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Algérie : après les associations et les partis politiques, les syndicats dénoncent une « volonté de restreindre leurs libertés »

Alors que le gouvernement plaide pour une réorganisation des syndicats, ces derniers contestent deux projets de loi voulant encadrer l’activité syndicale et l’exercice du droit de grève
Le second texte, portant sur le droit de grève, limite drastiquement le champ de recours à la grève et élargit la liste des activités jugées « sensibles » aux hôpitaux, où le débrayage ne sera plus autorisé (AFP/Ryad Kramdi)
Le second texte, portant sur le droit de grève, limite drastiquement le champ de recours à la grève et élargit la liste des activités jugées « sensibles » aux hôpitaux, où le débrayage ne sera plus autorisé (AFP/Ryad Kramdi)
Par Ali Boukhlef à ALGER, Algérie

« Le gouvernement veut remettre en cause le droit à l’exercice syndical et verrouiller le champ des luttes sociales. » Le docteur Lyes Merabet, médecin hospitalier depuis une trentaine d’années et figure de la lutte syndicale en Algérie – il est le président du Syndicat national des praticiens de la santé publique (SNPSP) –, a bien du mal à cacher sa colère.

Pour la première fois depuis de longues années, une coalition de syndicats de la fonction publique a organisé, le 28 février, un mouvement de protestation qui s’est déroulé essentiellement dans des établissements de santé et des écoles publiques.

La grève n’a pas été beaucoup suivie, mais les syndicalistes voulaient surtout organiser une action symbolique en réponse au gouvernement qui présentait, le même jour, deux projets de loi devant les députés.

Le nouvel arsenal juridique prévu par le gouvernement promet notamment « une grande ingérence de l’administration dans les syndicats », souligne syndicaliste Lyes Merabet (Facebook/Lyes Merabet)
Le nouvel arsenal juridique prévu par le gouvernement promet notamment « une grande ingérence de l’administration dans les syndicats », souligne le syndicaliste Lyes Merabet (Facebook/Lyes Merabet)

Le premier texte, portant sur l’exercice du droit syndical, prévoit notamment une interdiction de mener une carrière politique parallèlement à une activité syndicale, exige l’adhésion d’au moins 30 % des fonctionnaires du secteur à une organisation syndicale pour qu’elle soit reconnue comme « représentative », rend complexe une coopération internationale avec d’autres ONG et limite le nombre de mandats syndicaux autorisés à deux par personne.

Le second texte, portant sur le droit de grève, limite drastiquement le champ de recours à la grève et élargit la liste des activités jugées « sensibles » aux hôpitaux, où le débrayage ne sera plus autorisé.

Ce nouvel arsenal juridique va « dans le sens de la réduction des libertés », dénonce à Middle East Eye Lyes Merabet, aux côtés d’autre syndicats.

L’élaboration de ces lois « est en contradiction totale » avec les affirmations des responsables selon lesquelles le but recherché est d’encadrer les activités syndicales tout en respectant « la Constitution qui garantit » cette activité en plus du droit de grève, ajoute le médecin.

« Absence de concertation »

Il énumère les reproches faits à ces lois : « Elles promettent une grande ingérence de l’administration dans les syndicats, traduisent la volonté [de cette même administration] de limiter le nombre de mandats des syndicalistes et, surtout, une velléité d’empêcher les syndicalistes d’embrasser une carrière politique en violation de la Constitution. »

« Ces textes sont une totale violation des conventions du Bureau international du travail [BIT] signées par l’Algérie ! », dénonce aussi à MEE Boualem Amoura, secrétaire général du Syndicat national des travailleurs de l’éducation et de la formation.

Ce point, lié au cumul des deux activités, syndicale et politique, a suscité des réactions, y compris parmi les députés de la chambre basse du Parlement algérien, qui ne compte pourtant pas beaucoup d’opposants au pouvoir.

