortent les affirmations d’al-Nouri, selon qui Falloujah commence enfin à retrouver l’état de coexistence qui régissait la ville avant 2003.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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