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« Le maintien de cet article qui interdit aux syndicalistes de faire de la politique est dangereux : il va assécher l’activité syndicale et la lutte politique de militants », relève Kamel Benkhelouf, député à Alger pour le parti El Bina (islamistes, alliés du gouvernement), auprès de MEE.

Il s’agit d’une « violation de la Constitution » et des « règles du BIT », insiste également Amine Mabrouki, député du Mouvement de la société pour la paix (MSP, proche des Frères musulmans), qui intervenait le 4 mars lors des débats en plénière.

En plus de ces problèmes de fond, les opposants à ces deux lois – qui n’ont pas été actualisées depuis 1990 – relèvent l’absence de concertation de la part du gouvernement qui « n’a pas consulté les syndicats » avant l’élaboration des projets, proteste Boualem Amoura.

Ce dernier rappelle que le président de la République Abdelmadjid Tebboune avait pourtant promis d’associer les partenaires sociaux.

« Nous avons été conviés à donner notre avis une fois le projet arrivé sur le bureau de l’Assemblée », nuance Lyes Merabet. Mais il souligne qu’à ce moment-là, les députés ont signifié aux syndicats que leurs observations « n’allaient pas être prises en considération parce qu’ils [les députés] ne pouvaient pas contredire un projet proposé par le gouvernement ».

« Nous sommes en phase de réorganisation pour redonner de la force et de la crédibilité aux syndicats »

- Abdelmadjid Tebboune, président algérien

Face aux critiques, les autorités algériennes maintiennent le cap.

« Le droit à la grève est garanti par la Constitution. Si les syndicats veulent protester, c’est de leur droit. […] Toutefois, il est inconcevable qu’une poignée de personnes se réunissent dans une salle et créent un syndicat sans aucune représentativité. Nous sommes en phase de réorganisation pour redonner de la force et de la crédibilité aux syndicats. Un secteur avec trois à quatre syndicats, c’est tout à fait logique. Mais arriver à 34 [il évoque le secteur de l’Éducation sans le nommer] est juste inacceptable », a déclaré le président Abdelmadjid Tebboune lors d’une interview diffusée le 26 février.

« Personne ne peut empêcher un citoyen algérien d’embrasser une carrière politique à titre individuel même s’il est membre d’un syndicat », a nuancé le ministre du Travail, Youcef Charfa, dans sa réponse aux députés le samedi 4 mars.

Mais les assurances des autorités ne semblent pas contenter beaucoup de monde.

Des amendements qui n’ont aucune chance d’aboutir

Une pétition signée par plusieurs personnalités, dont des universitaires et des journalistes, relève que si les deux textes sont votés, ils « rendront légalement impossibles l’exercice du droit de grève et le libre exercice du droit syndical qui se trouvent déjà largement entravés par la pratique des pouvoirs publics et des employeurs depuis plusieurs années ».

Les signataires demandent « le retrait de ces textes et l’ouverture de négociations avec leurs représentants pour élaborer des textes de loi qui renforcent le dialogue social, améliorent la situation sociale des travailleurs et élargissent leurs droits démocratiques ainsi que ceux du peuple algérien dans son ensemble ».

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« Il existe un principe universel qui dit que les lois doivent conforter les acquis. Or, ces projets de loi sont un recul par rapport à ce qui existe depuis une trentaine d’années », maugrée Amine Mabrouki.

« La force de l’Algérie ne peut exister sans la présence de syndicats forts et indépendants », enchaîne son collègue Boubekeur Benalia.

Une quinzaine d’amendements de fond ont été déposés par certains députés. Mais ils n’ont « quasiment aucune chance d’aboutir », admet une source parlementaire à MEE.

Les syndicalistes se réservent donc le droit de « programmer d’autres actions » à l’avenir, avertit Boualem Amoura. Il prévient également que les syndicats saisiront les instances internationales, notamment le BIT, si leurs revendications ne sont pas satisfaites par le gouvernement.

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